La Syrie se réveille sans Bachar el-Assad. Les rebelles, menés par des islamistes radicaux, ont annoncé à la télévision publique la chute du dictateur syrien, au pouvoir depuis 24 ans. Avec la “libération” de Damas, capitale du pays, l’offensive fulgurante a mis fin à plus de cinq décennies de règne de la famille Assad. Alors que des cris de joie retentissent dans la capitale, l’émissaire des Nations unies en Syrie, Geir Pedersen, a appelé, ce dimanche 8 décembre, à garder des “espoirs prudents”.
Pour Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller et autrice de Mécaniques des conflits : cycle de violence et résolution (éditions Le Cavalier Bleu), la situation syrienne rappelle celle de l’Irak en 2003. À l’époque, la promesse d’une démocratisation, après la chute du dictateur Saddam Hussein, n’avait jamais vu le jour, laissant place au chaos. Vingt ans plus tard, la victoire des groupes rebelles pourrait orienter ce pays, déjà marqué par une décennie de guerre, vers un “diktat islamiste, voire djihadiste”.
L’Express : Alors que le parti Baas – entre les mains du clan Assad – régnait depuis un demi-siècle, peut-on parler d’une libération pour le peuple syrien ?
Myriam Benraad : Cette libération n’en est pas vraiment une. Il n’y a qu’à voir les dizaines de milliers de civils qui sont en train de fuir les territoires conquis, et plus largement toute la Syrie. Il faut faire attention aux images diffusées, car ce sont celles des mouvances djihadistes. Elles ne font pas l’unanimité et ne reflètent pas toute la réalité sur le terrain.
L’euphorie populaire ici et là me fait penser au premier jour de la chute de Saddam Hussein en Irak en 2003. Ce devait être le fer de lance d’une démocratisation du Moyen-Orient, qui n’a pourtant jamais pris localement. Cet événement avait provoqué une insurrection armée très violente contre les forces américaines, qui s’était ensuite transformée en Etat islamique d’Irak. Et le tout s’était soldé par la proclamation, en 2014, d’un dit “califat” sur des pans très importants de territoires irakiens et syriens.
Pour revenir à la Syrie, l’offensive a été menée par une coalition de forces islamistes à tendance djihadiste avec à sa tête l’Organisation de libération du Levant – Hayat Tahrir al-Sham en arabe, HTS. Ce mouvement, issu de la mouvance d’Al-Qaïda implantée en Syrie, s’était rebaptisé Front al-Nosra pendant les premières années de la guerre civile syrienne, commencée en 2011. Puis, il s’était dissocié du djihad global pour “syrianiser” son combat armé.
Quel est l’objectif de ces groupes rebelles en Syrie ?
Les membres du HTS sont présentés comme des rebelles, mais il faut surtout s’intéresser à leur idéologie et à leur objectif qui était de renverser le régime syrien de Bachar al-Assad qu’ils qualifiaient d’apostat. Là, ce que l’on voit surtout, ce sont des mouvances djihadistes qui instrumentalisent à dessein un discours démocratique en vue d’imposer des structures de gouvernance qui seraient autoritaires. Ils ont d’ailleurs déjà interdit un certain nombre de choses à la population.
Pour arriver à leurs fins, ils ont conduit une opération séduction auprès des Occidentaux. D’ailleurs, si les Américains ne se sont pas prononcés outre mesure sur ces derniers développements en Syrie, ils ne sont sans doute pas étrangers au feu vert donné par la Turquie à une partie de ces hommes pour s’emparer du territoire et du pouvoir d’une manière aussi brutale.
Alors que le régime de Bachar el-Assad renvoyait l’image d’une certaine stabilité, comment peut-on expliquer l’ascension fulgurante de HTS à travers le pays ?
Il y avait des signaux qui alertaient quant à la possibilité d’un assaut des groupes rebelles. Sa rapidité est moins le fait de la puissance de cette alliance de forces djihadistes que de la faiblesse du régime de Bachar el-Assad qui donnait, certes, l’impression d’avoir stabilisé la situation. Sauf qu’actuellement, on observe une reddition de l’armée nationale syrienne, avec des milliers de soldats qui auraient franchi la frontière avec l’Irak pour s’y réfugier. Par ailleurs, cette ascension a été facilitée par l’état d’apathie de la population civile, acculée par les conflits et une situation socio-économique désespérée.
Ce à quoi s’ajoutent des facteurs régionaux. À commencer par le retrait des mandataires de l’Iran, groupes armés amis du régime de Téhéran, qui soutenaient par ricochet celui d’Assad, ainsi que le désengagement relatif de la Russie qui a affaibli son allié syrien traditionnel.
Quelles vont être, désormais, les conséquences dans la région ?
Les Etats-Unis et Israël ont brisé l’axe de résistance de l’Iran. Il sera difficile pour Téhéran de le remobiliser, le Hezbollah – mouvement islamiste chiite financé par l’Iran, considéré comme une organisation terroriste par de nombreux pays dont les Etats-Unis et les membres de l’Union européenne – étant notamment en grande part décimé. Depuis 2003, le risque d’un changement de régime est une obsession constante pour la République islamique d’Iran, et la chute de Bachar el-Assad va déstabiliser ses premiers cercles. On ressent une réaction d’effroi et l’Iran va donc adopter une posture de repli pour préserver par tous les moyens son régime.
La Turquie a, quant à elle, joué un rôle de facilitateur en soutenant l’assaut d’une partie de ces islamistes arrivés à Damas. Certainement pour qu’ils lui laissent ensuite le champ libre dans le nord de la Syrie pour s’en prendre encore plus violemment aux forces kurdes. À la différence du régime d’Assad qui n’était pas favorable à un dialogue avec Ankara, car il avait bien compris le double jeu joué par le président Recep Tayyip Erdogan.
Croyez-vous à un possible un régime démocratique en Syrie à la suite des événements ?
Les factions les plus fondamentalistes ont toujours tendance à prendre le dessus dans une société qui est par ailleurs très conservatrice. En Syrie, il n’existe pas de société civile forte pour faire obstacle à ce qui va sans doute constituer une dérive vers l’autoritarisme. La société est exsangue, appauvrie et dépossédée, accueillant donc tout “libérateur” tel qu’il se présente. Or, en l’occurrence, on parle de mouvances djihadistes radicales… La Syrie s’oriente probablement vers un diktat autoritariste, qui ne sera plus celui de Bachar el-Assad, plus laïque, mais un diktat islamiste, voire djihadiste.
Au risque de raviver les organisations islamistes dans le monde ?
Dans la foulée de ce que l’on nomme “libération”, on assiste d’ores et déjà à une réaction au sein des milieux djihadistes internationaux – au Moyen-Orient et au-delà – qui se sentent revigorés par cette victoire syrienne, sachant que le djihad en Syrie était un point de fixation crucial pour la nébuleuse djihadiste mondiale. La victoire de HTS revivifie la cause du djihad armé et pas seulement dans les frontières des Etats du Moyen-Orient, mais à l’échelle transnationale. L’Etat Islamique sera-t-il de retour demain ? Une phase de grande instabilité et de violence s’ouvre à mon sens, avec une lutte de pouvoir à venir pour déterminer qui s’installera aux commandes du pays. La Syrie entre dans une nouvelle ère, certes, mais elle est loin d’être “libérée”.
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