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Chute de Bachar el-Assad : “Entre la Turquie et HTC, il n’y a pas de relation patron-client”


La mission d’un maître espion n’aura jamais été si peu discrète. Ce jeudi 12 décembre, le chef des services des renseignements turcs Ibrahim Kalin s’est rendu à Damas, au vu et au su de tous, filmé par les médias locaux et les smartphones des curieux. Le patron des services secrets d’Ankara a prié à la mosquée des Omeyyades. Tout un symbole, moins d’une semaine après la chute de Bachar el-Assad, renversé par l’offensive éclair de plusieurs factions de rebelles appuyées par la Turquie. Une victoire politique pour Recep Tayyip Erdogan, qui place son pays au centre du jeu au Moyen-Orient. “Il est clair que Recep Tayyip Erdogan en sort renforcé, à la fois à l’intérieur et à l’international”, estime Alper Coşkun, ancien diplomate turc, chercheur à la Fondation Carnegie pour la paix internationale à Washington. Qui alerte aussi sur les risques à venir pour Ankara. Entretien.

L’Express : Les services de renseignement turcs ont, d’après le Financial Times, contribué à l’avancée des rebelles en partageant la localisation des installations militaires sur la route de Damas. Quel rôle a joué la Turquie dans la chute de Bachar el-Assad ?

Alper Coşkun : L’idée que la Turquie a parrainé les rebelles de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) est incorrecte à bien des égards. Il serait naïf de supposer que les services de renseignement turcs ne sont pas en contact avec cette organisation et d’autres acteurs sur le terrain, mais il n’y a pas de relation patron-client entre la Turquie et HTC. La preuve ? Tout récemment, quand Erdogan a appelé à un rapprochement avec Damas, des attaques ciblées ont été menées par les rebelles de HTC contre des intérêts turcs en Syrie.

Revenons quelques semaines en arrière. En octobre, le mouvement HTC préparait déjà une offensive massive, menait des exercices militaires et une campagne de recrutement. Ankara et ses services secrets ont dissuadé les rebelles de lancer cette opération. A l’époque, peut-être que la Turquie n’avait pas encore épuisé sa patience avec Damas, Téhéran et Moscou, et craignait un nouvel afflux de migrants en cas de chaos. Quoi qu’il en soit, si la Turquie a empêché la campagne d’octobre, on peut supposer qu’elle a donné son feu vert à l’offensive de fin novembre. Mais cela ne signifie pas qu’elle l’a commanditée.

Reste à savoir comment Ankara va gérer l’après-Assad. Les risques sont nombreux, notamment si la Turquie se retrouve voisine d’un régime islamiste radical. Le ministre des Affaires étrangères turc a par ailleurs critiqué l’avancée d’Israël sur le plateau du Golan, évoquant – ironiquement – la nécessité de respecter l’intégrité territoriale de la Syrie. Le pays pourrait devenir un théâtre de compétition important entre la Turquie et Israël.

L’incroyable rapidité de cette offensive militaire questionne sur les soutiens extérieurs dont les rebelles ont pu bénéficier. La communication du leader du mouvement suggère également une préparation de longue date…

Cette préparation saute aux yeux quand on voit l’interview que Abou Mohammed al-Joulani a donnée à CNN le 6 décembre. Le chef de Hayat Tahrir Al-Cham – un groupe issu d’une ancienne filiale d’Al-Qaeda – s’exprimait remarquablement, avec un argumentaire solide. Par ailleurs, il s’est engagé à ne pas dépecer l’appareil d’Etat et a maintenu, jusqu’à présent, les fonctionnaires. Sur ce point, on peut supposer l’influence d’Ankara. La Turquie demeure très marquée par l’expérience de l’invasion américaine en Irak et la décision d’alors de démanteler tous les éléments du parti Baas de Saddam Hussein. A l’époque, je faisais partie du ministère des Affaires étrangères en Turquie, je me souviens des conversations entre Ankara et Washington. Nous insistions sur le fait que oui, le régime Baas est un problème, que nous comprenions l’inquiétude des Américains, qu’il n’était pas idéal, bien sûr, mais qu’il comprenait tout un segment éduqué de la société et qu’il valait mieux le transformer plutôt que l’aliéner et démanteler le pays tout entier. Nous avons vu ce qu’il s’est passé en Irak : l’effondrement total de l’Etat. Cette expérience est considérée comme une erreur stratégique, qui marque encore la pensée stratégique turque. Par conséquent, je ne serais pas surpris que les services de renseignement, lorsqu’ils s’adressent à HTC et à d’autres acteurs sur terrain syrien, insistent sur ce point.

Pourquoi Ankara a jugé que cette fois-ci, le moment était opportun pour appuyer une offensive rebelle ?

Depuis quelque temps, Ankara exprime ses frustrations dans deux directions. D’abord vis-à-vis de Damas : Erdogan a tendu la main plusieurs fois à Bachar el-Assad en vue d’établir un dialogue. Les services de renseignement des deux pays échangeaient depuis un moment. Mais Assad n’est pas venu à la table des négociations. Ensuite, vis-à-vis de Téhéran et de Moscou : en octobre, le ministre des Affaires étrangères a salué la collaboration entre la Turquie, la Russie et l’Iran sur l’accord d’Astana [NDLR : signé le 4 mai 2017 par les trois pays, il porte sur la création de quatre zones de cessez-le-feu en Syrie] mais a déploré qu’il y ait une impasse, appelant à trouver une solution politique. Il est revenu à la charge récemment, évoquant les tentatives d’Erdogan de parler à Assad, les préoccupations sécuritaires de la Turquie concernant la présence des Kurdes du PKK et le défi posé par les migrants. Là encore, il a affirmé que ni Téhéran ni Moscou ne semblaient très pressés de régler ce problème.

Au même moment, Erdogan martelait que la Turquie poursuivrait ses efforts pour sécuriser sa frontière avec la Syrie, cela faisait bien sûr référence aux Unités de protection du peuple (YPG), la branche armée kurde du Parti de l’union démocratique (PYD). Tous ces éléments se sont certainement alignés en faveur d’un feu vert turc.

Ankara sort donc gagnant du renversement du régime ?

Il est clair que Recep Tayyip Erdogan sort renforcé de cette séquence, à la fois à l’intérieur et à l’international. Sur le plan domestique, Erdogan et l’AKP ont été très critiqués au sujet de l’accueil de 3,6 millions de réfugiés syriens ces dernières années, dans un contexte de crise économique. Aujourd’hui, il peut dire à ses concitoyens : j’ai tendu la main à Assad, il a refusé, regardez ce qui lui est arrivé. Quelques heures après la chute du tyran, les médias turcs pro gouvernement diffusaient déjà des interviews de Syriens dans leur voiture, en route pour regagner leur pays. Bien sûr, ces images ne concernent qu’une partie de la communauté syrienne mais elles adressent un message au public turc : les Syriens rentreront chez eux grâce à la politique d’Erdogan.

Au niveau international, Erdogan estime avoir le dessus sur le plan moral car la Turquie a assumé une large partie du fardeau des réfugiés syriens, quand l’Europe s’est montrée sélective, ouvrant grand les bras aux Ukrainiens. Beaucoup plus qu’aux Syriens. Erdogan utilisera certainement cet argument pour raconter sa propre histoire et façonner une certaine image de la Turquie.

C’est l’heure de la revanche d’Erdogan par rapport aux Occidentaux ?

Pour comprendre son état d’esprit, il faut revenir à ses débuts au pouvoir. Erdogan créée l’AKP en 2001, avec d’anciens cadres du parti islamiste RP [NDLR : “Refah Partisi”, dissous trois ans plus tôt pour ses activités anti-laïques]. Dans un premier temps, Erdogan affirme avoir rompu avec la mouvance islamiste et affiche un visage réformateur. Il mène des réformes libérales et entame le début du processus d’adhésion à l’Union européenne. Je me souviens des grandes célébrations à Ankara à l’époque. Il y avait alors une forte poussée vers l’Occident.

Puis, les choses ont mal tourné. Ankara est en partie responsable, mais l’Europe l’est tout autant, la France en particulier. Au moment même où la Turquie faisait toutes ces réformes démocratiques et poussait vers l’intégration à l’UE, le président Nicolas Sarkozy s’est opposé à une adhésion turque, rejoint par Angela Merkel. Cet épisode a instillé le doute à Ankara et eu un impact énorme. La Turquie a vu qu’elle était (presque) traitée sur un pied d’égalité au sein de l’OTAN pour apporter son soutien militaire ; en revanche, lorsqu’il s’agissait de construire un avenir politique commun, la Turquie était laissée à la porte. Cela s’est ajouté à l’échec du plan Annan pour la réunification de Chypre, en 2004, après le double référendum côté grec et côté turc [NDLR : les Chypriotes grecs ont voté “non” à 75,83 % au plan de paix de l’ONU ; alors que 64,9 % des Chypriotes turcs avaient voté en faveur de ce projet].

Tous ces éléments ont contribué à accroître le scepticisme d’Erdogan à l’égard de l’Occident, qui, rappelons-le, n’était pas proche, à l’origine, de la mentalité occidentale. C’est un homme politique islamiste. Dans son esprit comme celui de son entourage, ces évènements ont confirmé leur suspicion première, à savoir que la Turquie restera un mouton noir de l’Occident, quoi qu’il arrive. Cela a empoisonné les esprits au sommet de l’Etat turc. Ensuite, sur différents théâtres, mais en particulier en Syrie, la Turquie a vu ses plus proches alliés – les États-Unis, la France, le Royaume-Uni – agir contre ses intérêts. Et puis, dans l’est de la Méditerranée, pour différentes raisons, la Turquie a constaté que la France construisait une alliance avec la Grèce, que les États-Unis travaillaient avec Chypre, la Grèce et la France sur un projet gazier en Méditerranée orientale.

La Turquie avait donc l’impression que son alliance avec l’Occident s’effondrait sur différents fronts. Pendant ce temps, Moscou soutenait fermement Ankara, qui a toujours eu un intérêt viscéral à maintenir de bonnes relations avec Moscou et l’Orient plus largement. Cela fait aussi partie du logiciel politique islamiste : l’Occident est en pleine décomposition, un nouvel avenir est en train de naître à l’Est – pas seulement en Chine mais aussi en Russie. Cette période s’est accompagnée d’un recul démocratique, de l’abandon progressif des normes occidentales. Les relations avec les États-Unis se sont dégradées, en raison notamment du soutien américain aux forces kurdes en Syrie. Au même moment, la Turquie était soumise à des sanctions américaines et de nombreux alliés européens, qui n’exportaient plus de matériel de défense vers la Turquie. C’est la raison pour laquelle l’industrie des drones s’est développée dans le pays.

Tous ces éléments ont préparé la Turquie politiquement et mentalement à dire : “Nous faisons partie de l’Occident, mais nous ne devons pas mettre tous nos œufs dans le même panier.” Cela a façonné l’ambition d’Erdogan d’atteindre une forme d’autonomie stratégique. Sur plusieurs théâtres, la Turquie pensait avoir la capacité politique et militaire de faire la différence, et elle a essayé de pousser ses pions en Libye, en Syrie et dans le Caucase du Sud. Dans chacun de ces cas, elle s’est retrouvée en conflit avec l’Occident.

Sans jamais vraiment lui tourner le dos ?

Oui, car si les capacités militaires et de défense de la Turquie sont fortes, son influence régionale installée, le pays a un talon d’Achille : son économie, qui demeure très dépendante de l’Occident, en raison de décennies d’intégration économique, politique, sociale, avec les institutions occidentales. D’où les investissements directs étrangers occidentaux, l’engagement technologique avec l’Occident. Or, des acteurs comme la Russie sont incapables d’offrir le même partenariat. La Turquie en a fait l’expérience avec l’industrie de la défense par exemple, elle a acheté le S-400 (système de défense antiaérienne mobile russe) mais cet appareil répond-il aux besoins de la Turquie en matière de défense ? Rien n’est moins sûr. La rhétorique politique autour de cette autonomie stratégique est donc forte, mais il est clair que la Turquie doit poursuivre cette autonomie stratégique sans rompre ses liens avec l’Occident.

Comment la Turquie peut-elle maintenir cet équilibre entre l’Occident et ses autres partenaires ?

C’est un exercice d’équilibriste qui devient de plus en plus difficile en raison de la fracturation du monde. Si – comme c’est le cas actuellement – il y a un conflit ouvert avec la Russie et des tensions amenées à croître avec la Chine sous l’administration Trump 2, la Turquie sera de plus en plus poussée à faire des choix difficiles.

Historiquement, les intérêts de sécurité et les besoins de dissuasion de la Turquie l’ont obligée à faire partie de l’architecture de sécurité occidentale. Je pense donc qu’Ankara continuera à soutenir les opérations de l’OTAN et à s’y engager, mais politiquement et économiquement, la Turquie continuera à cultiver ses relations avec la Russie et la Chine.

Ces relations demeurent toutefois vulnérables, en particulier avec Moscou. Il y a des précédents. En 2015, quand la Turquie a abattu un avion militaire russe à la frontière turco-syrienne, on a vu le discours d’Erdogan évoluer. Quelques mois plus tard, il appelait l’OTAN à renforcer sa présence dans la mer Noire, transformée, selon ses mots, en “Lac russe”. De la même façon, nous entrons peut-être aujourd’hui dans une ère où les tensions entre Ankara et Moscou seront plus fortes, même si elles ne seront pas publiques. N’oublions pas qu’au lendemain de l’élection de Trump, Erdogan a fait savoir qu’il souhaitait travailler avec les États-Unis sur la Syrie. Or, la Russie sait que cela se fera à ses dépens. Le numéro d’équilibriste que la Turquie joue ne dérange pas que l’Occident, il perturbe tout autant Moscou.

Sur le dossier ukrainien, la position turque pourrait intéresser les Occidentaux ?

J’étais à Antalya il y a quelques mois et j’ai discuté avec des diplomates étrangers. Je m’attendais à ce qu’ils se plaignent de la position de la Turquie à l’égard de l’Ukraine et de la Russie, mais ils m’ont dit au contraire qu’ils appréciaient cette position d’entre-deux. En tête-à-tête, ils m’ont précisé : “nous avons besoin de quelqu’un capable de parler aux deux parties”. Les Ukrainiens disent la même chose : “oui, nous sommes parfois mécontents des déclarations émanant d’Ankara, mais en fin de compte, nous avons besoin que ce canal reste ouvert”. Si nous entrons dans une ère où les Etats-Unis poussent les deux parties à signer un accord de paix ou de solution temporaire, la Turquie pourrait avoir un rôle à jouer.




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