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Poutine, Assad, Kim Jong-un… “Etre dictateur est en réalité une situation terrifiante”


La chute de Bachar el-Assad, en Syrie a rappelé la précarité du métier de dictateur. Dans How Tyrants Fall : And How Nations survive (Ed. John Murray), paru récemment en anglais et classé parmi les meilleurs livres de 2024 par The Economist, Marcel Dirsus rappelle que, depuis la Seconde Guerre mondiale, plus de deux autocrates sur trois, après avoir quitté le pouvoir, ont fini leur existence en exil, en prison ou assassinés. “C’est le tapis roulant des dictateurs : une fois que vous montez dessus en prenant le pouvoir, vous êtes obligé de rester, car même en descendre de manière volontaire s’avère très risqué”, avertit le politologue allemand. En se basant sur les données et l’Histoire, son essai fournit par ailleurs un véritable vade-mecum de comment une population peut se débarrasser d’un tyran.

A L’Express, Marcel Dirsus explique pourquoi les dictateurs comme Vladimir Poutine ont toutes les raisons de mal dormir la nuit et de se méfier de leur entourage proche plus encore que de leur peuple. Selon lui, l’Histoire prouve également que Bachar el-Assad n’a aucune raison de se sentir en sécurité à Moscou. En revanche, ne soyons pas trop optimistes pour la Syrie : entre 1950 et 2012, seules 20 % des chutes d’autocrates ont débouché sur une démocratie… Entretien.

L’Express : Même les plus puissants autocrates du monde sont condamnés, dites-vous, à vivre dans la peur. Pourquoi ?

Marcel Dirsus : Dans les démocraties, on considère souvent les dictateurs comme étant omnipotents. On les image dans leur palais, obtenant ce qu’ils veulent par simple claquement de doigts. En réalité, aucun dirigeant n’a jamais eu un véritable pouvoir absolu. Même les tyrans doivent s’appuyer sur d’autres pour rester au pouvoir. Ils font face à deux grandes difficultés. Premièrement, ils sont en grand danger s’ils perdent le pouvoir. Tout ira bien pour Emmanuel Macron le jour où il quittera l’Elysée. Il profitera de la vie, fera des conférences. En revanche, le destin de Vladimir Poutine est totalement différent. Selon les données, 69 % des dictateurs ayant quitté le pouvoir finissent en prison, sont forcés à l’exil ou se font tuer. Statistiquement, ils ne peuvent donc abandonner leur poste, et doivent tout faire pour s’y maintenir. Car sinon ils risquent leur liberté et même leur vie.

Deuxièmement, là où les démocraties mobilisent une part importante de la population, un régime autocratique comme celui de Kim Jong-un en Corée du Nord se base sur une centaine de familles. Cela peut sembler pratique, car vous pouvez vous permettre d’ignorer le reste de votre population. Mais, en contrepartie, il vous suffit de perdre le soutien de quelques personnes pour être en danger de vous faire renverser. Un dictateur ne sait par ailleurs jamais qui est vraiment avec ou contre lui. Il évolue dans un brouillard, et ignore la loyauté de son entourage, car celui-ci ne peut s’exprimer librement, ne souhaitant pas finir au goulag ou dans un cercueil.

Si on réfléchit bien, dictateur est donc une situation terrifiante. Vous pouvez perdre le pouvoir à n’importe quel moment, toutes les personnes autour de vous représentent des menaces potentielles, et si vous êtes destitué ou que vous démissionniez, vous risquez de mourir.

Bachar el-Assad a fui en Russie, où le régime de Poutine lui a promis protection. Est-ce une bonne stratégie ?

Un dictateur sur cinq qui a perdu le pouvoir se voit contraint de partir à l’étranger. Mais Assad ne va pas trouver la paix à Moscou. L’exil est une option très risquée. Déjà, il est très difficile de trouver le bon endroit. Vous devez avoir un pays prêt à vous accueillir qui soit fort et stable. Assad ne pouvait que se réfugier dans un pays autoritaire. Dans une démocratie, les électeurs ne sont plus prêts à héberger un dirigeant étranger principalement connu pour avoir utilisé des armes chimiques contre des enfants et des femmes. De surcroît, Assad avait besoin d’une dictature qui soit suffisamment forte pour qu’elle ne le livre pas sous la pression internationale. C’est arrivé à de multiples reprises par le passé. Après avoir quitté le pouvoir en 2003, le despote libérien Charles Taylor s’est exilé au Nigeria. Mais là-bas sa vie luxueuse n’a pas duré longtemps. Sous la pression des organisations humanitaires et des démocraties libérales, il a été condamné à cinquante ans de prison.

En plus, Assad n’a même pas 60 ans, et il a sa famille avec lui. Il lui faut donc une dictature stable, car on a vu des tyrans se réfugier dans un autre pays autoritaire avant que celui-ci se transforme en démocratie. C’est ce qui est arrivé au Tchadien Hissène Habré, qui s’était exilé en 1990 au Sénégal. Et peu de personnes sur terre ont autant d’ennemis qu’Assad. Ce qui veut dire que la probabilité que quelqu’un cherche à le traquer ou à nuire à sa vie est très élevée.

Même une retraite négociée n’est nullement une garantie. Au Kazakhstan, Nazarbaïev avait démissionné en 2019, allant jusqu’à rebaptiser la capitale, Astana, de son prénom. Cela ne l’a pas empêché d’être mis de côté par son successeur pourtant jugé falot, Kassym-Jomart Tokaïev…

Si un autocrate démissionne, il doit trouver quelqu’un de suffisamment fort pour le protéger et lui garantir l’immunité, mais pas suffisamment pour l’éclipser. C’est très difficile. Et le nouveau dirigeant se méfiera forcément de vous. C’est ce que j’appelle le tapis roulant des dictateurs. Une fois que vous montez dessus en prenant le pouvoir, vous êtes obligé de rester, car même en descendre de manière volontaire s’avère très risqué.

La plus grande menace pour les dictateurs, ce sont les gens dans leur entourage proche.

Pour un autocrate, le danger vient selon vous bien plus de ses proches que de la population. Pourquoi ?

65 % des autocrates renversés l’ont été par des personnes internes au régime. Les dictateurs sont obsédés par les masses populaires. Mais, en réalité, la plus grande menace, ce sont les gens dans leur entourage proche, ceux qui leur sourient. Cela s’explique par la structure d’un régime autoritaire. Puisque le pouvoir est tellement centralisé et implique un nombre réduit de personnes, cette proximité permet aussi aux membres du régime de pouvoir faire chuter le dictateur.

En Syrie, Assad a été renversé par une rébellion. Longtemps, il a pu gouverner sans se soucier de sa population. Dans ce cas, plutôt que de financer des hôpitaux, vous êtes poussé à récompenser les personnes qui vous permettent de vous maintenir au pouvoir, à savoir les élites économiques, l’armée et les services de sécurité. Cela finit par vous aliéner une large partie de vos concitoyens. On a vu à quelle vitesse les rebelles du groupe HTC ont pu avancer, car les Syriens étaient ravis de la chute d’Assad. Un dictateur peut certes contenir le mécontentement populaire à travers une répression impitoyable, mais, dans ce cas, il doit aussi prendre garde à diviser les forces armées et les services de sécurité, car ce sont eux qui représentent le plus grand risque. Or, en séparant les centres de commandement, vous affaiblissez inévitablement votre armée. Par ailleurs, Assad a longtemps bénéficié de l’appui d’autocraties étrangères, la Russie et l’Iran.

Tant qu’un peuple pense que le pouvoir d’un dictateur est inévitable, il ne va pas s’opposer frontalement à lui, car personne ne veut mourir. Mais, à partir du moment où ces éléments soutenant un régime commencent à s’effriter, les perceptions changent, et c’en est fini du dictateur. Dans le cas de la Syrie, la Russie et l’Iran avaient d’autres priorités, et les soldats syriens ont réalisé qu’Assad pouvait finalement être renversé. Ils ne se sont donc pas battus pour lui, car il n’y avait aucun engagement idéologique en faveur de son régime.

Qu’en est-il des risques d’assassinat pour un dictateur ?

Les risques d’assassinat ont diminué. Au début du XXe siècle, un dirigeant, démocratique ou autocratique, avait environ une chance sur cent de se faire tuer chaque année. Aujourd’hui, c’est moins de 0,3 %, car les services de sécurité sont meilleurs pour prévenir cette menace. Par ailleurs, un dirigeant démocratique doit interagir avec des électeurs. Mais Poutine lui n’a nul besoin d’être au contact de Russes ordinaires, car les élections ne comptent guère. Il peut conserver une grande distance par rapport à sa population.

Précisons cependant que si la technologie a permis de mieux préserver la vie des dirigeants, elle peut à nouveau les menacer. Les drones ne vont pas seulement changer les guerres, mais aussi la sécurité des chefs d’État. Un dictateur comme Poutine ne prend certes pas de bain de foule, mais il est toujours obligé de se déplacer. Or les drones permettent de cibler une personne à distance. Cela change tout, car auparavant, si vous vouliez assassiner un autocrate, vous sacrifiiez votre vie. C’est forcément une inquiétude supplémentaire pour un dictateur.

Selon les chercheurs Erica Chenoweth et Maria Stephan, en cas de manifestations pacifiques, il faut au moins mobiliser 3,5 % de la population pour faire tomber un régime…

Si vous amenez assez de personnes dans les rues, vous pouvez forcer un dictateur à prendre une décision difficile pour lui : faire appel à la violence ou non. S’il ne réprime pas les manifestations, il paraît faible. S’il recourt à la violence, il risque un retour de bâton, en poussant encore plus de personnes dans les rues. Pour lui, c’est donc la peste ou le choléra. Il peut ordonner à son armée de tuer tout le monde, mais les militaires ne suivront pas forcément ses ordres. C’est pour ça que tant de manifestations pacifiques de masse ont réussi. Cependant, comme on l’a vu en Syrie, Assad a réussi à survivre au pouvoir pendant plus d’une décennie grâce à la répression.

Par ailleurs, les données de Chenoweth et Stephan montrent que 57 % des mobilisations pacifiques qui ont fait tomber un régime ont finalement mené à une démocratie. Alors qu’en cas de changement de régime impliquant la violence c’est moins de 6 %. Cela fait sens. Car si vous impliquez un nombre important de citoyens, vous avez déjà la légitimité. Un coup d’Etat peut être réalisé avec un nombre très réduit de participants, mais il manquera de légitimité populaire. Une rébellion nécessite plus de personnes, mais peut aussi réussir à renverser un pouvoir avec relativement peu de combattants. Et si, comme c’est le cas aujourd’hui d’HTC en Syrie, vous arrivez au pouvoir par la force, pourquoi ne pas structurer le nouveau régime de telle façon que cela vous bénéficie ?

Depuis des décennies, le régime nord-coréen a fait subir bien des calamités à sa population, avec notamment des famines terribles. Il suffit d’une photo satellite pour constater l’immense écart de prospérité entre le Nord et le Sud de la péninsule coréenne. Comme expliquer que cette dictature tienne toujours ?

La Corée du Nord est un cas intéressant. Le niveau de centralisation du pouvoir est incroyable, même comparé à d’autres dictatures. Kim Jong-un peut réellement ignorer une part importante de sa population. Les Coréens du Nord sont dans l’impossibilité de manifester, il leur est extrêmement difficile d’accéder à une source d’information étrangère. Tout dans leur existence dépend du gouvernement : travail, nourriture… L’appareil de répression est très brutal. Le risque de s’opposer au pouvoir est donc extrême.

Mais ce qui distingue vraiment le régime de Pyongyang, c’est sa capacité à assurer la succession. Le “président éternel de la République” Kim Il-sung a transmis le pouvoir à son fils Kim Jong-il, avant que son petit-fils Kim Jong-un ne maintienne la lignée. Les dictatures personnelles sont très fragiles à la mort du leader, car celui-ci aura cherché à maximiser son pouvoir personnel au détriment des institutions. Quand vous êtes un autocrate, vous ne voulez pas surtout pas de pouvoir concurrent. Tout le système risque donc de s’effondrer à votre disparition. On l’a vu maintes fois dans l’Histoire. Mais le régime nord-coréen a réussi cette succession deux fois, alors même qu’il n’est pas une monarchie. Bachar el-Assad était lui aussi un héritier, ayant été placé au pouvoir car son frère aîné n’était plus vivant. Les élites syriennes ne l’ont pas soutenu pour ses qualités de dirigeant, mais parce qu’il était dans leur intérêt que le régime de son père se prolonge, leur offrant des opportunités de pouvoir et de corruption.

Les régimes avec parti unique sont plus résilients que les dictatures personnelles

Le système le plus solide n’est-il pas la dictature d’un parti unique, comme on le voit en Chine, avec un parti communiste qui rêve de célébrer le centenaire de la République populaire en 2049 ?

Précisons d’abord que ces systèmes semblent solides, jusqu’à ce qu’ils s’écroulent, comme on l’a vu avec la chute de l’Union soviétique. Beaucoup d’experts ont aussi cru qu’Assad pourrait se maintenir au pouvoir, et aujourd’hui, ils passent pour des idiots. Il est donc très difficile, vu de l’extérieur, de savoir ce qu’il en est réellement.

Mais, effectivement, les régimes avec parti unique sont plus résilients que les dictatures personnelles. Le système chinois a des institutions pour gérer les successions. Même si le pouvoir est centralisé, il peut se reposer sur une organisation beaucoup plus large qu’un régime personnel, comme l’est celui de Poutine en Russie. Xi Jinping n’a ainsi pas à se soucier de ce qui se passe dans un village lointain de Pékin. Avec le parti communiste, il y a une hiérarchie bien en place qui couvre l’ensemble du territoire. Mais nous savons aussi que ces systèmes de parti unique ont tendance à basculer dans des dictatures personnelles. Et on voit aujourd’hui à quel point Xi Jinping a concentré de plus en plus de pouvoir entre ses mains. C’est rationnel de son point de vue. Mais cela n’est pas forcément une bonne chose pour la pérennité du système chinois.

Comment voyez-vous l’avenir de Vladimir Poutine ? Il semble aujourd’hui impossible qu’il abandonne volontairement le pouvoir…

Si Poutine doit être un jour renversé, le scénario le plus vraisemblable est que cela soit du fait de membres du régime. Pour un Russe ordinaire, il est devenu extrêmement difficile d’aller manifester dans les rues. Une opposition pacifique serait le meilleur scénario pour une transition démocratique, mais c’est très improbable, car le régime a bien fait son travail. Le groupe le plus dangereux pour Poutine est donc aussi celui qui est le plus puissant en Russie, à savoir les services de sécurité, de renseignement et les militaires. Poutine est préoccupé par un coup d’Etat. Il a donc divisé l’armée ou les services de sécurité, allant jusqu’à encourager des organisations parallèles, comme le groupe Wagner, quitte à perdre en efficacité, comme on le voit avec la guerre en Ukraine. Mais le monstre qu’il a créé, Evgueni Prigojine, a failli le faire tomber. Si une demi-douzaine de personnes à Moscou avaient pris des décisions différentes en juin 2023, Poutine mourrait.

Souvent, quand on est à l’étranger, on a une influence très limitée sur l’évolution d’une dictature. Mais dans le cas de la Russie, nous disposons d’un moyen de pression énorme sur Poutine : l’Ukraine. Quand les dictateurs perdent une guerre, ils risquent souvent de perdre le pouvoir. Nul besoin d’envahir le pays avec une armée. Un autocrate défait est fragilisé à l’intérieur même de son régime. Si de plus en plus de soldats russes meurent en Ukraine, des responsables à Moscou peuvent ainsi se dire que le jeu n’en vaut pas la chandelle, et qu’il vaut mieux préserver le système en se débarrassant de Poutine. Mais ce dernier dispose aussi d’un moyen de chantage. Les pays occidentaux craignent réellement le scénario dans lequel une Russie mise à mal en Ukraine utilise l’arme nucléaire. Ce serait très risqué pour Poutine, mais il peut se retrouver dans une situation dans laquelle l’alternative serait encore plus périlleuse pour lui, à titre personnel. Nous Occidentaux avons donc d’importants moyens de pressions sur Poutine, mais nous avons aussi peur de les utiliser à cause de ce potentiel risque d’escalade nucléaire.

Ne pensons pas que la chute d’un dictateur entraîne automatiquement un avenir plus radieux pour un pays…

Je ne veux pas sembler trop pessimiste. Quand les dictateurs chutent, c’est souvent chaotique. La situation ne s’améliore pas forcément, ou c’est très fluctuant. La Tunisie a pu faire figure de réussite après les Printemps arabes. Mais, une décennie après la chute de Ben Ali, le régime de Kaïs Saïed concentre à nouveau énormément de pouvoirs. Cependant, il faut du temps pour juger. Peut-être les années de liberté des Tunisiens ont-elles posé les fondations d’une future Tunisie démocratique, libérale et prospère ? L’histoire n’est pas linéaire. De même, en Syrie, il est probable que la chute d’Assad débouche sur une situation très compliquée. Mais, sur le long terme, les pays arabes se dirigent peut-être vers plus de démocratie. Pour l’instant, nous n’en savons rien. Ce qui est certain, c’est que toutes les dictatures sont bien plus fragiles qu’on ne le pense, et qu’elles devraient toutes être inquiètes, si l’on se fie aux chiffres.




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