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Et si les maires des grandes villes dirigeaient l’Europe ? “Ils savent dépasser le clivage droite gauche”


Si les maires prenaient les commandes de l’Union européenne, arriveraient-ils à travailler ensemble et quelles seraient leurs priorités ? Tel est le point de départ d’une étude réalisée avant les élections européennes de juin dernier par Eurocities- réseau qui regroupe plus de 200 villes telles que Nice, Berlin, Stockholm, Varsovie ou encore Turin – et relayée notamment par la London School of Economics en novembre. L’enquête a mis en lumière les priorités politiques de près de 100 maires à travers l’Europe. “Ce qui rend cette étude particulièrement intéressante, c’est que nous avons cherché à comprendre s’il existait des différences entre les élus issus de différents partis politiques”, explique à L’Express, Pietro Reviglio, chargé de mission à Eurocities. Des maires de centre gauche et de centre droit pour la plupart, qui, quelle que soit leur affiliation politique, se rejoignent sur bien des sujets. C’est le premier enseignement de cette enquête. Par ailleurs, tous ces édiles font des enjeux climatiques une priorité absolue. Ainsi, note l’enquête, si ces maires prenaient le pouvoir au Parlement européen, “le Green Deal européen (Pacte vert) bénéficierait probablement d’un soutien trans-partisan”.

Dans le classement des dix autres domaines de préoccupation de ces élus, on retrouve aussi l’accès au logement, la sécurité ou encore le budget public. Sur bien des sujets, ces villes apparaissent comme un contre-poids “à leurs contextes nationaux relativement plus conservateurs” et à un Parlement européen où l’extrême droite a renforcé sa présence depuis les dernières élections. Troisième enseignement : “près de 50 % des maires estiment que les institutions et les politiques de l’UE ont tendance à ne pas prendre en compte leurs besoins spécifiques ou à ne pas apprécier à sa juste valeur le potentiel qu’offrent les villes”. “Par bien des aspects les institutions européennes apparaissent déconnectées des territoires”, analyse Pietro Reviglio. Lequel voit dans les villes européennes “des bastions pour la défense de la démocratie libérale”. “Ce sont des espaces où l’on peut démontrer que la politique peut avoir un impact direct sur la vie de ses habitants”, pointe-t-il. Entretien.

L’Express : D’après votre étude, l’action climatique reste à l’échelle des villes un programme fédérateur qui, contrairement à ce qu’on observe au Parlement européen, transcende le clivage droite gauche. Comment l’expliquez-vous ?

Pietro Reviglio : La principale explication est que la plupart des politiques liées à l’action climatique contribuent directement à améliorer le fonctionnement de la ville, la qualité des services, ainsi que l’accessibilité, l’efficacité et le coût de certains secteurs. C’est le cas de la mobilité durable qui est un pilier essentiel de l’action climatique. En effet, lorsque l’on cherche à développer l’accès aux transports publics, à renforcer la visibilité des pistes cyclables ou à mettre en place d’autres initiatives visant à réduire les émissions de carbone, on contribue à améliorer la qualité de vie des citoyens.

Pourtant ces politiques ne sont pas toujours pleinement comprises par les citoyens des grandes villes eux-mêmes…

C’est vrai. À court terme, les politiques durables ambitieuses suscitent parfois de vives critiques, leurs bénéfices n’étant pas perçus de la même manière par tous les usagers. Mais à long terme, les citoyens finissent par en apprécier les avantages. Outre la mobilité durable, de nombreuses autres actions climatiques, notamment celles axées sur les politiques d’adaptation, ont aussi une certaine résonance. Par exemple, lorsqu’on tente de favoriser l’accès aux espaces verts et de ramener la nature en ville – une politique essentielle qui aide également à créer des villes plus agréables où l’on peut mieux gérer les flux d’eau et les vagues de chaleur -, la qualité de vie des citoyens s’en trouve améliorée.

Par bien des aspects, les institutions européennes apparaissent déconnectées des territoires

Au-delà de ce volontarisme des maires, nous avons observé un afflux massif d’investissements européens en faveur de certaines initiatives climatiques, notamment en matière de mobilité durable. Avec le plan de relance de l’Union européenne, de nombreuses ressources ont été allouées au développement de nouvelles lignes de métro, de tramways et de projets similaires, en particulier dans les villes du sud de l’Europe. Cela contribue bien sûr à renforcer l’importance accordée par les maires à l’action climatique.

La poussée de l’extrême droite aux dernières élections européennes est-elle une menace pour les politiques climatiques du Vieux Continent ? Pensez-vous que l’on puisse remettre en cause l’interdiction des moteurs à combustion en 2035 comme le souhaite le Parti populaire européen (PPE), le plus grand groupe au Parlement ?

Oui. Je dois bien avouer que la situation actuelle n’est pas réjouissante. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, semble avant tout chercher à bâtir deux majorités potentielles : l’une de tendance progressiste, l’autre davantage orientée vers la droite. Dans les mois à venir, il est donc probable qu’elle tente de s’allier avec les Socialistes, les Libéraux et peut-être les Verts sur certains sujets, lorsque cela semble possible. Cependant, sur d’autres questions, notamment celles qui touchent à la compétitivité et à l’industrie, elle pourrait se rapprocher des Conservateurs et Réformistes européens, le groupe de Giorgia Meloni, ce qui soulève des inquiétudes car il serait plus difficile de maintenir le même niveau d’ambition climatique que celui observé jusqu’ici. Mais je reste optimiste car certaines actions au niveau des territoires vont tout de même se poursuivre. Et Ursula von der Leyen et son équipe ont d’ailleurs mis en avant la façon dont ils comptent sur leurs maires pour mettre désormais en œuvre le Pacte vert au niveau local, ce qui explique en partie pourquoi la nouvelle Commission travaille sur un nouvel agenda politique ambitieux pour les villes. Je suis persuadé que les maires continueront à mettre en œuvre leurs politiques car ils ont déjà entamé la transformation de leurs villes. En cela, ils ont un rôle de premier plan à jouer.

Diriez-vous que les maires des grandes villes représentent une forme de contre-pouvoir aux institutions européennes ?

Tout à fait. Le Parti populaire européen, auquel appartient Ursula von der Leyen, a longtemps soutenu le Green Deal, mais on observe aujourd’hui une inflexion dans son approche. Ce qui est fascinant, c’est de constater que les maires des grandes villes d’Europe de l’Est, comme Varsovie dont le maire, Rafal Trzaskowski, pourrait soit dit en passant devenir le prochain président de la Pologne en 2025 se sont révélés de fervents ambassadeurs de l’action climatique. C’est aussi le cas de nombreux autres maires en Pologne, mais aussi en Roumanie. Ce n’est pas seulement un défi à l’échelle européenne, mais également au niveau national.

C’est-à-dire ?

Les maires jouent un rôle crucial en matière de diplomatie climatique et peuvent contribuer à bâtir des coalitions progressistes pour faire pression sur les gouvernements nationaux et obtenir les ressources nécessaires. Nous vivons dans une Europe de plus en plus centralisée et des gouvernements nationaux eux aussi de plus en plus centralisés. Il est donc évidemment assez difficile de répondre à une politique climatique plus progressive à un niveau local.

En tant qu’Italien, je peux témoigner des tensions qui existent entre Fratelli d’Italia, le parti de la Première ministre Giorgia Meloni et les maires des grandes villes progressistes. Cela se cristallise surtout autour des politiques climatiques, surtout celles liées à la mobilité durable. Ainsi, il y a quelques mois, un conflit majeur a opposé le maire de Bologne, Matteo Lepore, à Matteo Salvini, le ministre des Infrastructures, qui a tenté de bloquer des initiatives visant à réduire la présence des voitures en ville. Mais fait intéressant, si la plupart des grandes villes italiennes sont gouvernées par des forces plus progressistes- beaucoup sont issues du centre gauche – on trouve aussi émanant du centre droit. Ces villes s’opposent régulièrement à certaines politiques nationales conservatrices. On observe ainsi de profondes fractures entre ces zones urbaines et le gouvernement italien. D’ailleurs, Giorgia Meloni peine à obtenir des résultats électoraux significatifs dans ces centres urbains. Cependant, elle a tenté de politiser le Plan national de relance en retirant certains financements prévus pour la régénération urbaine dans ces villes progressistes. Autre illustration : en Émilie-Romagne, après les graves inondations de septembre dernier, le gouvernement national n’a pas manifesté la solidarité attendue, probablement en raison de l’orientation politique centre gauche de l’exécutif local. Les fonds promis pour la reconstruction se font attendre, ce qui pose un problème d’image pour le gouvernement.

Outre les politiques climatiques, la question du logement figure désormais parmi les trois principales priorités des maires pour 2024…

Oui. Les données, en particulier celles des dix dernières années, montrent que les prix des loyers ont fortement augmenté dans la plupart des villes au cours de cette période. Avec pour certaines d’entre elles, une hausse d’environ 50 %. Il y a une crise du logement qui se profile à travers l’Europe. C’est dans les grandes villes que les effets sont les plus visibles, mais cela concerne tout le continent, à l’exception de certaines zones rurales où les prix diminuent en raison d’une dépopulation croissante. Le logement devient une priorité majeure, et cela ne touche pas uniquement les familles à faibles revenus, mais aussi les classes moyennes. On observe cette tendance depuis un certain temps. Très souvent, des règles obsolètes limitent la capacité des gouvernements à construire des logements. Certaines politiques européennes en matière de concurrence n’ont pas aidé. C’est un point sur lequel l’Europe semble désormais vouloir désormais se pencher. Une coalition de maires de grandes villes milite depuis longtemps pour ces réformes.

A côté de cela, il y a le sujet épineux des locations à court terme. De nombreuses grandes villes comme Paris et Berlin rencontrent des difficultés liées à ce type de locations. Et l’absence de données permettant de concevoir et d’appliquer des politiques efficaces pour y remédier n’arrange rien.

Enfin, se pose la question du financement des logements. Sur ce point, je crains que la nouvelle Commission européenne ne soit pas suffisamment ambitieuse : le logement coûte extrêmement cher et on ne peut guère s’attendre à ce que les ressources du budget européen ou de la politique de cohésion soient entièrement réorientées pour répondre à ces besoins. Certes, la Commission européenne travaille actuellement en collaboration avec la Banque européenne d’investissement pour faciliter l’accès aux prêts destinés à la construction de logements, mais ces efforts restent insuffisants. On peut toutefois noter que là encore, les maires se retrouvent en première ligne. Ils ne se contentent pas de faire pression au niveau européen. Ils intensifient également leur lobbying au niveau national afin de garantir la mise en place de véritables politiques nationales du logement qui font défaut depuis les années 1970 et 1980. La déréglementation et la conviction que le marché pourrait s’autoréguler ont largement contribué à la situation critique que nous connaissons aujourd’hui.

Vous évoquiez une Europe trop centralisée. Les institutions de l’Union européenne sont-elles trop éloignées des préoccupations locales ?

Oui, par bien des aspects les institutions européennes apparaissent déconnectées des territoires. Par exemple, le Comité des Régions est un organe consultatif qui, malheureusement, n’est pas vraiment pris en compte. il est donc urgent de renforcer le lien démocratique entre les institutions de l’Union européenne et les territoires notamment par le biais d’une gouvernance régionale. Toutefois, il faut reconnaître que les institutions européennes s’efforcent depuis un certain temps de se rapprocher des territoires. La politique de cohésion, qui est l’une des politiques les plus importantes pour promouvoir un développement territorial équilibré en Europe constitue un levier essentiel pour renforcer l’interconnexion entre les territoires en Europe, mais elle gagnerait encore à être renforcée. Heureusement, dans ce domaine, le Parlement européen est bien plus réceptif aux préoccupations locales. Ainsi, chaque fois qu’un texte émanant de la Commission européenne est soumis au Parlement, ce dernier essaie toujours de s’assurer ces mesures répondent réellement aux besoins des citoyens. Et à les améliorer s’il le juge nécessaire.

Votre étude pointe le rôle essentiel joué par les maires des grandes villes dans la vie démocratique européenne et dans le renforcement des liens avec les citoyens. Vous prenez l’exemple de la ville de Bologne.

Oui, on pourrait dire que les villes européennes, où émergent de nouvelles formes de démocratie participative, sont des bastions pour la défense de la démocratie libérale. Elles en sont le cœur, ce sont des espaces où l’on peut démontrer que la politique peut avoir un impact direct sur la vie de ses habitants. C’est à cet échelon que cette démocratie peut perdurer ou, au contraire, disparaître, dans le sens où la démocratie repose sur la participation et l’intégration des citoyens dans la vie politique. Or si cela échoue au niveau des villes, nous risquons d’y perdre beaucoup collectivement.

50 % des nouveaux députés européens italiens disposent d’une expérience politique locale

En cela, le cas de Bologne est révélateur. Historiquement, c’est une ville qui a développé très tôt l’idée d’autogestion, de participation citoyenne et d’implication de la société civile. Nous avons constaté un immense effort, particulièrement avec le nouvel exécutif, pour adopter une approche véritablement progressiste et repenser ce que doit être une ville moderne et son rôle. Cela s’est illustré notamment dans son engagement en matière de mobilité durable et à travers des politiques urbaines ambitieuses. Mais cela soulève aussi des questions essentielles sur la manière dont une ville peut ou doit croître. En tant que grande ville universitaire, Bologne a connu une croissance considérable au cours de la dernière décennie, mais elle peine à suivre. Le maire a récemment reconnu qu’ils avaient été tellement performants dans leur capacité à attirer des étudiants qu’ils avaient peut-être dépassé un seuil. Il a même suggéré qu’il pourrait être préférable pour certains étudiants de choisir d’autres villes. Cette prise de conscience est intéressante, car elle interroge aussi le modèle de croissance urbaine continue et ses limites, notamment en matière de congestion. Ce qui est fascinant à propos de Bologne, c’est aussi la manière dont la ville essaie de combiner énergies urbaines et rurales, de sorte qu’elle ne s’arrête pas à ses frontières administratives. La ville cherche à promouvoir un développement équilibré avec les zones environnantes. Cela passe notamment par des circuits courts pour l’approvisionnement alimentaire, mais aussi par une réflexion sur le développement de la ville au-delà de ses frontières. L’objectif est de créer des opportunités, de connecter la ville à d’autres territoires et de favoriser l’émergence d’une gouvernance stable dans ces zones.

Près d’un tiers des nouveaux députés élus au Parlement européen possèdent une expérience en politique locale. N’est-ce pas une bonne nouvelle ?

Oui, ce n’est pas rien. Et parmi ces quelque 30 %, environ 10 % ont exercé la fonction de maire. Le cas de l’Italie est particulièrement significatif puisque 50 % des nouveaux députés européens italiens disposent d’une expérience politique locale, et environ 25 % sont d’anciens maires. On peut citer à titre d’exemple l’ancien édile de Florence, qui a été président d’Eurocities ainsi que l’ex-maire de Bari, qui est actuellement à la tête de la commission ENVI (environnement, santé publique et sécurité alimentaire), l’une des deux plus grandes commissions du Parlement européen. Nous pouvons donc nous attendre de sa part à une prise de position forte en faveur de l’action climatique et du soutien aux territoires dans leurs initiatives climatiques.

Par ailleurs, en ce qui concerne la commission sur l’emploi et des affaires sociales, sa présidente Li Andersson a été membre du conseil municipal de Turku, en Finlande, où elle s’est fortement investie dans les politiques de logement. Au final, nous espérons que ce groupe solide composé de près de 200 députés européens travaillera ensemble pour promouvoir une Europe davantage en phase avec les réalités locales.




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