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Un élève de primaire sur cinq cyberharcelé : “Sa Majesté des mouches” sur WhatsApp


Chaque année, l’association e-Enfance dévoile les résultats d’un baromètre qu’elle établit depuis quatre ans à propos du harcèlement scolaire. Le dernier millésime révèle un fait stupéfiant : parmi les bambins des écoles primaires, 20 % ont déjà subi un cyberharcèlement, un phénomène en hausse par rapport à 2023. On savait que les jeunes étaient près d’un quart à avoir déjà été confrontés à ce nouveau type de violence qui peut prendre la forme de brimades, d’insultes ou de menaces. Mais prendre conscience du fait que des enfants de 6 à 10 ans sont aussi concernés suscite immédiatement une question. Que font-ils seuls sur Internet ? 67 % des élèves de primaire sont déjà inscrits sur les réseaux sociaux. 93 % des collégiens le sont et 96 % des lycéens. Les mondes numériques recrutent donc de plus en plus tôt et absorbent l’intégralité d’une génération.

On sait que cela a des conséquences, notamment sur le sommeil : une étude universitaire menée outre-Atlantique montrait, il y a plus de dix ans déjà, que les jeunes de 13 à 18 ans dormaient de moins en moins en raison de la présence des écrans. Il leur aurait fallu deux heures de sommeil en plus par jour pour optimiser le développement de leur cerveau. Plus récemment, trois chercheurs des universités de Tours et d’Orléans ont étudié le sommeil de 778 enfants de 5 à 10 ans et ont montré qu’ils se reposaient quinze à vingt minutes de moins depuis quinze ans. Même les enfants en bas âge sont donc touchés par l’extension du domaine de l’insomnie et c’est encore physiologiquement plus grave pour cette classe d’âge.

Le psychiatre Raphaël Gaillard, professeur à l’hôpital Sainte-Anne, a mentionné plusieurs fois récemment ses inquiétudes concernant la détérioration de la santé mentale des plus jeunes. Un fait étonnant d’après lui car, habituellement, les 8-12 ans sont relativement épargnés par les troubles psychiques. Il constate, dans sa pratique clinique, que des préadolescents deviennent suicidaires et développent une symptomatologie qu’on ne voyait guère apparaître à cet âge traditionnellement. Il se trouve que l’étude d’e-Enfance indique que, parmi ceux qui ont été victimes de harcèlement, 29 % ont pensé au suicide.

Ile numérique

Ces violences entre enfants ont toujours existé dans la cour d’école mais, le plus souvent, le recours à un adulte était possible. Ce n’est pas le cas dans les mondes numériques qui sont de petites sociétés entre mineurs qui se déploient sans tutelle. D’ailleurs, 71 % des parents déclarent ne pas savoir ce que leurs enfants font lorsqu’ils sont sur Internet. Il se trouve que près de la moitié des cyberharcèlements chez les jeunes ont lieu sur WhatsApp : ce qui se rapproche le plus de ce que l’on pourrait appeler une “île numérique”. Cette situation rappelle immanquablement le célèbre roman de William Golding Sa Majesté des mouches paru en 1954. Le texte met en scène une société d’enfants échoués sur une île de l’océan Pacifique. Comme il n’y a pas d’adultes survivants, ils sont livrés à eux-mêmes. Le thème de harcèlement est présent avec le personnage de “Porcinet”, un garçon intelligent mais en surpoids, myope et asthmatique, qui subit les moqueries constantes des autres, mais ce n’est pas le vrai sujet du livre. La question est : comment des enfants vont-ils naturellement faire société ? Les choses commencent bien puisque c’est Ralph qui prend la tête du groupe démocratiquement et cherche à gérer rationnellement leur vie sociale. Bientôt, cependant, un groupe de dissidents, emmenés par la personnalité de Jack, violent et vindicatif, va renverser la petite société et basculer dans le meurtre et l’horreur.

On ne peut pas dire que le roman de Golding soit particulièrement optimiste sur la nature de l’Homme et de la vie en société. Il offre en tout cas un écrin narratif idéal à ce que pourraient devenir ces sociétés d’enfants qui échangent, se confrontent et établissent entre eux des hiérarchies sans l’arbitrage du monde des adultes. En ne surveillant pas l’activité de leurs enfants dans le monde numérique, les parents abandonnent leur progéniture à la possibilité de l’enfer social. Le titre du roman de Golding est d’ailleurs une référence au Seigneur des mouches : le démon Belzébuth.

Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.




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