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Alexandre Orlov, le diplomate devenu agent d’influence de Vladimir Poutine en France


Journalistes, élus, conseillers, diplomates… Ils ont tous fréquenté assidument l’Elysée. Leur autre point commun ? Ils étaient des espions du Kremlin. Le KGB et ses successeurs ont recruté ces “taupes” en misant sur l’idéologie, l’égo, parfois la compromission, souvent l’argent. Ils devaient rapporter tout ce qu’ils voyaient. Dans les grandes occasions, on les missionnait pour intoxiquer le “Château”. Révélations sur la pénétration russe au sein du pouvoir français, jusqu’à la présidence de la République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron.

EPISODE 1 – Les espions russes au cœur de l’Elysée, nos révélations : comment la DGSI protège les présidents

EPISODE 2 – “André”, l’espion du KGB au journal “Le Monde” : les derniers secrets d’un agent insaisissable

EPISODE 3 – Un espion du KGB aux côtés du général de Gaulle ? Enquête sur l’affaire Pierre Maillard

EPISODE 4 – Un agent du KGB à l’Assemblée : nos révélations sur Jacques Bouchacourt, alias “Nym”

EPISODE 5 – Pierre Sudreau, le ministre très proche du KGB : ces documents inédits qui en disent long

EPISODE 6 – Journaliste à l’AFP et taupe du KGB sans le savoir : l’incroyable affaire Jean-Marie Pelou

EPISODE 7 – Un “espion relais” entre la Mitterrandie et l’URSS ? Les mille vies du “colonel” Harris Puisais

Automne 2022. Déjà six mois de guerre en Ukraine. Alors que l’Europe tremble à l’idée de passer l’hiver privée de gaz russe, sous les dorures d’un salon de réception du Cercle de l’Union interalliée, à deux pas de l’Elysée, on discourt de l’état de la planète. Devant une petite centaine de membres du Cercle et d’invités triés sur le volet, l’ex-ambassadeur français en Russie, Jean de Gliniasty, livre sa vision du conflit, les racines de la guerre. Jusqu’où peut aller Vladimir Poutine ? La réponse européenne et son chapelet de sanctions économiques et financières sont-ils à la hauteur de l’évènement ? A la table d’honneur, assis à la gauche de Denis de Kergorlay, le président de l’Interallié, un homme observe, note. Soulève parfois un sourcil quand un mot ou une phrase le fait tiquer. Silhouette massive, couronne de cheveux argentés et ce regard toujours aussi clair. Aussi glacial que la Baltique.

L’ex-ambassadeur de Russie en France, Alexandre Orlov, est un habitué des lieux. Il a sa carte de membre de l’Interallié. Incontournable des relations entre Paris et Moscou, il est resté le maître de l’hôtel d’Estrées, le cœur de la diplomatie russe dans l’Hexagone, pendant quasiment dix ans, jusqu’à son départ à l’automne 2017. Soudain, il prend la parole. Le discours autrefois si mesuré du diplomate aguerri a fait place à une parole plus rude, plus tranchante. En vrac, il assène que cette guerre est la faute directe de l’Otan, de la perte de repères et de valeurs de l’Occident ; les Européens ont tant à perdre à soutenir l’Ukraine et à tourner le dos à la Russie car à la fin, ce sont les Américains qui en profiteront. Habile, il tire le fil d’un antiaméricanisme qu’il sait profond et presque inconscient au sein d’une partie de l’élite française. Et puis, au détour d’une phrase, c’est le mot de trop, qualifiant le président Joe Biden, de “sénile”. Dans ce cénacle où chaque mot est pesé au trébuchet, l’intervention choque. Un convive britannique, outré, se lève et quitte la salle bruyamment. On chuchote, on s’interroge. Monsieur l’ambassadeur aurait-il été trop loin ? Tempête sous les stucs de l’Interallié.

“Poutine est l’équivalent de votre général de Gaulle”

Alexandre Orlov n’a plus son insigne officiel d’émissaire russe depuis 2017. D’où parle-t-il, exactement ? Depuis le début de la guerre, il s’est métamorphosé en porte-parole officieux du Kremlin, défenseur zélé de la Russie éternelle et de la ligne poutinienne. Orlov entretient une forme de diplomatie parallèle qui a presque davantage d’écho que celle de son successeur à l’ambassade, Alexey Meshkov : il faut dire que ce dernier ne parle pas un mot de français. Les relations entre les deux hommes seraient d’ailleurs détestables.

“Je n’ai pas répondu à vos messages car je ne veux pas vous parler”… Et le silence d’un téléphone raccroché brutalement. Alexandre Orlov n’a pas souhaité répondre aux questions de L’Express. Pourtant, ailleurs, il parle. Dans des médias soigneusement choisis, des colloques. Partout en France. En début d’année, son intervention au Centre universitaire méditerranéen (CUM) de Nice sur le thème “le divorce franco-russe est-il consommé ?” a tourné à la polémique locale. Les associations de réfugiés ukrainiens, très nombreux sur la Côte d’Azur, s’insurgent. Alexis Obolensky, le président de l’association cultuelle orthodoxe russe à Nice, pas vraiment fan de l’ex-ambassadeur, monte au créneau. “Son intervention a tourné à l’apologie du régime de Poutine”, se souvient Obolensky.

Il y a une poignée de semaines, Orlov s’est débrouillé pour organiser, toujours dans les salons du Cercle Interallié, une interview avec un média audiovisuel français. La veille du rendez-vous, Denis de Kergorlay apprend la manœuvre, s’agace et annule illico l’événement. Le président du Cercle lui envoie alors un long message justifiant sa décision : “Il y a quelques semaines, je t’ai entendu dire sur une chaîne de télévision que Poutine est notre de Gaulle. Tu es libre de dire ce que tu penses. Mais je ne peux accepter que l’Interallié serve d’écrin à ta prise de parole.” Qu’importe, le 4 décembre, lors d’une fête du livre organisé au Cercle, Alexandre Orlov est encore là, frayant avec les personnalités invitées, peut-être un peu moins entouré que d’ordinaire.

Victor Hugo, Joe Dassin… et le reste

“C’est un homme charmant, charmeur, une culture livresque, un amour fou de la France et de son patrimoine”, décrit le journaliste Renaud Girard qui l’a aidé à coucher sur papier ses Mémoires parus chez Fayard en 2020. Un homme qui parle un français impeccable avec juste un soupçon d’accent, capable de citer par cœur des vers de Victor Hugo ou de siffloter une chanson de Joe Dassin. “Il a un réseau incroyable, aussi bien dans le monde politique français que dans celui des affaires”, témoigne un Français toujours installé à Moscou.

La France, ses réseaux, ses codes, le septuagénaire les connaît par cœur. Il est presque né ici. En 1948, il a quatre mois quand ses parents s’installent à Paris. Son père est le représentant soviétique de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique, dont le siège est en France. La famille reste trois ans dans la capitale puis c’est le retour dans la Russie stalinienne. Des années de plomb mais des études brillantes au fameux Mgimo (prononcer “m’guimo”), l’Institut d’Etat des relations internationales de Moscou, l’un des établissements supérieurs les plus prestigieux du pays. Fondé en 1944, et placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères, il a pour vocation de former deux catégories de citoyens : des diplomates ou des espions. Là-bas, il choisit une spécialité : le français et sa culture.

Orlov sort du Mgimo au tout début des années 1970 et est rapidement nommé à l’ambassade soviétique à Paris. Il en repart un peu précipitamment en 1979. Pour quelles raisons ? Son nom n’apparaît sur aucune liste que nous avons pu consulter des membres du KGB expulsés par la France pendant ces années-là. Mais parfois, les choses sont moins brutales, plus louvoyantes. Il suffit de faire comprendre au pays d’en face que le visa d’un de ses compatriotes ne sera pas renouvelé. S’ensuit alors une longue série d’allers-retours. Le revoilà à Paris entre 1986 à 1991. C’est au nouveau ministre des Affaires étrangères français, Jean-Bernard Raimond, qu’il doit son retour. Les deux hommes se sont connus à Moscou lorsque Raimond y était ambassadeur et le Français a été conquis par ce Russe qui comprend si bien l’âme française. Puis, il revient entre 1993 et 1998 où il est ministre-conseiller à l’ambassade. Et enfin le graal, ambassadeur en 2008, après avoir représenté la Russie au Conseil de l’Europe à Strasbourg, là ou le renseignement français considère qu’un tiers de la délégation russe se consacre à l’espionnage.

“Les politiques, il les connaît tous”

C’est la période dorée pour les relations franco-russes. A Moscou, on affirme haut et fort que l’avenir de la Russie est à l’Ouest. Ici, tous les grands groupes français souhaitent s’installer dans ce gigantesque pays. C’est un marché à conquérir. Total, Société générale, Renault, Auchan, Leroy Merlin, Danone, Michelin… Quand il peut, et c’est souvent, Alexandre Orlov sert à faciliter les affaires. Il reçoit grands patrons, politiques, intellectuels autour de buffets somptueux. Vodka, caviar, poissons fumés, pirojkis… On le voit interviewé sur le plateau de RMC par Jean-Jacques Bourdin, reçu à l’Assemblée nationale par Elisabeth Guigou alors présidente de la commission des Affaires étrangères. Bref un ambassadeur présent, médiatique, chaleureux. Sa longévité ? “Moscou s’est rendu compte que le niveau des relations de confiance qu’il avait tissé lui permettait d’obtenir des informations que personne d’autre n’aurait eues”, témoigne un ancien directeur de la DGSE.

Parmi ces nombreuses missions, celle de ramener la communauté des Russes blancs vers Moscou, en simplifiant les démarches administratives pour l’obtention rapide d’un passeport russe. Une opération séduction qui a pleinement fonctionné. Grâce à lui, quelques grandes figures prêtent allégeance à Vladimir Poutine, tel Alexandre Troubetzkoy, à qui Moscou aurait même donné la présidence d’une société en Russie. Ou le comte Pierre Cheremetieff, très longtemps président du Conservatoire russe de Paris Serge Rachmaninoff.

Des années d’ambassade pendant lesquelles il construit patiemment le soft power russe en France. L’acmé sera l’ouverture en 2016 du Centre spirituel et culturel orthodoxe russe et de sa cathédrale attenante aux cinq bulbes dorés près du pont de l’Alma, en bordure de Seine. Un bâtiment grandiose imaginé par l’architecte Jean-Michel Wilmotte sur 4 200 mètres carrés de terrains vendus pour 70 millions d’euros par l’Etat français sous Nicolas Sarkozy. Orlov sera le maître d’œuvre du projet. “Les politiques, il les connaît tous”, commente un ancien directeur de la DGSE. De l’extrême droite avec Marine Le Pen, Gilbert Collard, à son ami François Fillon et jusqu’à la gauche de Jean-Pierre Chevènement. Lorsque ce dernier reçoit des mains d’Emmanuel Macron sa Légion d’honneur en octobre 2022, Alexandre Orlov est là, au premier rang des invités.

“Le niveau des hommes d’Etat français a beaucoup baissé”

Pendant la campagne de 2017, il se rapproche de l’équipe du jeune candidat Macron et commence à préparer la venue en grande pompe de Vladimir Poutine à Paris à l’occasion de l’anniversaire des trois cents ans de relations diplomatiques entre la France et la Russie. Deux semaines seulement après le second tour de l’élection. Joli coup diplomatique pour le président nouvellement élu. Joli coup aussi pour monsieur l’ambassadeur.

Il serait bien vu rester encore un peu. Hélène Carrère d’Encausse envoie une missive à Vladimir Poutine pour l’inciter à conserver Orlov. Une lettre restée sans réponse. Sergueï Lavrov, le puissant ministre des Affaires étrangères russe, le juge trop proche des Français après toutes ces années. Son successeur est nommé à l’automne 2017. Il lui refuse la présidence du Centre culturel qu’il a pourtant créé. Cadeau de consolation, il prendra la tête du dialogue du Trianon, un forum visant à renforcer les échanges entre les sociétés civiles françaises et russes. Une instance en sommeil depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.

Qu’importe, puisque Alexandre Orlov, qui vit toujours en France, à Neuilly-sur-Seine, continue son travail de propagande. Récemment, dans une vidéo publiée par le média en ligne Omerta, il soutient que la France peut être qualifiée de “cobelligérante dans ce conflit […] Malheureusement, le niveau des hommes d’Etat français a beaucoup baissé. Je suis sidéré par leur ignorance de l’histoire”, explique-t-il posément. Une autre version du déclin de l’Occident cher à Poutine. “Il reste profondément patriote. Mais il n’a pas vraiment d’autre choix que de s’en tenir à la ligne officielle”, conclut Denis de Kergorlay. A Moscou, on glisse si facilement dans un escalier.




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