Anne S. y repense souvent à cette consultation. C’était il y a neuf ans, et pourtant un rien l’y replonge. Elle se revoit, allongée au milieu de ce cabinet “pas très propre et encombré”, les jambes écartées. Elle visualise encore la blouse, les mains, les gestes du praticien. Tout est là, brûlant dans sa mémoire, des propos tenus par l’homme, jusqu’à la couleur de la culotte qu’elle portait ce jour-là. Elle ne l’a plus jamais remise.
C’était la première fois qu’Anne S. voyait l’ostéopathe. A peine ses gants enfilés, il s’est penché sur elle. La jeune femme, 39 ans, raconte dix minutes “insupportables”, durant lesquelles l’homme lui a pincé et pressé l’intérieur de l’appareil génital. Ce n’est qu’à la fin que le professionnel s’est expliqué. “Il a dit que c’était nécessaire, qu’il avait, au fond de mon intimité, des adhérences, et que maintenant, tout était rentré dans l’ordre, que je n’aurais pas à le revoir”.
Qu’un ostéopathe agisse ainsi n’est pas normal : les “touchers” sont interdits à ces professionnels, depuis 2007. Anne S. est infirmière, mais elle l’ignorait. En se relevant, une “immense migraine” l’envahit. De celles qui accompagnent les “chocs émotionnels”, dit-elle aujourd’hui. La jeune femme a entrepris des recherches sur son praticien, mais elle n’est jamais allée le dénoncer à la police. “Ma manière à moi d’agir, c’est de témoigner”.
Anne S. a choisi de prendre la parole pour que “cessent ces abus”. Comme elle, cinq femmes, âgées de 30 à 46 ans et originaires d’Ile-de-France, du centre et du nord de la France ont décidé de témoigner, dans L’Express, des gestes “insensés” de leur praticien. Les faits relatés ont tous été commis sous couvert d’une même pratique : “l’ostéopathie intrapelvienne”, une pseudothérapie ancrée et qui prétend guérir grâce à des manipulations depuis le vagin ou le rectum.
En l’absence de juridiction, d’un “Ordre des ostéopathes”, aucun registre ne recense les victimes de ces gestes infondés, relevant de la médecine illégale ou du viol. Mais, comme L’Express le révélait début décembre, il n’est pas rare que ces “techniques” soient proposées – ou imposés. “Mes amis connaissaient une ostéopathe qui en faisait ouvertement. Cela fait partie du bouche à oreille, de la panoplie des remèdes traditionnels”, relate Manuela*, 39 ans. Sa séance ? Un “cauchemar”. “Au début, j’étais enthousiaste. Il y avait des faire-part de naissance plein les murs, et la praticienne disait qu’elle faisait ça souvent, qu’il fallait remettre les organes des femmes en place. Mais ça a très vite dégénéré. Déjà sa position était étrange : elle était presque allongée sur moi, je sentais ses cheveux sur mon visage. Et comme manipuler mon vagin ne suffisait pas, elle a aussi mis les mains dans mon rectum, ce qui a entraîné une défécation spontanée”.
“Je n’ai plus aucun doute, c’est un viol”
Manuela en est certaine : ces gestes, aussi ubuesques soient-ils, n’ont été réalisés qu’en vertu des croyances de la praticienne, “cela n’avait rien de sexuel” affirme-t-elle. L’acte n’a pas eu d’autre retentissement qu’une forte gêne. Héléna* n’a pas eu cette chance. Vingt ans qu’elle ressasse : “Au départ, je ne l’ai pas vécu comme une agression. Mais j’y ai repensé, beaucoup. Maintenant, avec ce que je sais de la pratique, je ne peux pas m’empêcher de m’interroger sur la dimension sexuelle de ses gestes”, retrace cette orthophoniste de 38 ans.
Héléna naviguait de médecins en médecins avant de voir l’ostéopathe, pour des pathologies de femme. Une situation commune à toutes les victimes. “Je faisais des infections urinaires à répétition. J’ai vu plein d’urologues, des gynécologues, j’avais très mal dans le bas du ventre, mais personne n’arrivait à poser de diagnostic. Si je n’étais pas désespérée, je n’aurais pas consulté un ostéopathe pour ces raisons”, explique-t-elle. Le praticien l’a fait déshabiller pour étudier sa posture, puis il a conclut qu’il fallait “remettre en place son sacrum”. La manipulation n’a rien changé.
Toucher n’a jamais suffi à guérir. A peine majeure à l’époque Héléna n’a pas réussi à s’opposer aux certitudes du praticien. Souvent confondus avec des “soignants”, alors qu’ils ne sont pas habilités au diagnostic, les ostéopathes bénéficient, de fait, d’une position d’autorité, ce qui rend les refus plus difficiles. “L’homme était bien plus âgé que moi, et il avait un titre professionnel. Au début, je lui ai demandé si je pouvais y réfléchir. Il m’a répondu que si je n’étais pas prête maintenant, il fallait payer à nouveau la prochaine fois.”
Après sa séance, Héléna s’est sentie “salie”, “honteuse”, mais à aucun moment, elle ne parle d’agression sexuelle. Comme elle, les victimes s’interrogent parfois des années sur les motifs réels du praticien. Ce type de gestes en particulier, peu évocateurs et présentés comme nécessaires, trouble le discernement. L’aspect thérapeutique rend la prise de conscience, quand elle a lieu, particulièrement difficile. Pourtant, il n’est pas nécessaire de démontrer l’intention sexuelle lors d’un viol. La contrainte ou la surprise suffisent.
Il y a quelques mois, Erica Spied, 46 ans, est tombée sur une publication en ligne rappelant ces principes. C’est grâce aux lanceurs d’alertes sur les violences sexuelles et les dérives pseudothérapeutiques qu’elle et les autres ont compris, que “la cafetière a sifflé”, comme elle aime à dire. “Si ça m’était arrivé récemment, je serais allée porter plainte. Maintenant je n’ai plus aucun doute, c’est un viol. Ça n’aurait jamais dû arriver, peu importe ce que le praticien avait en tête, ce sont des attouchements non consentis, et injustifiés”, regrette cette palefrenière, originaire du nord de la France. La séance qu’elle décrit a eu lieu il y a dix ans. Bien avant la libération de la parole, les scandales d’agression sexuels à répétition, et le procès des viols de Mazan. “Qui aurait voulu entendre ces choses-là, à l’époque ? Le souvenir de cette séance est encore vif. C’était aberrant, barbare, ça m’a fait mal, mais je n’en ai parlé à personne jusqu’à tout récemment. Les ostéopathes qui pratiquent ces pseudotechniques internes devraient se prendre un #MeToo, ça ne leur ferait pas trop de tort”, s’indigne Erica Spied. Elle a tenu à témoigner en son nom.
“Il ne déshabillait que les jeunes”
Être informé aide, mais cela ne suffit pas toujours. Léa* était en école d’ostéopathie. Elle connaissait la loi. Mais les ostéopathes et les soignants qu’elle fréquentait présentaient l’intrapelvien comme un “remède à tout”. Et celui qui lui a proposé de “prendre en charge” ses douleurs gynécologiques n’était d’autre que le professeur plus réputé de l’établissement. Après tout, on ne peut pas tout connaître, s’est-elle convaincu. “Il m’a d’abord fait venir pour d’épuisantes séances de plusieurs heures, toutes les deux semaines. Puis il a commencé à mettre ses mains sous mes sous-vêtements”.
L’intention de l’homme ne laisse cette fois-ci aucun doute : “Il faudra passer aux techniques internes”, lui dit-il un jour. Léa ignore. La séance suivante, il menace : “C’est soit l’interne, soit on arrête, et tu peux dire adieu à ton processus de guérison”. “J’ai été embrigadée”, dénonce-t-elle aujourd’hui. Sa prise de conscience a été des plus brutales. Recevoir un coup de fil de la police donne tout de suite une autre dimension au choses. L’agent rappelait toutes les anciennes clientes. Au téléphone, il lui dit que le professeur avait déjà eu des poursuites par le passé, et qu’elles sont des dizaines à porter plainte. Elle a été auditionnée en juillet.
Les affaires comme celle-ci, avec autant de victimes pour un même ostéopathe accusé, ne font pas la Une des médias nationaux. Mais elles ne sont pas rares pour autant. Claire*, médecin à la retraite dans l’Aveyron, nous a contactés pour nous parler de la sienne, sa “grande” affaire : “Mes patientes m’ont demandé si c’était normal de se faire toucher. C’est comme ça que j’ai découvert le pot aux roses” Au total, 62 femmes ont déposé plainte. “Il ne déshabillait que les jeunes, les vieilles il leur faisait que de l’ostéopathie autorisée”, soulève la soignante. L’ostéopathe n’a pris que six mois de prison ferme.
En prenant la parole ainsi, Claire, Léa, Manuela, Héléna, Erica et Anne espèrent mettre fin à la mansuétude autour de cette pseudothérapie. Son impact est trop souvent sous-estimé. L’ostéopathie pelvienne n’est pas une dérive thérapeutique comme une autre, disent-elles. Ces victimes souhaitent lever l’omerta sur “ces situations, nombreuses, où ces techniques servent de cheval de Troie pour des exactions”. Consentie, ou forcée, dissimulant une intention sexuelle ou pour seul motif des croyances thérapeutiques, l’ostéopathie intrapelvienne n’est jamais acceptable.
* Les prénoms ont été modifiés
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