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Souveraineté pharmaceutique : “Il est impératif de bâtir une véritable ‘Europe du médicament'”


Dans son entreprise de reconquête de sa souveraineté sanitaire, l’Europe avance à petits pas. Sur le site de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), la liste des produits en tension d’approvisionnement ou en rupture de stock s’étire toujours sur plusieurs pages. En cause, un modèle industriel qui s’appuie sur des pays lointains pour la fourniture en matières premières et pour une partie de sa production. Sortir de ce schéma prend du temps. Pour reprendre le contrôle, la relocalisation tous azimuts ne sera pas la solution miracle, estime Eric Baseilhac, membre de l’Académie de pharmacie et président de l’association pour le Bon Usage des Médicaments. Au-delà des enjeux de réglementation et de fiscalité, le Vieux Continent devra surtout se résoudre à payer plus cher ses médicaments et garantir aux industriels un cadre économique viable, plaide-t-il auprès de l’Express.

L’Express : Cinq ans se sont écoulés depuis le début du Covid. Comment a évolué l’Europe en matière de souveraineté pharmaceutique ?

Eric Baseilhac : L’ampleur du défi européen se résume en trois chiffres : 80 % des principes actifs des médicaments les plus consommés en Europe viennent d’Inde ou de Chine. Il y a vingt ans, c’était 20 %. Le deuxième chiffre, c’est 40 % des médicaments finis qui sont aujourd’hui importés. Enfin, la France, premier pays producteur de médicaments en 2010, n’est plus que le quatrième.

La pandémie de Covid n’a pas été à l’origine d’un bouleversement des enjeux de souveraineté, elle en a été le révélateur. Dans les années 2000, les industriels pharmaceutiques ont pris une série de décisions, en réponse à la pression pour baisser les prix des médicaments. Pour préserver leurs marges, ils ont opté pour le “mono-sourcing” – le fait de se fournir auprès d’un seul partenaire. Ils ont aussi découpé leurs chaînes de production, en essayant de trouver les offres les moins coûteuses sur chaque segment. Et comme à ce moment-là, personne ne se souciait des coûts de transport ou du bilan carbone, la Chine et l’Inde ont été les grandes gagnantes.

Ces deux choix ont amené à des délocalisations, qui se sont accentuées à partir des années 2010, avec le durcissement de la régulation sur les médicaments en Europe. A cela s’ajoute une hausse des coûts de production, majorés d’environ 30 % par les normes environnementales ces dernières années. C’est ainsi que nous avons perdu notre souveraineté pharmaceutique.

L’approche de chaque hiver relance les discussions sur des risques de pénurie de certaines molécules, comme l’amoxicilline. Comment éviter ces scénarios de stocks sous tension ?

Chaque sursaut de consommation d’antibiotiques, à la suite d’une épidémie importante ou des facteurs infectieux, entraîne une tension sur la chaîne d’approvisionnement. Puis les industriels s’affairent et finissent par réadapter l’offre à la demande. Mais les antibiotiques sont évidemment réalloués vers les pays qui les payent le plus cher. Et c’est là où la France pâtit beaucoup de ses prix bas. Notre pays affiche les prix des médicaments les moins élevés, en moyenne, parmi les pays européens développés. On se retrouve parfois en situation de pénurie parce que la France n’est systématiquement pas prioritaire dans ces réallocations de médicaments.

Les hausses de prix pratiquées en France ont été trop tardives ou trop modestes. Quelques centimes pour les corticoïdes, c’était ridicule, alors que les Allemands et les Portugais ont immédiatement réagi en augmentant le prix de plusieurs médicaments. Pour un flacon pédiatrique d’amoxicilline, par exemple, le prix sorti d’usine est de 76 centimes d’euro pour un flacon. Et dans ces 76 centimes, il faut faire rentrer toute une chaîne de production, qui commence souvent en Chine et qui se termine quelque part en Europe pour l’assemblage final. C’est juste impossible.

Face à une pression à la baisse des prix, on n’a pas mis suffisamment de garde-fous pour s’assurer de la viabilité économique. C’est d’ailleurs un mot qui n’existait même pas dans le vocabulaire des industriels. Enfin, il y a un phénomène nouveau : l’augmentation de la population mondiale et l’accès croissant au système de santé alors que dans le même temps, l’appareil de production n’a pas bougé. Il s’est même rétréci à certains moments du fait des délocalisations et de la désindustrialisation.

Quels atouts ont permis à l’Inde et à la Chine de s’imposer ?

L’Inde a bénéficié de sa capacité à produire des génériques, avec des critères qualitatifs et surtout des coûts de production très bas. Elle est capable de produire de grands volumes, donc de servir des marchés extrêmement larges.

La Chine a pris un autre créneau. Elle a décidé avec le plan Made in China 2025, de passer de sous-traitant à première puissance pharmaceutique du monde. Elle a beaucoup investi, notamment dans les thérapies géniques, et est aujourd’hui probablement le premier pays au monde en termes d’innovation sur cette filière. Sa stratégie consiste à produire à bas coût, à destination des pays en développement, en Afrique ou en Amérique du Sud. Et lorsque ces pays vont submerger la démographie mondiale, la Chine va trouver des acheteurs pour ses innovations dans les vingt ans à venir.

Quelles sont les solutions pour s’extraire de cette dépendance ?

A terme, il faut tout faire pour diminuer l’écart de compétitivité avec la Chine et l’Inde. Ce fossé se réduit déjà progressivement, parce que les pays asiatiques sont en train d’adopter des normes environnementales, ce qui va renchérir leurs coûts de production. En outre, les coûts de transport sont devenus prohibitifs et vont désinciter à se fournir aussi loin.

L’innovation européenne dans ses technologies de production permet aussi de réduire cet écart. Les dernières usines qui sortent de terre, par exemple l’unité de production du paracétamol à Roussillon, dans l’Isère, réduisent de cinq à dix fois leur bilan carbone, mais arrivent également à optimiser leur efficience.

Un autre levier concerne la fiscalité : la France est la championne d’Europe des taxes sur le secteur pharmaceutique. Or il faut voir la fiscalité comme un moyen pour gagner en compétitivité. Réduire cette pression sur les médicaments protégés permettrait de rendre leurs coûts, et donc leurs prix, plus compétitifs.

Un mouvement de relocalisation est-il en train de s’esquisser ? Quels sont les impératifs pour que cela fonctionne ?

Il faut d’abord s’accorder sur le fait que l’espace géopolitique pertinent pour relocaliser est l’Union européenne. Il est déraisonnable de penser que chaque pays pourra se réapproprier toute la chaîne de production. Puis, il faut admettre qu’on ne relocalisera pas tous les médicaments. Il faut rapatrier la production des médicaments indispensables et irremplaçables. C’est dans cette logique que Bruxelles a publié une liste de médicaments essentiels. Et il faut prioriser la production des principes actifs.

Il faut aussi créer un cadre économique viable, parce que sinon, les mêmes causes reproduiront les mêmes effets. On peut aider les industriels par des subventions, mais cela ne suffit pas. Si on choisit de fabriquer en Europe, les coûts de la masse salariale, de la production, des normes environnementales seront plus élevés, et donc il faut assumer que, dans un premier temps, les prix de ces médicaments soient plus élevés et mettre en place dans les procédures d’achat des critères de préférence basés sur la localisation de la production. Ces impératifs conduisent nécessairement à concevoir une véritable “Europe du médicament” au sein de laquelle les pays ne soient plus en compétition, mais solidaires.




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