Thierry Wolton a souvent été un pionnier. En 1986, dans Le KGB en France, le journaliste, ancien reporter à Libération, est le premier à décrire la teneur de “l’affaire Farewell”, cette opération de contre-espionnage majeure menée par les services secrets français. Il y dévoile aussi la trahison de “Samo”, sous-préfet et conseiller du préfet de police de Paris, en faveur du renseignement tchécoslovaque, information confirmée… trente-huit ans plus tard. Grâce à des documents officiels obtenus à Prague, le journaliste Vincent Jauvert met en cause Gérard Leconte, son vrai nom.
En 1997, Wolton file à Moscou consulter les archives diplomatiques fraîchement ouvertes. Il en tire un ouvrage truffé de révélations puisées aux meilleures sources sur les réseaux du Kremlin en France. A la fin du siècle, il est encore une fois le premier journaliste français à consulter une synthèse sur les archives Mitrokhine, ces documents issus du renseignement russe apportés par un transfuge au Royaume-Uni. Il y découvre le nom de nombreux espions français au service du KGB, contacte les intéressés, prévoit d’en faire un livre. Las, les données ne sont pas encore disponibles à l’université de Cambridge, Wolton n’a pas de preuves de ce qu’il avance, son éditeur le presse de renoncer.
Il n’empêche, en quarante ans, Thierry Wolton s’est imposé comme l’un des meilleurs connaisseurs de l’espionnage en France. Dans son appartement ensoleillé du sud de Paris, où il a l’habitude de rédiger ses opus, il a longuement reçu L’Express pour analyser la porosité des milieux du pouvoir aux manœuvres des hommes de Poutine et les défis que posent aujourd’hui les menées du régime de Pékin. Il nous a également confié une partie de ses découvertes dans les archives Mitrokhine, permettant des recoupements et de nouvelles confirmations. Qu’il en soit remercié.
L’Express : Vous avez été le premier journaliste français à documenter l’ampleur de l’espionnage russe en France. Pourquoi le KGB et ses successeurs veulent-ils pénétrer le pouvoir politique français depuis toujours ?
Thierry Wolton : Cela a surtout été vrai après la Seconde Guerre mondiale. En ces temps de guerre froide, notre pays incarnait pour Moscou le maillon faible des démocraties occidentales, avec l’espoir de l’utiliser comme pivot pour influencer l’Europe et surtout pour diviser le front occidental en opposant Paris à Washington. Par exemple, pour le pouvoir soviétique la décision prise en 1966 par le général de Gaulle de se retirer du commandement intégré de l’Otan a été considérée comme une grande victoire des opérations d’influence menées par le KGB dans la classe politique de l’époque. Pour le KGB, la France était un pays idéal pour servir de caisse de résonance. Ni l’Allemagne défaite, ni l’Italie sortie du fascisme, ni l’Espagne franquiste ne pouvaient jouer ce rôle. Quant à la Grande-Bretagne, elle regardait trop vers l’Ouest, du côté Atlantique comme le disait de Gaulle, pour avoir une influence sur l’Europe continentale.
Comment expliquer la porosité des milieux du pouvoir français à l’espionnage russe ? Y a-t-il une spécificité française ?
Des facteurs historique, idéologique, politique et psychologique ont favorisé cette porosité. La Révolution de 1789, singulièrement la période de la terreur jacobine de 1793-94, représentait un modèle pour Lénine. En somme, il existait entre la France et le monde communiste une “fraternité révolutionnaire” qui a favorisé la pénétration des intérêts du “camp socialiste”. Les “compagnons de route”, ces intellectuels qui ont soutenu le régime soviétique au nom de l’idéal communiste, ont été particulièrement nombreux dans notre pays. Ils ont aidé à préparer le terrain idéologique idoine pour cette pénétration. La vieille rivalité franco-américaine a elle aussi servi de substrat politique à cette porosité. Paris et Washington ont depuis toujours rivalisé en matière de paternité révolutionnaire, si l’on peut dire. Outre-Atlantique, les bouleversements révolutionnaires se sont achevés en 1783, en France, ils ont commencé en 1789. Dans notre pays si fier de son histoire, si convaincu d’avoir ouvert une nouvelle voie à l’humanité, la prévalence américaine a toujours été difficile à accepter.
Choisir le camp soviétique c’était choisir l’autre grand vainqueur du nazisme sans être redevable aux Américains
L’Union soviétique a su profiter de cette rivalité mémorielle pour séduire l’élite française, en jouant sur une sorte de revanche historique à prendre sur le “grand frère” américain. Choisir le camp soviétique c’était choisir l’autre grand vainqueur du nazisme sans être redevable aux Américains. C’est le facteur psychologique. Autrement dit, le sentiment d’infériorité ressentie à la suite de ce conflit mondial a favorisé en France les desseins soviétiques face aux Etats-Unis. Ceux qui s’y sont laissés prendre espéraient peser davantage sur la scène internationale. La politique gaulliste, notamment, a parié là-dessus.
Cet antiaméricanisme est-il toujours vivace ?
Bien moins que dans les années d’après-guerre. A l’époque, l’antiaméricanisme était également alimenté par la volonté de Washington de décoloniser. La perte de l’empire français en Asie et sur le continent africain fut en partie une conséquence de cette politique américaine. Ce contexte a de nouveau favorisé la pénétration soviétique dans l’Hexagone. Dans beaucoup d’esprits, l’ennemi restait Washington plutôt que Moscou. Puis, l’anti-impérialisme a pris le relais. La guerre du Vietnam des années 1960-1970 a été un bon terrain pour l’influence soviétique avec d’un côté le bon Viêt-minh, de l’autre le méchant Yankee. Aujourd’hui, ce vieux fond de rivalité persiste entre les deux pays, même si la France et les Etats-Unis sont clairement dans le même camp. Néanmoins, les intérêts européens que défend Paris peuvent se heurter aux intérêts de Washington qui a les yeux davantage tournés vers l’Asie. Le “Make America Great Again” que prône Trump va forcément avoir des répercussions sur les relations transatlantiques. Les ennemis des démocraties occidentales vont chercher à exploiter ce contexte, en premier lieu la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping.
Vénalité, idéologie, compromission, ego… On sait les Russes susceptibles de jouer sur tous ces tableaux pour convaincre leurs cibles de trahir. Y a-t-il un levier qu’ils préfèrent ?
Compromission et ego sont probablement les méthodes préférées. Compromettre quelqu’un (sexe, corruption, etc.) c’est être sûr de pouvoir le tenir, de le faire chanter, pour le manipuler. Flatter est aussi un moyen efficace car l’orgueil humain est universel. Faire croire par exemple à un agent qu’il va sauver à lui seul la paix dans le monde l’enorgueillit. En revanche, l’idéologie est à la peine. Le régime soviétique prétendait œuvrer pour le bonheur du monde, la Russie poutinienne veut reconstituer un glacis qui la protège du reste du monde. Quant à l’argent, c’est un moyen toujours efficace. L’espionnage s’inscrit dans un temps long. Avant tout recrutement, la “cible” est soigneusement étudiée, pour faire jouer sur elle ce qui a le plus de chance de réussir.
L’URSS a recruté beaucoup d’agents au sortir de la Seconde Guerre mondiale, portée par son statut de vainqueur et de rempart au nazisme. Sur quels arguments les hommes de Poutine s’appuient-ils aujourd’hui pour séduire les élites ?
Moscou a toujours joué sur les traditionnelles relations franco-russes, la fraternité orthodoxe, l’antiaméricanisme, la sympathie politique. De nos jours, ce sont plutôt la peur des migrations, la “décadence” des mœurs occidentales qui attirent alors que Moscou se veut un bastion du conservatisme. Curieuses mutations : autrefois le recrutement se faisait au nom du progressisme, aujourd’hui essentiellement en jouant sur les craintes de l’avenir, sur la sauvegarde du monde d’hier. Quoi qu’il en soit, l’espionnage russe use des mêmes méthodes que le KGB d’antan lorsqu’il s’agit de recruter et de servir la cause de Moscou.
Avec la révolution numérique, comment l’espionnage russe a-t-il évolué ?
Si le facteur humain reste important – recruter le bon agent à la bonne place demeure le b. a.-ba du monde du renseignement –, les nouvelles technologies changent la donne : l’écoute, la surveillance, la collecte de renseignements, l’influence, tout cela a évolué. On peut tout, ou presque tout, capter et surveiller de nos jours, nombre d’informations scientifiques et techniques circulent sur Internet et les réseaux sociaux offrent des moyens formidables de manipulation. Désormais, l’agent d’influence c’est Monsieur Tout-le-Monde, les internautes qui colportent par millions de fausses informations, des rumeurs, qui chassent en meute contre ou pour telle ou telle opinion, le tout animé par des algorithmes qui les rassemblent à leur insu. Sociétés ouvertes, les démocraties sont devenues plus vulnérables. Il ne s’agit plus seulement de se protéger des ingérences étrangères mais d’empêcher les ingérences étrangères de proliférer au travers de multiples canaux dont il est difficile de savoir qui les manipule.
Désormais, l’agent d’influence c’est Monsieur Tout-le-Monde
Le renseignement russe en France est-il aujourd’hui aussi dynamique qu’avant la guerre en Ukraine ? Quelles sont ses priorités ?
La guerre en Ukraine a compliqué la tâche du SVR, l’héritier du KGB. Pour un agent au service de Moscou, il n’est pas très honorable d’être du côté de l’envahisseur. Cela dit, le Kremlin peut toujours jouer sur la peur, prétendre qu’il faut amener les Ukrainiens à négocier sous peine d’une guerre toujours plus mortelle, avec une menace nucléaire récurrente. En un mot, aidons Moscou à obtenir gain de cause – un partage de l’Ukraine et sa neutralité – sous peine d’obliger Poutine à faire un malheur. Bien des oreilles occidentales sont sensibles à cette propagande pseudo-pacifiste. Nul besoin d’agents d’influence pour marquer les esprits en ce sens. La paix n’est-elle pas un désir universel de l’humanité ?
Quel est le pays qui vous inquiète aujourd’hui le plus en matière d’espionnage ?
La Chine, incontestablement. Elle dispose des moyens nécessaires, d’un logiciel idéologique éprouvé, et des troupes suffisantes pour parvenir à ses fins. Devenue la deuxième puissance du monde grâce aux investissements occidentaux et aux pillages technologiques, le parti-Etat chinois ne cache pas sa volonté d’en finir avec l’influence occidentale qui règne sur le monde depuis 1945. Pékin veut imposer son propre ordre mondial, inspiré des méthodes de gouvernances léninistes. Le discours antidémocratique du Parti communiste chinois séduit un grand nombre de pays dont les dirigeants ne craignent rien de plus que la liberté qui pourrait enivrer les esprits de leurs citoyens. A la guerre de l’ombre classique, s’ajoutent la menace venue de l’espace et celle du numérique avec ses formidables capacités de manipulations massives. C’est toujours la même guerre, commencée il y a plus d’un siècle, mais à l’aide de nouveaux moyens, très performants.
Retrouvez toutes nos enquêtes liées à l’espionnage ici.
Source