Pour l’intelligence artificielle, 2024 restera comme l’année de tous les records. Des centaines de modèles ont été rendus disponibles : Gemini de Google, LeChat de la française Mistral, ou encore o1, la dernière génération de ChatGPT capable de “raisonner”. Sans compter les promesses des agents IA, qui ont enthousiasmé le secteur.
Surtout, les investissements n’ont jamais été si importants dans la filière : rien qu’aux Etats-Unis, les sociétés de capital-risque ont levé pas moins de 56 milliards de dollars en 2024. Une somme dantesque, qui a permis à de nombreuses start-up de faire exploser leur valorisation – au premier rang desquelles OpenAI, la société à l’origine de ChatGPT. L’entreprise, menée par Sam Altman, a bouclé en octobre une levée de fonds de 6,6 milliards de dollars. De voir faire grimper sa valorisation à 157 milliards de dollars. Un niveau stratosphérique.
Par rapport à ses concurrents, xAI, créée en mars 2023 par Elon Musk, fait encore figure de Petit poucet. Initialement lancée avec une équipe de 12 personnes, principalement des ingénieurs débauchés d’OpenAI, Google et autres, xAI comptait une centaine d’employés en juin 2024. En comparaison, OpenAI disposerait de 4 500 collaborateurs, tout comme Deepmind, la division intelligence artificielle de Google. Une très longue liste d’offres d’emploi sur le site de xAI vient confirmer que l’entreprise a encore besoin de beaucoup de nouvelles recrues.
Un mode “fun” légèrement complotiste
Néanmoins, la feuille de route de xAI, dressée par son médiatique fondateur, ne manque pas d’ambition. xAI a pour mission de “comprendre la véritable nature de l’Univers”, le tout en se positionnant comme un “anti-OpenAI”. Comprendre : sans établir les barrières mises en place par le laboratoire de Sam Altman pour compenser les biais de l’intelligence artificielle. ChatGPT a été entraîné pour ne pas discriminer et pour apporter des réponses prudentes à certaines questions polémiques – une manœuvre insupportable pour Elon Musk, qui a critiqué le chatbot comme étant “woke”.
En réaction, xAI a donc délibérément développé une intelligence artificielle “entièrement libre”, selon la volonté d’Elon Musk. Ce chatbot baptisé “Grok” offre deux modes de fonctionnement : l’un “classique”, et l’autre “fun”, intégrant des blagues. Au risque de choquer les âmes sensibles ?
Malgré la volonté de faire de Grok un outil neutre, dans les faits, l’IA “a quand même une ligne éditoriale très libérale”, explique Laurent Cordonier, directeur de la recherche à la Fondation Descartes et spécialisé dans les questions de désinformation. Cette influence fait que le chatbot peut parfois tenir des discours dangereux, notamment lorsqu’il est en mode “fun” : une enquête de Vice a déjà révélé que Grok expliquait aux utilisateurs que certaines théories du complot pouvaient être vraies.
Une course au nombre d’utilisateurs
Il faut dire qu’il s’entraîne sur des données provenant de X (ex-Twitter), où circulent de nombreuses fake news. En se basant sur ces informations, l’IA produit des résumés erronés. “Grok n’arrive pas à faire la différence entre ce qui est vrai ou faux, y compris avec les contenus à caractère humoristique”, détaille Laurent Cordonier. Sans compter le fait qu’il est très facile d’utiliser Grok pour générer des fake news, étant donnée son absence de barrières.
Malgré les promesses d’Elon Musk, Grok n’est pour l’instant pas “particulièrement performant”, indique Mehdi Triki, responsable des relations institutionnelles chez HubAI. Il est en deçà de ses concurrents sur un certain nombre de points, notamment sur la compréhension des requêtes les plus longues, la structuration des réponses, et bien sûr, sur la précision des faits. Néanmoins, “il est impressionnant dans plusieurs domaines”.
Par exemple, il est très apprécié pour sa rapidité, sa capacité à coder ou à résoudre des problèmes mathématiques. Il obtient une note de 87,5 % au test MMLU, qui compare les performances des grands modèles de langage. Il se place donc devant ChatGPT-4 qui n’obtient “que” 86,4 %.
Ses performances se sont particulièrement améliorés avec la sortie de Grok 2, en août. Et pour cause : en étant relié à X, il peut compter sur les 336 millions d’utilisateurs réguliers du site pour avoir accès à encore plus de données et d’informations. “Avec Grok, Elon Musk ne se place pas dans une course à la performance, mais à l’adoption. Sa philosophie n’est pas de dépasser OpenAI sur un plan technique, en mais en nombre d’utilisateurs”, souligne Mehdi Triki.
Un avantage unique au monde
A titre de comparaison, OpenAI compte 300 millions d’utilisateurs actifs pour ChatGPT. Là réside la force de l’homme le plus riche au monde : il peut très facilement intégrer Grok à toute sa galaxie d’entreprises. Selon Hanan Ouazan, expert de l’intelligence artificielle générative pour le cabinet de conseil Artefact, “cette stratégie permettra aussi à Grok d’obtenir des capacités de compréhension visuelle impressionnantes, en se liant à Tesla”. Le constructeur travaille sur la capacité des véhicules à percevoir leur environnement depuis des années. Il bénéficie d’une énorme avance dans ce domaine. Si Grok accédait aux données de conduites récoltées par les voitures Tesla depuis des années, il possèderait un avantage unique au monde. “Le seul concurrent qui a un pied dans la conduite, c’est le modèle Gemini, de Google, qui pourrait éventuellement être intégré à certains véhicules connectés avec Android”.
“La deuxième synergie évidente pour xAI, c’est avec les robots Optimus”, poursuit Hanan Ouazan. Ces humanoïdes, présentés lors du dernier événement Tesla, avaient bluffé les personnes présentes, même si leur dextérité reste sujette à caution. “Ils sont déjà impressionnants, mais si, demain, ils sont alimentés par Grok, cela sera révolutionnaire”. Cette perspective explique sans doute la valorisation démesurée de xAI, alors que son chatbot doit encore faire ses preuves. “La vision d’Elon Musk transcende les frontières traditionnelles entre entreprises : xAI, X, SpaceX et Tesla ne sont que différentes facettes d’un même écosystème, incarnant sa vision singulière du futur. À ce rythme, ne soyez pas surpris si Tesla devient bientôt TeslaX”, juge Hanan Ouazan.
La concurrence accuse un certain retard : OpenAI a bien annoncé en mars avoir noué un partenariat avec Figure, un fabriquant d’humanoïdes, mais l’entreprise n’a pas encore donné de date précise pour une arrivée sur le marché. De son côté, Elon Musk a déjà annoncé qu’un millier de robots Optimus seraient déployés dans ses usines dès 2025.
Bien sûr, il faut prendre cette déclaration avec des pincettes. Elon Musk est un habitué des exagérations et des dates de lancement très optimistes : la conduite autonome complète, que l’homme d’affaires promet depuis 2016, n’est toujours pas arrivée. “Il faut toujours se méfier des effets d’annonce”, abonde Mehdi Triki. “Dans le secteur de la tech, ils rapportent toujours beaucoup d’investissements, et les entrepreneurs en jouent beaucoup”.
Surtout, les avancées dans l’intelligence artificielle, qui ont été très rapides ces dernières années, pourraient être plus modestes à l’avenir. Les modèles de langage, qui ont besoin de gigantesques quantités de données pour s’entraîner, ont déjà digéré l’essentiel d’Internet. Ils pourraient bientôt manquer de carburant. D’autant que la puissance de calcul pourrait marquer le pas elle aussi, faute d’électricité ou de puces suffisamment nombreuses sur le marché.
Historiquement, l’homme d’affaires a réussi à mener à bien des projets considérés au départ comme fous. Mais cette folie n’est pas toujours contagieuse. Débauchés en grande pompe chez OpenAI, certains employés de xAI ont fait le chemin inverse au bout de quelques mois, peu convaincus par le projet. La guerre entre les deux géants de l’IA ne fait que commencer.
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