8 janvier 2020, Vanessa Springora vient de publier Le Consentement, récit de l’emprise qu’exerça sur elle, alors adolescente de 14 ans, l’écrivain quinquagénaire au crâne de bonze, Gabriel Matzneff. L’émission La Grande Librairie l’invite en plateau, quand l’appelle la préfecture de Nanterre ; son père fut retrouvé mort – mort depuis quatre à six jours – à son domicile de Courbevoie. Prière de se présenter sur-le-champ afin de l’identifier. Elle file, souffle court. Devant l’appartement, où elle n’est pas entrée depuis trente-cinq ans, elle songe qu’il s’est suicidé. Pensée obsessionnelle, paralysante : il a lu son livre, son cœur s’est arrêté. Elle sait qu’il l’a lu, il lui a écrit un texto frivole pour la féliciter, s’exonérant – à renfort de cinq points d’exclamations – du fracas dans lequel elle consuma son adolescence. Depuis le monde des morts, ce père, pense-t-elle, interrompt la promotion du livre où elle raconte, entre les lignes, sa démission parentale, il l’oblige à venir se pencher sur son cadavre. Qui pue déjà.
Ainsi commence Patronyme, le nouveau livre de Vanessa Springora, traque identitaire que d’autres fantômes, tous masculins, conduiront plus loin encore. Au départ donc, le père et son nom. Ce Springora à l’étrangeté inclassable, qui lui valut à l’école les questions de ses enseignants – Portugaise ? Italienne ? Espagnole ? –, auxquels elle répondait qu’il était tchèque, pays commode, car sur la Tchéquie “les Français ne savent en général pas grand-chose et n’ont généralement rien à dire”, “une origine nébuleuse, un ailleurs dont je ne savais rien, et auquel j’ai longtemps refusé de m’intéresser, car il me venait d’un père qui avait déserté ma vie”. Quand Internet ouvrit les vannes de la généalogie, elle constata d’ailleurs que ce patronyme n’est porté par personne en France, hormis elle, fille unique – un hapax, un nom n’apparaissant qu’une seule fois dans la langue.
“Ce nom que mon père m’a transmis, je le tiens d’un éternel absent”, insiste-t-elle. L’explorer c’est le raconter lui, Patrick Springora. Caractériel, mythomane, s’inventant une carrière d’envoyé spécial de l’Otan en Afghanistan ou d’organisateur de la candidature Hollande à la présidentielle, ou encore d’espion chargé de libérer les otages français au Mali. Drôle de figure masculine qui s’épile des heures devant la glace, porte un blazer de bonne facture puis soudain se moule les fesses dans un jean blanc porté avec des cheveux peroxydés, un père dément, hypermnésique, et dans le téléphone duquel se cachaient des centaines de photos pornographiques. Triant ses affaires, en portant sur la bouche un masque de chantier pour ne pas suffoquer dans la crasse, les souvenirs émergent. Elle a 12 ans, il l’invite au restaurant, lui hurle qu’il peut l’aider à devenir une chanteuse célèbre, il les connaît toutes, il crie, elle rougit, elle a honte. Quand une cliente se lève, s’approche d’elle, et lui dit : “Mademoiselle, vous devriez cesser de fréquenter ce monsieur”. Phrase prémonitoire que, par la suite, plus personne n’osa lui dire. Elle l’aurait pourtant sauvée.
“Aujourd’hui je te reconnais quelques circonstances atténuantes”
Derrière le nom du père, le père du père, Josef ou Joseph ? Springer ou Springora ? De ce grand-père, elle trouve de rares objets. Un baromètre décoré du visage de Pétain, un portrait de Hitler, et une photo en tenue d’escrime, un maillot blanc avec sur l’épaule droite un insigne sur lequel figurent l’aigle impérial nazi et la croix gammée. Après la cave de Courbevoie, les archives de Berlin, de Prague, des Etats-Unis. La voici en Tchéquie, visitant le village de Zabreh, commune de Moravie, dont il était originaire. S’est-il engagé dans la Wehrmacht ou fut-il enrôlé de force ? Une cousine octogénaire, bribes de souvenirs, confusion totale, le décrit policier à Berlin, fugitif en France, mécanicien pour les troupes américaines. Il fut bigame un temps, apatride toujours, car jamais il ne demanda la nationalité française.
Au cœur de Patronyme, l’histoire des Sudètes – la sienne -, celle des Tchèques germanophones peuplant la montagne frontière entre la Pologne, l’Allemagne et la Tchécoslovaquie, qui accueillirent Hitler “avec des cris de joie”, puis qui, la guerre achevée, furent expulsés par le gouvernement de Prague. “Des années durant, j’ai cru que tu n’étais qu’un salaud”, écrit-elle à son père, “aujourd’hui je te reconnais quelques circonstances atténuantes”. Quand elle vide la cave de Courbevoie, elle prie sa mère de l’aider. Celle-ci passe, prend trois babioles, repart, l’abandonnant. Trop moche de ranger les affaires de ce sale type. Vanessa continue. Seule. Puissance du non-dit quand il agit, et quand, enfin, il s’écrit.
Patronyme, par Vanessa Springora. Grasset, 368 p., 22 €.
Source