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“Les Français, vous êtes des éternels insatisfaits…” : le regard surprenant d’un éminent économiste espagnol


Qui suis-je ? Il y a à peine quelques années, ma santé financière était en piteux état. Considéré comme l’un des cancres de la zone euro, je désespérais de voir mes voisins du nord me regarder de haut. Mais cela, c’était avant. Désormais on me présente comme la plus belle remontada de ces dix dernières années après celle du FC Barcelone face au PSG en 2017. The Economist vient de me faire les honneurs, me citant comme un modèle pour le reste de l’Europe. Je suis, je suis, je suis… L’Espagne.

S’appuyant sur divers indicateurs, tels que la croissance du PIB, l’inflation ou encore la politique budgétaire, le très sérieux magazine britannique estime dans un article intitulé “Ce que l’Espagne peut enseigner au reste de l’Europe” que notre voisin ibérique “est en passe de devenir la meilleure économie des pays riches en 2024”. La croissance espagnole devrait atteindre 3 % en 2024, largement au-dessus de la moyenne européenne (0,9 %). Des bons résultats qui ne tombent pas du ciel, en partie dus aux exportations de services non touristiques. “L’une des leçons à tirer est qu’il faut se concentrer sur les services et ne pas fétichiser l’industrie manufacturière”, souligne The Economist. Le magazine voit dans l’exemple espagnol la preuve que les réformes structurelles de longue durée sont payantes. Mais de quelles réformes parle-t-on ? Ces recettes pourraient-elles être importées en France, en pleine impasse budgétaire ? Avec quelques ombres au tableau – la dette publique reste l’une des plus élevées d’Europe et un taux de chômage record parmi les 27 – la bonne santé de l’économie espagnole est-elle appelée à durer ? Quels sont les points de vigilance ? L’analyse de Juan Carlos Martinez Lazaro, professeur à la prestigieuse IE University, l’une des meilleures écoles de commerce d’Europe.

L’Express : “Alors que les autres grandes économies européennes sont plongées dans la morosité, celle de l’Espagne est en plein essor”, soulignait il y a quelques jours The Economist. “L’Espagne vit aujourd’hui l’un de ses meilleurs moments des dernières décennies”, s’est même récemment félicité le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez. Quelles réformes ont permis ces bons résultats et peut-on les mettre au crédit du gouvernement socialiste actuel ou plutôt au précédent, de droite, dirigé par Mariano Rajoy entre 2011 et 2018 ?

Juan Carlos Martinez Lazaro : Au cours de la précédente décennie, sous le gouvernement de Mariano Rajoy, plusieurs réformes très importantes ont été mises en oeuvre. L’une d’elles, majeure, a été la réforme du marché du travail, qui a libéralisé ce dernier en accordant davantage de prérogatives aux entreprises par rapport aux conventions collectives sectorielles tout en réduisant les coûts de licenciement. L’introduction de cette flexibilité dans le marché du travail a joué un rôle déterminant dans la création d’emplois. Avant cette réforme, une croissance d’au moins 3 % était indispensable pour créer des emplois nets. Grâce à cette réforme, ce n’est plus le cas. L’Espagne parvient à en créer avec une croissance d’environ 1 %.

La deuxième réforme importante, adoptée en 2012, a porté sur le système bancaire, ébranlé par l’éclatement de la bulle immobilière en 2008. Une réorganisation profonde était absolument nécessaire, notamment à travers la fusion de plusieurs établissements, principalement des caisses d’épargne. Avant la crise, l’Espagne comptait plus de 50 banques ou institutions bancaires. Aujourd’hui, ce nombre a été ramené à moins de 15, ce qui a permis de renforcer ces établissements. Ces regroupements ont amélioré leur capacité à accorder des prêts aux ménages, aux familles et aux entreprises.

Pour répondre à votre deuxième question, on observe que l’économie espagnole a renoué avec la croissance dès 2015, c’est-à-dire trois ans avant l’arrivée au pouvoir de Pedro Sánchez. Mais il est vrai que depuis lors, la croissance s’est poursuivie et cette dynamique positive s’est maintenue. Cette croissance espagnole de 3 % pour 2024 est une performance remarquable dans le contexte du marché européen (NDLR : le PIB de la zone euro affiche une hausse de 0,9 %).

La croissance espagnole est notamment stimulée par les investissements étrangers. Pourquoi ?

Oui, cela tient à plusieurs facteurs. D’abord, dans le secteur de l’immobilier, l’Espagne bénéficie d’une forte dynamique due en grande partie grâce au secteur touristique en plein boom. De nombreux investissements y sont directement liés. C’est un point très important. En outre, dans bien des secteurs, nos coûts de main-d’œuvre sont moins élevés que dans d’autres régions d’Europe comme la France par exemple. D’ailleurs, cela peut paraître étrange mais l’Espagne produit bien plus de voitures que la France, même si la majorité des véhicules produits ne sont pas issus de marques espagnoles. Cela s’explique notamment par le fait que nombreuses usines françaises ont délocalisé une partie de leur production en Espagne. Ces usines profitent des coûts de main-d’œuvre plus compétitifs et d’une grande efficacité industrielle dans la production automobile. C’est comme cela que l’Espagne s’est imposée comme le deuxième producteur automobile européen.

Enfin, un nouveau domaine d’investissement en Espagne, particulièrement intéressant, est celui des centres de données, les fameux data centers. Ce secteur attire de nombreux capitaux. L’Espagne offre des conditions favorables, comme la disponibilité de grands espaces, ce qui serait impossible au Luxembourg, par exemple. Mais ce n’est pas tout. Notre pays dispose aussi de ressources en eau, en particulier dans certaines régions du nord, et d’un autre atout majeur : l’électricité. Grâce aux investissements dans les énergies renouvelables, en particulier l’énergie solaire, les prix de l’électricité en Espagne devraient être plus bas dans les années à venir par rapport à d’autres pays. Cela attire de nombreux centres de données, car ces infrastructures requièrent de d’eau et de l’électricité bon marché.

De nombreuses entreprises viennent donc investir en Espagne pour ces raisons. Ces investissements sont massifs. Il y a toutefois un bémol au sujet des data centers : le problème avec ce type d’activité est qu’une fois les infrastructures mises en place, elles nécessitent très peu de main-d’œuvre pour fonctionner. Cela dit, cela représente une véritable opportunité pour l’Espagne. Le gouvernement mise sur l’idée que des prix de l’électricité compétitifs à l’avenir attireront davantage d’investissements industriels, en particulier dans les secteurs à forte consommation d’électricité ou d’énergie.

Une grande partie de l’expansion économique de l’Espagne a été rendue possible grâce à l’immigration. Près de 90 % des nouveaux emplois sont occupés par des immigrés, pointe notamment The Economist. De quelle immigration s’agit-il et cela s’est-il fait sans tension au sein de la société espagnole ?

D’abord, entre 2021 et 2023, l’Espagne a accueilli 1,2 million de nouveaux immigrés, principalement originaires d’Amérique latine. D’autres proviennent également du Maghreb et d’Afrique du Nord, notamment du Maroc. Ces flux migratoires s’expliquent par les besoins de l’économie espagnole. Comme je l’ai mentionné, avec un taux de chômage supérieur à 10 % (NDLR : il était de 11,21 % de la population active au troisième trimestre 2024), il est presque impossible de trouver des Espagnols prêts à occuper certains emplois. Et en ce qui concerne les tensions sociales, elles restent moindres en Espagne par rapport à d’autres pays, pour deux raisons principales. Premièrement, contrairement à des pays comme la France, l’immigration de masse est un phénomène relativement récent en Espagne. Cela remonte au début des années 2000.

Deuxièmement, une grande partie des migrants venant d’Amérique latine, cela signifie qu’ils partagent la même langue, une culture proche et la même religion. Cela facilite leur intégration dans la société espagnole. Nous avons également accueilli de nombreux migrants de Roumanie, qui se sont très bien intégrés. Pour l’instant, nous en sommes encore principalement à la première génération de migrants, voire à la deuxième. Dans les années à venir, nous verrons comment cette dynamique évoluera en Espagne. Mais jusqu’à présent, les tensions liées à l’immigration restent faibles.

Malgré ces bons résultats économiques, le revenu par personne n’a pratiquement pas augmenté en Espagne. Le produit intérieur brut (PIB) par habitant se situe en dessous de la moyenne de l’Union européenne. Comment est-ce possible ?

L’Espagne a mis près de dix ans pour retrouver le PIB réel qui était le sien avant la crise financière de 2008. On peut considérer cette période qui s’est ensuivie comme une décennie perdue. Depuis lors, nous avions commencé à nous redresser, mais la pandémie de Covid-19 est arrivée, venant à son tour percuter l’économie espagnole en raison des restrictions sur le tourisme. En 2020 et 2021, il était estimé que nous aurions besoin de plus de deux ans pour nous remettre. Donc vous voyez bien, au cours des 15 dernières années, depuis la crise financière, l’économie espagnole a beaucoup souffert. Cependant, ces deux dernières années, nous avons enregistré une croissance très rapide.

Ensuite, bien que l’économie ait progressé d’environ 3 % cette année et de 2,5 % en 2023, la population a elle aussi connu une augmentation significative au cours des trois dernières années, avec comme je vous le disais, l’arrivée d’environ 1 à 1,2 million de nouveaux migrants. Or, la croissance rapide de la population limite la hausse du PIB par habitant, qui ne serait pas aussi élevée qu’elle pourrait l’être.

Les impôts ont fortement augmenté sous la mandature de Pedro Sánchez, notamment pour les grandes banques et les plus aisés. Ce qui n’est guère du goût des entreprises…

Si vous souhaitez augmenter les dépenses, comme le souhaite le gouvernement actuel, notamment pour financer des programmes sociaux, il faut disposer de ressources et donc collecter des impôts. Cependant, le problème avec la fiscalité, c’est que l’augmentation des taxes ne favorise pas toujours les incitations nécessaires à la croissance économique. C’est l’une des difficultés rencontrées en Espagne. Bien que la croissance du PIB espagnol soit un succès, et malgré la hausse de la consommation privée et des exportations, l’investissement est en baisse (il a diminué de 0,9 % au troisième trimestre 2024). Pourquoi ? En raison d’un manque de confiance des entreprises, lui-même lié à l’absence d’un cadre fiscal stable. En décembre, le Parlement était encore en discussion avec le gouvernement et ses partenaires pour décider quelles taxes seraient instaurées ou augmentées pour l’année suivante.

L’exécutif espagnol doit composer avec divers partis, notamment les Catalans, les Basques et les partis de gauche. Ces derniers souhaitent augmenter les taxes pour les banques et d’autres grandes entreprises. Or, trouver un consensus est difficile. Ce manque de stabilité est problématique car il décourage l’investissement étranger. Les entreprises disent : “Nous voulons savoir, sur une période de deux ou trois ans, ce que nous allons devoir payer.” Le gouvernement essaie de trouver de nouvelles sources de revenus, notamment en augmentant les taxes. Mais il n’y a pas de cadre clairement défini. Ce flou fiscal rend la situation difficile à comprendre, et cela n’est pas bon pour l’investissement, ni pour l’économie espagnole. La situation économique a beau être meilleure aujourd’hui, tant que les entreprises n’auront pas de certitude, les investissements resteront bloqués. D’ici la fin de 2024, les investissements risquent d’être inférieurs à ceux de 2019.

L’Espagne est aujourd’hui présentée comme un modèle à suivre pour le reste de l’Europe. Quelle leçon la France, actuellement en plein marasme budgétaire, pourrait-elle en tirer ?

D’abord, compte tenu de son taux de chômage encore très élevé, il serait malvenu pour l’Espagne de donner des leçons à d’autres pays en matière d’emploi. Il y a quelque chose d’incohérent dans le marché du travail espagnol. Comment pouvons-nous afficher un taux de chômage de 11 % et dans le même temps une pénurie de travailleurs dans tous les secteurs de l’économie, ce qui contraint le pays à importer de la main-d’œuvre pour satisfaire les besoins économiques ?

Une fois cela dit, l’un des principaux problèmes auxquels la France est confrontée actuellement est le déficit budgétaire, qui dépasse 6 % cette année et devrait se maintenir entre 5 et 6 % dans les années à venir. En comparaison, l’Espagne est dans une situation bien plus favorable. Cette année, le déficit budgétaire espagnol devrait être d’environ 3 %, atteignant ainsi l’objectif fixé par l’Union européenne pour garantir la stabilité budgétaire. Certes, la situation budgétaire de l’Espagne n’est pas parfaite, cependant, à l’heure actuelle, sa situation fiscale est clairement meilleure que la vôtre. Pour moi, le problème principal en France réside dans la difficulté qu’a, ou aura, le gouvernement à réduire le déficit budgétaire. Pour respecter les règles européennes, la France devra augmenter ses recettes, probablement en augmentant les impôts, tout en réduisant considérablement ses dépenses. Ce qui s’annonce encore plus complexe à cause de la situation tendue au sein de l’Assemblée nationale. Il est extrêmement difficile d’obtenir un consensus, bien qu’un tel accord soit indispensable pour l’économie et l’avenir du pays.

Quel regard portent les observateurs espagnols sur la situation pour le moins chaotique de la France ?

Personnellement, je suis toujours étonné de constater à quel point les Français semblent insatisfaits. Cela me rappelle l’écrivain Sylvain Tesson, qui disait : “La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer.” Pour nous, Espagnols, la France n’est pas un pays en crise ou en déclin, contrairement à d’autres. Or, il semble que les Français se focalisent davantage sur ce qui ne va pas. Je pense que c’est une différence fondamentale entre nos deux pays. Nous voyons la France comme un pays prospère, et pourtant, beaucoup de Français paraissent mécontents de leur pays et de leur système politique. Pour ma part, c’est quelque chose que j’ai du mal à comprendre. La France n’est pas un paradis, bien sûr, mais ce n’est certainement pas un enfer non plus.




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