“Je veux d’abord exprimer mon émotion, car il y a longtemps que je n’ai pas pris la parole dans cette assemblée, que j’ai beaucoup aimée.” Quelques minutes plus tard : “Ne vous mettez pas en colère les uns contre les autres ; de toutes les manières, les Français ne peuvent pas vous entendre : les micros sont coupés.” Le 17 décembre, François Bayrou, qui prononcera mardi 14 janvier sa déclaration de politique générale, redécouvre l’Assemblée nationale. Le choc est rude, comme il l’avait été pour son prédécesseur, Michel Barnier, même âge. L’une de ses dernières scènes parlementaires, le 4 décembre, ne fut pas la moins marquante : alors qu’il rend hommage à la mémoire d’un ancien élu, une députée de La France insoumise lance “On s’en fout”. “Il m’arrive de penser comme vous que cette Assemblée nationale a bien changé”, lâche celui qui va être censuré.
Dans une note intitulée “La fièvre parlementaire : ce monde où l’on catche !” (étude complète disponible sur www.cepremap.fr/), trois chercheurs, Yann Algan (HEC), Thomas Renault (Paris I) et Hugo Subtil (Zurich) étudient l’ensemble des discours en séance plénière dans l’Hémicycle de 2007 au 9 juin 2024, jour de la dissolution – soit quelque 2 millions d’interventions – en recourant à l’intelligence artificielle. Ils en tirent une conclusion majeure, et inquiétante : “la désinstitutionnalisation de l’Assemblée nationale” est en marche. François Bayrou, plus que beaucoup d’autres, avait théorisé la nécessité que le débat se déroule dans l’Hémicycle pour éviter qu’il n’éclate dans le pays et y puisait l’un des arguments pour introduire la proportionnelle. Or cette période est révolue : “Alors que l’essentiel des interventions dans l’ancien monde avait pour objet de développer ses propres idées, elles consistent dorénavant en des attaques des autres bancs. Tout comme sur les réseaux sociaux, les députés des autres camps ne sont plus des contradicteurs, mais des ennemis qu’on n’hésite plus à menacer, jusqu’à en venir aux mains.”
Le maître mot est devenue la colère, sur fond de discours dont le registre a beaucoup évolué. La proportion d’interventions qui utilisent majoritairement la rhétorique émotionnelle plutôt que la rhétorique rationnelle et délibérative augmente de manière vertigineuse : de 22 % en 2014 à 40 % avec la Chambre élue entre 2022 et 2024. Les élus LFI arrivent en tête, avec 52 % de discours émotionnels en 2024, suivis par ceux du RN (48 %). Et parmi les émotions, la colère est archi-dominante, loin devant la tristesse, la peur ou la joie. Les auteurs le soulignent, “les recherches les plus récentes en sciences cognitives et sciences sociales montrent que les individus dominés par la colère ne cherchent pas le compromis, mais à renverser la table dans une logique du ‘plus rien à perdre’, et sont imperméables aux nouvelles informations contraires à leurs croyances initiales.” Concomitamment, les interventions s’appauvrissent dans leur argumentation. Au cours de la décennie, leur durée, mesurée par le nombre de mots, a diminué de plus de 50 %. L’étude suggère aussi qu’une grande partie de la colère est surjouée par les députés, ce qui, pointent les auteurs en citant Pierre Rosanvallon, correspond à une caractéristique forte des leaders populistes pour flatter les émotions.
“Ce qui a changé, c’est le public, pas le théâtre”
“Ce qui a le plus changé entre l’ancien et le nouveau monde, ce n’est pas le théâtre, c’est le public” : le théâtre était à destination des journalistes qui rendaient compte des débats. Il y avait donc une médiation qui obligeait, pour être considéré par la presse comme un “bon député”, à tenir des discours plus rationnels pour montrer sa compétence. Le public, c’est désormais les followers, et l’Assemblée semble être devenue un studio d’enregistrement pour réseaux sociaux. Avant une prise de parole d’un député insoumis, il est arrivé que les autres s’exclament : “Tournez… Action !”
Le mot de la fin revient à Roland Barthes et ses fameuses Mythologies : “La vertu du catch, c’est d’être un spectacle excessif. Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison ; il se confie à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence : ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit. Ce public sait très bien distinguer le catch de la boxe ; il sait que la boxe est un sport janséniste, fondé sur la démonstration d’une excellence ; on peut parier sur l’issue d’un combat de boxe : au catch, cela n’aurait aucun sens. Ainsi la fonction du catcheur, ce n’est pas de gagner c’est d’accomplir exactement les gestes qu’on attend de lui, de proposer des gestes excessifs, exploités jusqu’au paroxysme de leur signification.”
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