L’épopée de Bruno Retailleau aura une trace vidéo glorieuse. Ce mercredi 22 janvier, le ministre de l’Intérieur prononce ses vœux aux parlementaires du socle commun. Le Vendéen déroule sa feuille de route et esquisse son autoportrait. Celui d’un homme aux convictions fermes, mais ouvert au compromis. Il s’amuse ainsi de son appartenance à un gouvernement Bayrou, inimaginable pour lui l’été dernier.
Dans la salle, le journaliste Louis Morin immortalise la scène. L’auteur de deux documentaires complaisants sur Eric Zemmour et Gabriel Attal suit les pas de Bruno Retailleau. Que filmera-t-il cette fois dans la roue du nouveau chouchou des enquêtes d’opinion ? Un ministre de l’Intérieur concentré sur sa tâche ? Un futur présidentiable pour la droite ? Un peu des deux, sans doute. Bruno Retailleau, le double état permanent. Il y a le “moine-soldat” de la politique, doctrinaire et guère adepte des coups tordus. Valérie Pécresse note en privé la loyauté de l’ancien sénateur lors de la dernière présidentielle, loin du “boulet” Eric Ciotti. Il y a, aussi, l’ambitieux, désireux de s’offrir aux caméras. Celui qui aurait tant aimé représenter la droite en 2022 mais y a renoncé faute de notoriété. Celui qui sait manœuvrer, entouré d’une équipe de fidèles, pour défendre ses intérêts. “Il est fiable, mais dissimule un côté plus politique qu’il ne voudrait le faire croire”, glisse un cadre LR. Ces deux visages s’entrechoquent aujourd’hui.
“Oh, vous m’emmerdez…”
Bruno Retailleau n’est pas un homme grossier. Mais il lui arrive de se laisser aller. “Oh, vous m’emmerdez…” C’est ça, de travailler avec des collaborateurs aux idées fixes. Les proches du Vendéen le pressent depuis des semaines de se lancer dans la bataille pour la présidence des Républicains (LR), attendue courant 2025. A son arrivée à Beauvau, le ministre balayait l’idée d’un revers de main. Qui imagine le premier flic de France se lancer dans une laborieuse campagne interne ? Le déclassement serait presque physique. Mais quelque chose a changé. Des sondages insolents et une brouille durable avec Laurent Wauquiez ont transformé l’évidence en dilemme. Il y a aussi ces amicales pressions d’élus qui voudraient le voir se lancer pour barrer la route au député de Haute-Loire. Bruno Retailleau élude désormais le sujet en public, se bornant à rappeler qu’il prendrait ses “responsabilités”.
En coulisses, la question est lancinante. Le ministre écoute les conseils d’élus. Prend en note les arguments qu’il connaît par cœur, tous réversibles. Commençons par la négative. Un duel face à Laurent Wauquiez – dont les ambitions ne font guère de doute – serait “sanglant”. La guerre des chefs, péché mortel de la droite, serait de retour. Le locataire de Beauvau perdrait de sa superbe dans une élection interne, par essence peu glorieuse. “A quel degré cette campagne va l’abîmer ?, s’interroge un ami. Car elle l’abîmera.” “Cela pourrait te desservir”, l’a mis en garde un ancien ministre, exemple palois à l’appui. François Bayrou a été foudroyé après son escapade au conseil municipal de Pau fin décembre. Que penseraient les Français de réunions militantes quotidiennes de leur ministre ? Lui-même, guère emballé, redoute cette dispersion intellectuelle. En 2022, il avait tenté de ravir la présidence des Républicains. Mais il y défendait une candidature de rassemblement face au clivant Eric Ciotti, soupçonné de fracturer le parti. Cette campagne signerait cette fois une ambition nationale.
Il n’en manque pas ! C’est bien le problème. Nicolas Sarkozy, auquel l’appétit n’a jamais fait défaut, estime qu’il devrait foncer. La politique est darwinienne, une victoire scellerait son leadership sur la droite. “Si tu y vas, tu gagnes”, a assuré un député à Bruno Retailleau. L’eurodéputé François-Xavier Bellamy juge en privé qu’il aurait alors derrière lui un “appareil indépendant pour ne pas être associé aux survivants du macronisme”. “Il y a une tension entre son caractère de mec bien élevé et son pragmatisme sur le fonctionnement de la politique”, note un fidèle. L’arbitrage dessinera un homme politique. Même un proche d’Emmanuel Macron y est allé de sa supplique. “Tu vas laisser Wauquiez y aller ?”
Confiance abîmée avec Wauquiez
Une rivalité assumée. Et si c’était ça, le propre des ambitieux ? Bruno Retailleau s’en est trouvé une avec le patron des députés de la Droite républicaine (DR). Longtemps, le Vendéen a nourri une forme de déférence envers Laurent Wauquiez. Il goûtait sa culture, s’inclinait devant ses diplômes en cascade. Loin des réserves de Gérard Larcher, sceptique envers le normalien, “content d’être fait”. “Il a les qualités pour être notre candidat”, admettait Bruno Retailleau en septembre 2022 sur France Inter. Version 2025 ? Plus fraîche. “Laurent est un des grands talents de notre famille politique. Il aura un rôle à jouer.” Sur BFMTV, il refuse cette fois d’évoquer l’élection présidentielle. Entre les deux interventions, un petit rien : une confiance abîmée.
Le ministre soupçonne Laurent Wauquiez d’avoir orchestré le retour de la droite dans l’opposition après la censure de Michel Barnier. L’ex-patron de région reproche au Vendéen de s’être accroché à son poste, au détriment d’un rapport de force collectif. Apogée de la crise : l’éviction de Bruno Retailleau par l’élu de Haute-Loire d’une réunion autour d’Emmanuel Macron le 6 décembre 2024. A première vue, il faut se saisir d’un microscope pour s’intéresser à l’épisode. Mais le camp Retailleau l’utilise opportunément pour instruire le procès du mauvais joueur Wauquiez, au casier bien chargé. Le rôle du méchant lui est assigné. Le patron des députés DR dépose alors les armes auprès du Figaro et apporte un soutien appuyé au ministre de l’Intérieur. Victoire par K.-O.
“Tu vas en faire un proconsul”
“On ne pouvait pas gagner le récit médiatique, raille un soutien du député DR. Trop de gens voulaient raconter l’histoire de Wauquiez tentant de casser les genoux de Retailleau en pleine ascension. C’était perdu d’avance pour nous, la profession de journaliste est moutonnière. Bruno Retailleau laisse faire son entourage.” Un élu au profil de diplomate ira jusqu’à rassurer Laurent Wauquiez : “Ne crois pas que tout ce qui est dans la presse est validé par Bruno !” Les apôtres du ministre sont souvent moins sages que leur patron.
L’affaire laisse des traces. Lors de la formation du gouvernement, Laurent Wauquiez met en garde François Bayrou sur le poids croissant de Retailleau : “Tu vas en faire un proconsul.” Devant un ex-ministre sur le carreau, il épingle les faibles talents de négociateur de son rival. Le locataire de Beauvau maîtrise pourtant les codes de l’époque. Cinq jours avant la formation du gouvernement, il s’autorise une sortie télévisée musclée pour défendre sa feuille de route. Dans un SMS, il lâche à un élu LR : “Il faut monter le volume. Rien ne peut se faire sans nous sinon c’est mort.” Là encore, convictions et ambitions s’entrelacent. Ses soutiens louent l’intransigeance de celui qui ne veut pas faire de la figuration. Les autres raillent une mise en scène destinée à rassurer son camp alors que son choix de garder son portefeuille était déjà acquis – pendant ce temps, François Bayrou, pas dupe, sourit. “Il s’est cramponné pour rester quelles que soient les conditions, raille un dirigeant LR. Où est sa grande loi immigration ?”
Bruno Retailleau n’est pas une oie blanche. Le 18 novembre, il se rend à Meaux pour observer le fonctionnement de la police municipale, à l’invitation du maire Jean-François Copé. A l’heure du déjeuner, on ne parle pas que des chiffres de la délinquance. “T’es une vraie bête politique !” lance le ministre à son hôte. Il apprend vite. Ne s’est-il pas réconcilié en un clin d’œil avec Nicolas Sarkozy, qu’il éreintait durant sa campagne interne de 2022 ? “Me voilà sarkozyste”, lui lance-t-il en septembre après un premier échange téléphonique.
“Sarkozyste” sur le tard
A Beauvau, il résiste aux pressions du camp Darmanin, désireux d’imposer l’ex-directeur de cabinet du ministre Alexandre Brugère au poste stratégique de directeur général de la police. “C’est comme si je prenais mon petit déjeuner avec Darmanin chaque matin”, ironisera en privé Bruno Retailleau. La coalition a ses avantages. Le Vendéen use de sa liberté d’expression, quitte à déborder de son périmètre. Ici, sa défense de la réforme des retraites, en pleine négociation de l’exécutif avec les socialistes. Là, son hostilité au droit à “l’euthanasie et au suicide assisté”.
Jusqu’où ira le “politique” Retailleau ? Le ministre assure ne pas être “dévoré par le virus de la présidentielle”. La droite veut bien le croire. Son ascension lui ouvre des perspectives inattendues, susceptibles de titiller son ego. La droite le pense aussi. Alors, la psychologie de l’ancien patron des sénateurs LR est disséquée. Il y a le Retailleau “raisonnable et raisonné”, trop normal pour tenter l’Everest. Et Retailleau “l’ambitieux”, portée par l’opinion publique.
Chacun s’interroge. Laurent Wauquiez a-t-il un rival en vue de 2027 ? Un lieutenant du Vendéen a tenté de rassurer l’équipe du député de Haute-Loire au moyen d’un curieux argument. Bruno Retailleau ne s’est pas installé dans le grand appartement de fonction de la Place Beauvau, préférant un plus modeste logement parisien. C’est bien le signe d’une ambition relative ! Prière de le croire. Le 13 janvier 2025, il se rend au Havre pour échanger avec Edouard Philippe autour du trafic de stupéfiants. Les deux hommes discutent dans le bureau du maire, avec une vue magnifique sur la ville. Le ministre s’autorise un trait d’humour. Pourquoi renoncer à un si beau panorama en 2027 ?
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