Depuis vingt ans, le patron de l’agence Voyageurs du monde, Jean-François Rial, lit tout ce qu’il peut trouver sur le climat. C’est même l’une des rares personnes à avoir parcouru l’intégralité des rapports du Giec. Dans son livre intitulé Le chaos climatique n’est pas une fatalité (L’Archipel), rédigé à quatre mains avec le consultant et ancien directeur RSE d’Orange Matthieu Belloir, ce proche d’Emmanuel Macron avance une idée incongrue : planter des arbres par milliards, partout sur la planète, pendant dix ans. La seule façon, selon eux, de gagner le temps nécessaire pour réaliser une transition écologique juste et efficace.
L’Express : Comment est née cette idée d’utiliser les arbres comme un puits de carbone temporaire pour faciliter la transition ?
Jean-François Rial : Ce livre est avant tout un coup de gueule contre l’inaction et l’inefficacité de l’action climatique. Année après année, on prend des engagements à l’occasion de grands-messes organisées sur le climat, puis ces engagements glissent, dérapent car ils ne sont pas adaptés à la réalité de la situation. Il faut regarder les choses en face. Avec l’épidémie de Covid, nous avons assisté en 2022 à une baisse des émissions de CO2. Mais ce répit a été de courte durée : les chiffres sont repartis à la hausse en 2023 et en 2024. Nous avons donc cherché comment nous pourrions nous organiser de manière concrète pour suivre les trajectoires mentionnées dans les rapports du Giec. Pour cela, les travaux de l’équipe du Pr Tom Crowther, de l’université suisse ETH Zurich, nous ont beaucoup inspirés.
Que disent ces travaux ?
Que 900 milliards d’arbres pourraient être plantés sans toucher aux zones urbaines ou agricoles. Additionnés aux forêts actuelles, ces arbres auraient la capacité de séquestrer 205 gigatonnes de carbone – ou 750 tonnes de CO2 –, soit “un peu moins d’un tiers de toutes les émissions provenant des activités humaines qui restent dans l’atmosphère”, estiment les chercheurs.
En s’inspirant de ces calculs, qui ont fait l’objet d’une relecture scientifique attentive sans être démentis, nous avons imaginé un scénario dans lequel le monde plante 18 milliards d’arbres supplémentaires par an, sur une décennie. Soit environ deux fois plus que ce que nous plantons en moyenne chaque année. Ce puits de carbone supplémentaire, qui fait grosso modo la taille du Mexique ou de trois fois la France, permettrait de réduire naturellement et d’un tiers les efforts annuels de réduction de CO2 prévus d’ici à 2050. Et si on veut diminuer l’effort de 50%, on peut passer à 250 milliards d’arbres. Dans un cas comme dans l’autre, nous gagnerions un temps précieux pour développer des technologies vertes de production d’énergie et de stockage. L’arrivée à maturité de ces solutions permettrait ensuite d’accélérer la baisse des émissions autour de 2050 et de rejoindre les trajectoires calculées par le Giec, pour atteindre la neutralité carbone vers 2075.
Ce temps gagné est donc l’occasion de décarboner véritablement le secteur de l’aviation sur lequel repose votre activité ?
En effet, l’idée de ce plan est d’accompagner ce qui se fait déjà. Il ne faut surtout pas perdre de vue nos objectifs. Cependant, nous devons rester lucides : certains secteurs sont plus difficiles à décarboner que d’autres. L’aérien par exemple. A l’avenir, les avions électriques ou à hydrogène seront sans doute utiles, mais de manière marginale, sur des distances relativement courtes et des petits segments de marché. La vraie solution, c’est le développement des carburants de synthèse, c’est-à-dire des combustibles produits de manière artificielle à partir de sources non fossiles. Le processus de fabrication repose principalement sur la combinaison d’hydrogène et de dioxyde de carbone avec de l’électricité provenant de sources renouvelables. En théorie, c’est formidable. En pratique, c’est bien plus compliqué. Le carburant de synthèse coûte six à huit fois plus cher que le kérosène.
Enfin, pour assurer l’approvisionnement de la flotte mondiale de cette manière, il faudrait utiliser environ une fois et demie la quantité d’électricité verte actuellement disponible à l’échelle de la planète ! Ce n’est évidemment pas possible. Face à ces difficultés, certains souhaitent interdire l’avion ou, à l’image de Jean-Marc Jancovici, instaurer un quota de vols pour chaque individu. Je préfère l’idée d’une taxation du kérosène et l’absorption massive du carbone par les arbres pour permettre à l’avion de continuer à exister, sans pour autant remettre en cause les objectifs climatiques nationaux et internationaux.
Le fait de pouvoir compter sur un nouveau puits de carbone ne risque-t-il pas de favoriser la procrastination ?
Notre intention est bien de rester fidèles aux accords de Paris et donc d’atteindre la neutralité carbone au plus tôt. L’objectif final est conservé. C’est le chemin qui est différent. Ce réaménagement ne devrait donc pas inciter à ralentir les efforts de baisse des émissions. Par ailleurs, n’oublions pas que la capacité de stockage de CO2 des arbres ralentit autour de quarante ans. Nous ne pouvons donc pas nous permettre de rater le rendez-vous. Restons optimistes : on peut raisonnablement espérer que dans vingt-cinq ans, on aura réussi à limiter nos émissions, à développer des technologies moins énergivores, à passer à l’échelle les solutions de stockage d’électricité, à déployer massivement des énergies renouvelables en complément des programmes nucléaires, et surtout, on peut espérer que nous aurons eu le temps d’adopter des modes de vie plus sobres en énergie.
Combien coûterait cet effort mondial en matière de reforestation ?
Que l’on ne nous dise pas que c’est cher ! Le coût de plantation d’un arbre est estimé à 1 dollar dans les pays en développement et à 5 dollars dans les pays développés. Si nous plantons 50 % de ces 180 milliards d’arbres dans les pays du Sud et 50 % dans les pays développés, le coût moyen par arbre sera de 3 dollars, soit un coût global de 540 milliards de dollars. Cette somme représenterait à peine 0,5 % du PIB mondial à payer en une fois. En étalant ce budget sur dix ans, le coût annuel rapporté au PIB mondial serait de 0,05 %. Un effort très largement à notre portée. N’oublions pas que, selon les calculs du Giec, un réchauffement de 2 °C pourrait entraîner une perte de 2 à 4 % du PIB mondial d’ici à 2050, et jusqu’à 10 %, voire plus, pour des scénarios de réchauffement plus élevés à 3 °C ou 4 °C.
Plus de 50 % du potentiel de restauration se concentre dans six pays : la Russie, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, le Brésil et la Chine. Comment coordonner les efforts entre ces Etats dont le point de vue sur le climat diverge parfois fortement du nôtre ?
On n’a pas besoin de Donald Trump pour commencer à mettre en place ce système ! Aux Etats-Unis, les villes sont propriétaires d’énormément de foncier et elles sont très engagées sur le climat. Si nous allons voir les maires et qu’on leur dit qu’on va financer des plantations d’arbres sur leurs terrains, il y a fort à parier qu’ils accepteront. De son côté, la Chine plante déjà beaucoup. Si on lui dit qu’on va l’aider à accélérer, nous trouverons certainement un accord. Bien sûr, Il faut planter là où les besoins se font sentir : dans les zones semi-désertiques de l’Afrique et beaucoup moins en Europe où les forêts gagnent du terrain. Il faudra également respecter quelques règles de bon sens. Tout d’abord, les espèces retenues doivent être adaptées aux évolutions climatiques des cinquante prochaines années. Ensuite, la monoculture est à proscrire. Elle est à l’origine de l’incendie de Fort McMurray au Canada, qui a ravagé 600 000 hectares en 2016 et causé 7,4 milliards de dollars de dégâts, un drame en grande partie imputable à la plantation massive d’épinettes noires, à l’origine de la disparition des tourbières qui stockaient l’humidité. En France, souvenez-vous qu’en 2022, 30 000 hectares de pins maritimes de Gironde sont partis en fumée pendant l’été.
Qui pourrait porter ce projet à l’échelle internationale ?
C’est peut-être le plus difficile à résoudre. Nous aurons sans doute besoin d’une structure agile, à qui serait néanmoins accordée une délégation de mission confiée par une instance internationale comme l’ONU. A sa tête, une personnalité très médiatique et sur le terrain, une dizaine d’entrepreneurs dédiés à cette mission pour couvrir le monde entier. Un Xavier Niel ici, un Jeff Bezos là… Je vois plutôt des personnes du secteur privé pour faire avancer ce projet et chercher les investisseurs. Car même si les projets de reforestation ont fleuri un peu partout ces dernières années, ils ne sont pas coordonnés et ne suscitent pas grand intérêt de la part des investisseurs. Il y a là un paradoxe. Le secteur de la tech ne peine aucunement à trouver des financements faramineux pour des projets dont la rentabilité s’avère parfois chimérique – la télévision 3D hier, Theranos aujourd’hui, le métavers demain ?
Récemment, les Etats-Unis ont annoncé un investissement de 3,5 milliards de dollars pour développer quatre lieux de captage direct du CO2 dans l’atmosphère. Dans le cadre du projet Initiative Frontier, des entreprises comme Stripe, Alphabet, Shopify, Meta et McKinsey ont déjà prévu d’acheter par anticipation 925 millions de dollars de crédits carbone provenant de ces technologies de capture. Et des sociétés comme Microsoft ont créé des fonds destinés à l’innovation climatique, investissant dans ces “aspirateurs à CO2” pour compenser leurs propres émissions. Une partie de ces efforts colossaux pourrait être utilement réorientée vers la reforestation.
En parlerez-vous à Emmanuel Macron ?
Pourquoi pas ? Planter des arbres n’est pas la panacée. Mais cette mission devient cruciale pour notre avenir. Avons-nous à notre disposition une meilleure option à activer immédiatement pour gagner le temps nécessaire à l’avènement des transitions énergétique, écologique et sociétale ? Nous ne le pensons pas. A l’image de l’ancien vice-président américain Al Gore, des hommes politiques ont réussi leur reconversion dans l’action climatique. Emmanuel Macron pourrait lui aussi s’engager sur cette voie en prenant la tête de la reforestation mondiale. Mais je ne suis pas sûr qu’il accepte.
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