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“Une ubérisation de la profession” : ces enseignants qui préfèrent être précaires que fonctionnaires


“Un inspecteur de l’Education nationale m’a contacté sur LinkedIn pour me dire que mon profil l’intéressait. Après un entretien d’une heure, il m’a proposé un poste de professeur de mathématiques et de sciences dans un lycée professionnel des Yvelines juste à côté de chez moi”, explique Loïc Fabiou. Voici comment cet ancien technicien électronique et contrôleur qualité a rejoint les rangs, de plus en plus fournis, des enseignants contractuels en novembre 2024. “C’est grâce à mon statut de non titulaire que pu choisir l’endroit où je voulais exercer. Ce que n’ont pas pu faire certains collègues qui viennent du Sud de la France et sont là par défaut, loin de leur famille. N’étant pas obligé de suivre mes élèves sur la durée, au fil des années, j’échappe aussi à pas mal de contraintes administratives”, poursuit le jeune homme.

Sur les réseaux sociaux spécialisés, consacrés aux conditions d’exercice du métier, les témoignages d’enseignants qui renoncent au statut de fonctionnaire, jugé de moins en moins avantageux, se multiplient. Ce qui provoque souvent l’ire de certains de leurs collègues lauréats du concours. “A quoi ça sert de faire des années d’études poussées pour finalement être moins bien traité qu’un débutant qui n’a qu’une licence, et parfois sans rapport avec la discipline enseignée, pour tout bagage ?”, s’agace Emilie*, titulaire du Capes d’anglais qui exerce dans les Hauts-de-Seine. L’irritation se répand d’autant plus que le nombre de contractuels ne cesse d’augmenter. Dans le secondaire, ces derniers représentent 10 % des effectifs, soit une augmentation de 40 % depuis 2012, notait en 2023 un rapport de la Cour des comptes. Dans certaines académies comme Créteil ou Versailles, 20 % des enseignants sont des contractuels. La pénurie de volontaires due au manque croissant d’attractivité du métier explique en grande partie ce phénomène. En 2024, plus de 3 000 postes, sur les 27 589 ouverts, n’ont pas été pourvus aux concours d’enseignants.

“La proportion de contractuels parmi les personnels enseignants est très inférieure au reste de la fonction publique d’Etat, où elle de 20 % hors opérateurs”, cherche à relativiser le ministère de l’Education nationale. Toutefois les nouveaux enjeux de recrutement “imposent de faire évoluer la gestion des ressources humaines en intégrant les contractuels non plus seulement comme réponse de remplacement temporaire mais comme une ressource précieuse et durable”, poursuit-on rue de Grenelle. Selon le ministère, en 2024, près de 70 % des contractuels sont soit en CDI, soit en CDD de 12 mois. Cet allongement des contrats a pour but d’attirer davantage de candidats.

Des annonces sur Le Bon Coin

Speed datings organisés par les rectorats, petites annonces publiées sur des sites comme Le Bon Coin, offres d’emploi postées sur LinkedIn…. Tous les moyens sont bons pour attirer les volontaires. “Voilà 19 ans que j’enseigne dans l’académie de Créteil et que je vis à Paris. Comme la capitale perd régulièrement des élèves, que les postes de fonctionnaires sont supprimés à la pelle dans toutes les matières, je ne suis pas prêt d’y être muté malgré le nombre de points que j’ai pu accumuler grâce à mon ancienneté”, explique Arnaud Fabre, porte-parole du mouvement des Stylos Rouges. “Paradoxalement, l’académie recrute des contractuels en français et en latin pour assurer le nombre d’heures non pourvue”, poursuit celui qui dénonce une “forme d’ubérisation de la profession”.

Après avoir travaillé quelques années dans le tourisme, Aurélie* a choisi de se reconvertir en se tournant vers l’enseignement. Sa licence d’anglais en poche, elle devient assistante d’éducation puis professeure contractuelle dans le Lot-et-Garonne. “A la tête d’une famille recomposée, et ayant un de mes enfants en garde alternée, je ne pouvais pas prendre le risque d’être envoyée très loin”, raconte la jeune femme. Les non-titulaires bénéficient du même système de points que les titulaires, ce qui leur permet de multiplier leurs chances de voir leurs vœux de mutation accordés. “J’ai attendu d’en avoir suffisamment pour être assurée de rester dans mon département, par ailleurs pas trop demandé car en zone rurale assez isolée, pour passer le concours interne”, explique-t-elle. Tout est souvent affaire de savants calculs. Beaucoup serrent les dents et acceptent les aléas du métier de contractuel en attendant le cap de six ans qui leur permettra de passer en CDI comme le prévoient les textes. Mais ce plan ne se déroule pas forcément toujours comme prévu. “Alors que j’approchais du Graal, on m’a fait muter d’un établissement général à un lycée agricole, qui dépend d’un autre ministère que celui de l’Education nationale. Ce qui a remis les compteurs à zéro”, s’indigne Antoine*.

Echapper à la machinerie très lourde de l’Education nationale

Jean-Sébastien Cras, adhérent du Snalc (le Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur), exerce comme enseignant contractuel depuis 17 ans. “Je ne voulais pas m’embarrasser d’une formation en IUFM. Aux dires de mes collègues, ces établissements appelés aujourd’hui “Inspé”, sont empreints d’idéologie et ne donne que peu de conseils pratiques. Toutes ces belles paroles ne sont pas d’une grande utilité lorsqu’on se retrouve directement propulsé dans des établissements en réseau d’éducation prioritaire d’Ile-de-France réputés difficiles”, estime ce professeur diplômé d’une maîtrise de lettres modernes. A l’époque, ceux qui faisaient ce choix de rester contractuels étaient encore très minoritaires. “Et parmi eux, beaucoup attendaient de pouvoir passer le concours interne. Ce fut le cas d’une de mes collègues, divorcée et mère de famille, avec qui je travaillais autrefois à Brest qui, une fois reçue, eut la mauvaise surprise d’être immédiatement mutée à Créteil, s’exclame-t-il. Pour moi il a toujours été hors de question d’aliéner à une administration ma liberté de m’établir !”.

Autre avantage : son statut lui permet de refuser certains postes. “Comme le jour où on m’a proposé de gérer de multiples niveaux en français et en latin et une classe d’UPE2A [NDLR : Unité pédagogique pour élèves allophones nouvellement arrivés], mission pour laquelle je n’étais absolument pas formé “, raconte-t-il. Beaucoup se félicitent aussi d’échapper à la “machinerie très lourde et parfois hors sol de l’Education nationale” : même s’ils ont aussi des comptes à rendre aux inspecteurs, ces enseignants sont surtout évalués par leurs chefs d’établissement, soit au plus près de la réalité du terrain. En contrepartie, leurs salaires sont bien moins élevés que ceux des titulaires et les contractuels sont souvent obligés de courir entre plusieurs collèges ou lycées.” Le plus fou, ça a été une proposition de quart-temps à 25 kilomètres de chez moi pour un salaire mensuel de 460 €, avec des frais de déplacement avoisinant les 200 €. Aucun complément de service envisageable dans un autre établissement et évidemment aucune indemnisation de mes trajets”, poursuit Jean-Sébastien Cras.

Franck*, ancien chef de projet numérique qui enseigne les mathématiques en Seine-Saint-Denis a choisi ce statut de contractuel pour ne pas tomber dans la routine. “Il ne serait pas possible pour moi de rester au même endroit pendant 5 ou 10 ans, j’ai besoin de voir régulièrement de nouvelles têtes. Au bout de 8 ans d’exercice, j’ai dû rencontrer au moins 600 collègues et plus de 10 000 élèves, ce qui m’a permis d’enrichir mes pratiques pédagogiques”, explique-t-il, même s’il pointe lui aussi, beaucoup d’inconvénients, comme le fait de n’avoir bénéficié d’aucune formation préalable, la difficulté de se faire payer ses heures supplémentaires ou encore le mépris de certains chefs d’établissement et collègues agrégés. A cela s’ajoutent les périodes de carences pendant les vacances. “Les contrats qui commencent début septembre et s’arrêtent fin juin deviennent de plus en plus la norme, or c’est un véritable manque à gagner pour nous”, soupire-t-il.

Tous savent aussi très bien qu’ils sont sur un siège éjectable. “Au moment où l’on a installé la réforme du lycée, les heures de mathématiques ont fortement diminué. Le rectorat de Versailles s’est brutalement séparé de ses contractuels spécialistes de cette discipline à ce moment-là”, se souvient Jean-Rémi Girard, président du Snalc. Plus récemment, le 12 décembre dernier, le Snes-FSU avait indiqué dans un communiqué “une vague de non-renouvellement de contrats dans plusieurs académies”, dénonçant “une gestion à la petite semaine incohérente et inacceptable”.

Dès le lendemain, la ministre de l’Education nationale, Elisabeth Borne, avait précisé qu’il ne s’agissait pas d’une décision nationale et demandé qu’ils soient reconduits. Pour Nicolas Glière, porte-parole des Stylos Rouges, les contractuels seraient souvent aveuglés par les avantages à court terme et participeraient à la précarisation de la profession. “En réalité, tout le monde se fait avoir dans cette histoire : les contractuels qu’on traite comme des pansements, les titulaires qui se sentent lésés et les élèves qui pâtissent de ce système”, résume-t-il. “Même si certains sont voués à devenir d’excellents profs, on imagine bien que le fait de mettre des débutants non formés devant les classes n’est pas sans conséquence”, insiste-t-il. Un facteur aggravant à l’heure où l’on ne cesse de pointer la baisse du niveau scolaire en France.

*Le prénom a été changé




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