En février 2024, lorsque Emmanuel Macron avait évoqué la possibilité d’envoyer des troupes au sol en Ukraine, nombre de ses homologues européens s’étaient insurgés contre l’aventurisme du dirigeant français. Près d’un an plus tard, ce scénario n’a plus rien d’incongru. Il se trouve au cœur des discussions entre Européens sur le rôle qu’ils auront à jouer en Ukraine à l’avenir.
Un nouveau pavé dans la mare a été lancé le 21 janvier par Volodymyr Zelensky, lorsqu’il a évoqué pour la première fois le nombre de soldats européens nécessaires, selon lui, pour garantir la sécurité de son pays en cas de trêve avec la Russie. “200 000, c’est un minimum. Sinon, ce n’est rien”, a estimé le président ukrainien, en marge du forum de Davos.
Cette sortie ne doit rien au hasard. Le calendrier s’est brusquement accéléré avec la prise de pouvoir de Donald Trump, qui, pendant sa campagne, s’était targué de pouvoir mettre fin au conflit en 24 heures. Depuis, les spéculations vont bon train sur le plan que proposera le nouveau locataire de la Maison-Blanche, désireux de rencontrer Vladimir Poutine “dès que possible” pour négocier l’arrêt des combats. En toile de fond : la question de savoir si, comme l’avaient suggéré ses équipes de campagne, il envisage la mise en place d’une “zone démilitarisée” dans le pays, dont la surveillance serait confiée aux Européens.
Ressources humaines limitées
Ce scénario vertigineux est désormais étudié en urgence par les chancelleries du Vieux Continent. En ont-elles seulement les moyens ? “Sur le papier, le chiffre de 200 000 soldats ne semble pas insensé si l’on veut pouvoir sécuriser un front de 1 200 kilomètres, jauge le général Nicolas Richoux, ancien commandant de la 7e brigade blindée. Mais c’est absolument impossible à trouver. Aucune armée européenne n’est taillée pour mobiliser autant de soldats dans la durée.” A ce jour, les armées françaises comptent un peu plus de 200 000 hommes, en rassemblant l’ensemble des forces terrestres, marines et aériennes.
Leur capacité de projection en opération est toutefois bien inférieure. Au Sahel, les troupes françaises impliquées dans l’opération Barkhane avaient ainsi atteint, au maximum, 5 000 hommes. “Lorsque vous avez 5 000 soldats en opération, il y en a en parallèle 5 000 qui se préparent à partir et 5 000 qui reviennent de mission. Donc vous mobilisez en réalité 15 000 hommes, reprend le général Richoux. A cela s’ajoutent les nombreux engagements de nos armées : dans les forces de souveraineté [chargées de protéger le territoire national, NDLR], les bases à l’étranger comme Abou Dhabi ou Djibouti, la Finul, ou encore l’opération Sentinelle, qui requièrent des milliers d’hommes par an.”
Difficile, dès lors, de puiser massivement dans des effectifs déjà largement mobilisés sur d’autres théâtres. “A l’heure actuelle, on voit mal comment la France pourrait déployer plus de 10 000 hommes, tout en continuant ses autres engagements ailleurs”, confirme Yohann Michel, chargé d’études à l’Institut d’études de stratégie et défense (IESD) de Lyon-3. Soit une petite fraction des forces mobilisées par Moscou et Kiev. Mi-janvier, Volodymyr Zelensky a indiqué que son armée comptait aujourd’hui environ 880 000 hommes répartis sur l’ensemble du territoire, contre 600 000 Russes regroupés dans des zones spécifiques. “Les troupes russes sont concentrées dans plusieurs régions, donc dans certaines, elles ont un avantage quantitatif”, a souligné le président ukrainien.
50 000 hommes, un objectif atteignable
L’enjeu d’un appui des Européens via l’envoi de soldats n’en demeure pas moins crucial pour Kiev. Si la présidence ukrainienne exclut pour le moment toute réduction du format de son armée – largement composée d’hommes ayant été mobilisés au sein de la population -, un tel scénario pourrait finir par s’imposer en cas de trêve de longue durée. “Si tant est qu’il puisse y avoir une paix, l’une des problématiques pour l’Ukraine sera d’y survivre, note Yohann Michel. Cela implique à terme une forme de démobilisation pour pouvoir reprendre une vie économique normale.”
Kiev ne baissera toutefois pas la garde sans garanties de sécurité solides fournies par ses alliés contre toute nouvelle invasion russe. Et pour cause : en Ukraine, tous se souviennent encore du mémorandum de Budapest, signé il y a à peine 30 ans, par lequel la Russie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni devaient garantir l’intégrité de ses frontières, en échange du retrait de ses armes nucléaires datant de l’ère soviétique. Avec, depuis, le sentiment insistant qu’elles auraient dissuadé Vladimir Poutine d’attaquer, si le pays en avait encore été doté.
Mais sans soutien américain – catégoriquement rejeté par l’administration Trump – combien de soldats les Européens seraient-ils en mesure d’aligner sur place ? “Un objectif de 50 000 hommes serait ambitieux mais réalisable”, estime Yohann Michel. “Cela permettrait d’avoir des réalisations ponctuelles avec des task forces capables de se projeter sur le terrain en cas de difficulté, complète le général Richoux. En dessous de ce volume, les effets resteraient limités.” Quid d’une participation des Européens à la défense du ciel avec leurs avions de combat ? “Une division avec des moyens aériens, c’est proche de ce qui est nécessaire pour avoir une force de réaction face à ce que la Russie pourrait produire”, glisse une source militaire.
Risque de réaction russe
Plusieurs pays ont d’ores et déjà ouvert la porte à un tel déploiement. Au-delà de l’Hexagone, le Premier ministre britannique Keir Starmer a indiqué mi-janvier lors d’une visite à Kiev que son pays jouerait un “rôle à part entière” dans toute force potentielle de maintien de la paix. Deux jours plus tôt, le ministre lituanien des Affaires étrangères, Kęstutis Budrys, avait, lui aussi, esquissé un feu vert. “Je vois mal cette opération se mener sans un alignement du triangle Weimar [France, Allemagne et Pologne, NDLR], pointe Yohann Michel. Il faudrait également pouvoir compter sur l’Italie qui constitue une grande force européenne.”
Le périmètre d’une telle mission n’en demeurerait pas moins complexe. Une opération de maintien de la paix réalisée dans le cadre d’un mandat des Nations Unies – à l’image de l’intervention occidentale au Kosovo après le cessez-le-feu de 1999 – serait soumise à l’accord plus qu’incertain d’une Russie membre permanent du Conseil de sécurité. “Une telle mission aurait de facto toutes les chances d’être confiée à une force multinationale n’incluant pas les Européens en raison du droit de veto russe, souligne Marie Dumoulin, ancienne diplomate et directrice du programme Europe élargie à l’European Council for Foreign Relations (ECFR). L’Ukraine est toutefois un Etat souverain qui a le droit d’inviter des partenaires à déployer des troupes sur son territoire en dehors du cadre onusien.”
Les alliés de Kiev oseront-ils s’y résoudre ? A défaut d’accord avec Moscou, le risque serait pour les forces dépêchées sur place de se retrouver, elles aussi, prises pour cible. “Même en cas de cessez-le-feu, il y a une probabilité non nulle que la Russie cherche à tester la détermination des pays impliqués dans une opération en Ukraine, confirme l’ancienne diplomate. Ce qui fera la crédibilité de cette force, c’est sa capacité à être prête à réagir en cas d’attaque.” Une décision potentiellement lourde de sens pour les Européens.
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