Une couleuvre de plus à avaler. Le 30 janvier, Elon Musk entend encore plastronner son ennemi juré. Sam Altman, le patron d’OpenAI, vient de toper avec les laboratoires nationaux des Etats-Unis pour faire avancer la recherche du pays, notamment dans le nucléaire. Un superbe cadeau et une vraie marque de confiance de Washington. Dans son message, le prodige de l’intelligence artificielle chante d’ailleurs les louanges du gouvernement.
Mi-janvier déjà, Elon Musk écoutait, vert de rage, son cher ami Donald Trump faire l’article de Stargate, un colossal projet d’infrastructures IA auquel participent Oracle, SoftBank et OpenAI. “Ils n’ont pas l’argent”, finit-il par lâcher sur X, au grand dam de la Maison-Blanche qui ne s’attendait pas à le voir débiner en public une des annonces phare de l’investiture.
Elon Musk a Sam Altman dans le collimateur depuis longtemps. Silhouette de colosse, amateur de punchlines, le premier avance comme un éléphant charge. Yeux clairs, ton posé, le second est un fin tacticien. Quand le patron de Tesla et de SpaceX a tenté d’étendre son influence sur OpenAI, en 2018, il s’est cassé les dents. Voir son rival si bien traité par Donald Trump a de bonnes raisons de mettre Musk en colère. N’est-ce pas lui le premier à avoir soutenu le républicain quand toute la Silicon Valley se bouchait le nez ? Si, bien sûr. Il a trop bien réussi : les autres magnats de la tech lui disputent désormais l’attention du président.
Jeff Bezos, longtemps en froid avec le résident de Mar-a-Lago (Trump le surnommait “Bozo”) avait préparé le terrain en demandant au Washington Post – qu’il possède – de ne pas soutenir de candidat pendant la campagne. Sa plateforme Amazon Prime Vidéo accueillera bientôt le documentaire de la First Lady.
Mark Zuckerberg multiplie lui aussi les signes d’amitié. Début janvier, il a exaucé l’un des vœux les plus chers du camp Trump : démanteler les équipes de modération chargées de lutter contre la désinformation et les contenus haineux sur Facebook et Instagram. Le 29 janvier encore, Meta a accepté de payer 25 millions de dollars pour mettre un terme au procès l’opposant à Donald Trump, concernant la fermeture des comptes de ce dernier après l’attaque du Capitole. “Cela ressemble à une offre de paix. En tant que citoyen, Donald Trump avait des chances de gagner assez minces”, pointe l’économiste Scott Marcus, chercheur associé au Centre for European Policy Studies (CEPS).
Les dangereux rivaux d’Elon Musk
Sous la houlette de Sundar Pichai, Google a signé, comme ses camarades Meta et Amazon, un généreux chèque d’un million de dollars pour la cérémonie d’investiture du président. “Il y a foule désormais aux pieds de Trump et le spectacle donné par la Big Tech n’a rien d’édifiant. Tout cela va créer des tensions”, observe Mario Mariniello, spécialiste du secteur et chercheur au sein du think tank européen Bruegel.
Autant de rivaux auquel Musk ne voue pas un amour immodéré : il a défié Zuckerberg à un combat de MMA, attaqué Microsoft en justice et longtemps critiqué Bezos qui le concurrence dans le spatial. Le voilà obligé de les tenir à l’œil. “Ces entrepreneurs savent très bien naviguer dans le monde politique, ils connaissent mieux que lui ses subtilités. Ils sont très bien conseillés, en particulier Pichai, Altman et Nadella [NDLR : le PDG de Microsoft]. A l’inverse, je ne suis pas certain qu’Elon Musk ait dans son entourage des personnes encouragées à pointer ses erreurs et à lui suggérer de meilleures approches. Comme Trump, il communique des décisions éclair par tweets, sans intermédiaire”, analyse Olaf J. Groth, professeur à l’université de Berkeley, spécialiste de l’économie et des politiques numériques.
Donald Trump a du reste grand besoin de ces nouveaux “amis”. De leurs clouds auxquels sont branchées les entreprises du monde entier. De leurs places de marché et leurs réseaux sociaux auxquels se connectent chaque jour des milliards d’internautes. Ils sont un argument massue lorsqu’il négocie avec d’autres pays. Et une arme de poids dans sa bataille avec la Chine.
Bien sûr, le républicain et Elon Musk présentent beaucoup d’atomes crochus. Mais autant de dossiers peuvent les mener au clash. Le carburant de leur idylle ? On aurait tort de croire qu’il se limite à leur dédain pour les “wokes”. Leurs liens sont en réalité plus profonds. Le président a besoin de l’entrepreneur pour diverses raisons. D’abord, sa fortune. Donald Trump s’est composé une image d’homme richissime. Mais dans le club des grandes fortunes, il nage dans le petit bassin (6,7 milliards de dollars, selon les estimations de Forbes). Avec un magot de 421 milliards de dollars, Elon Musk peut soulever des montagnes pour le républicain, auquel il a déjà versé 120 millions lors de sa campagne. “Toutes les pressions que Trump agite – traîner des adversaires en justice, présenter des candidats aux primaires contre les républicains qui ne l’appuieraient pas –, c’est Musk qui va les financer, pas lui”, prédit Timothy Snyder, l’historien star de Yale dans les colonnes du Guardian.
Les supporters MAGA outrés
Tout en insufflant de la modernité à un mouvement qui en manque cruellement, Elon Musk ne craint pas de déplaire. Au sein de son fameux Département de l’efficacité gouvernementale (Doge en anglais), “c’est lui qui endossera le costume du méchant flic à la place de Trump, en se chargeant des réductions d’effectifs et des coupes budgétaires”, pronostique le spécialiste de l’économie et de la gouvernance du numérique Scott Marcus.
Qu’en retire-t-il, lui qui est déjà l’homme le plus riche du monde ? “Elon Musk se dédie presque religieusement à l’exploration de l’espace lointain et à la révolution de l’IA, qu’il juge clés pour le futur de l’humanité. Il veut que l’intelligence artificielle serve cet objectif plus ambitieux, pas seulement quelques plateformes. Et il pense que l’administration Trump peut l’aider à concrétiser cette vision grandiose”, analyse Olaf J. Groth.
Plusieurs sujets pourraient néanmoins briser ce binôme influent. Certes, les coups de griffe de Musk contre les partis de gauche ravissent les supporters de Trump. Mais ils ont très mal digéré de le voir défendre bec et ongles le visa H-1B qui permet à toutes les entreprises de la Silicon Valley d’embaucher aisément des immigrés qualifiés. Il a d’ailleurs reçu quelques attaques virulentes de la “base Maga” (Make America Great Again). Ou encore de l’ancien conseiller du président, Steve Bannon, qui, dans le Corriere della Sera, décrit Elon Musk comme “un homme diabolique” qu’il est “déterminé à faire tomber”.
Le gourou de la tech ne peut pas, du passé, faire table rase. Si les ingénieurs de la Silicon Valley – plus à gauche de l’échiquier – décident de bouder en masse ses sociétés au profit d’entreprises moins colorées politiquement, Musk risque d’avoir quelques problèmes. De même si les automobilistes démocrates renoncent à rouler en Tesla. Certains affichent déjà des stickers d’excuse : “J’ai acheté cette voiture AVANT qu’on ne sache qu’Elon Musk était dingue.” Pour la première fois en neuf ans, les ventes de Tesla ont légèrement baissé (-1,1 % en 2024).
Ce n’est pas la décision de la Maison-Blanche de couper les aides à l’achat de voitures électriques qui va les stimuler. La politique climatique de Trump, ou plutôt son absence, est précisément ce qui avait fait fuir Musk en 2017. L’entrepreneur, qui faisait alors partie de deux cercles de patrons conseillant le président lors de son premier mandat, en avait claqué rageusement la porte lorsque ce dernier avait sorti les Etats-Unis de l’Accord de Paris.
“Si je lui avais demandé de se mettre à genoux, il l’aurait fait”
Les deux hommes se sont par la suite copieusement insultés sur les réseaux sociaux, Musk l’invitant moqueusement à raccrocher les crampons, Trump le traitant de “bonimenteur” qui ne “vaudrait rien” sans les subventions de l’Etat. “Si je lui avais demandé de se mettre à genoux, il l’aurait fait”, se gaussait-il en 2022.
Trois ans plus tard, Musk semble en avoir pris son parti. “Coupez les aides. Cela aidera Tesla en réalité”, fanfaronne-t-il sur X, faisant le pari que ses concurrents directs, moins avancés, en souffriront davantage. Tesla a cependant besoin de développer son réseau de Superchargeur pour durer. Musk arrivera-t-il à convaincre Trump des bienfaits de l’électrification ? Rien n’est moins sûr.
La politique internationale pourrait, elle aussi, jouer des tours à l’entrepreneur. Il est entré dans ce monde subtil comme un pitbull dans un jeu de quilles, faisant chaque semaine la leçon à un nouveau pays. Les Allemands l’ont vu avec stupeur dérouler le tapis rouge à l’AfD, un parti d’extrême droite hostile à l’UE et proche de la Russie. Le gouvernement britannique de Keir Starmer s’est également fait sermonner. “C’est comme si Elon Musk gérait un ministère des Affaires étrangères parallèle et cela peut avoir de graves conséquences. Les dirigeants étrangers vont légitimement se demander qui parle réellement au nom des Etats-Unis”, pointe David Dayen, directeur exécutif de la revue de gauche The American Prospect.
Un jeu dangereux. Certes, les Européens ont plus à perdre que les Etats-Unis. Mais ces derniers n’en sortiront pas non plus indemnes. “Une des plus grandes forces des Etats-Unis était son réseau d’alliances, plus vaste et plus solide que celui de n’importe quel autre pays dans le monde. Trump est en train de le détricoter. L’UE est un acteur majeur du commerce mondial. Pour gagner son bras de fer avec la Chine, Washington a besoin de son soutien”, pointe Scott Marcus du CEPS.
Mais c’est peut-être dans sa propre maison que le couple Musk-Trump sera le plus mis à l’épreuve. L’entrepreneur maîtrise les us et coutumes de la Silicon Valley ensoleillée. Il ne connaît rien des jeux de pouvoir de Washington, ses intrigues de palais, ses éminences grises. “Beaucoup de gens brillants ont rencontré l’échec à DC”, glisse, moqueur, un fin connaisseur de cette sphère.
A coté d’Elon Musk, Silvio Berlusconi était un amateur en matière de conflits d’intérêts
Enrico Letta
Pas question pour la cheffe de cabinet du président, Susie Wiles, de laisser Musk faire la pluie et le beau temps dans le bureau Ovale. Selon le Times, elle a déjà veillé à ce que le Doge ne soit pas situé dans le même bâtiment. Gageons aussi que beaucoup de républicains n’ont pas digéré de voir, en décembre, Musk et sa horde de followers traîner dans la boue l’accord bipartisan qu’ils avaient patiemment négocié avec les démocrates pour prolonger le budget de l’Etat. Le patron de Tesla entretient enfin de vieilles querelles avec la SEC, l’influent gendarme boursier américain.
La liste de ses ennemis est longue. Et les angles d’attaque tout trouvés. Ses liens avec la Chine pour commencer. Le pays est le deuxième marché de Tesla et l’usine de Shanghai constitue son plus gros site de production. Ce qui rend Musk fort bien disposé à l’égard de Pékin, dont il soutient, par exemple, l’idée très contestée de faire de Taïwan une région administrative spéciale chinoise. “La Maison-Blanche doit examiner de près les risques qu’il pourrait faire peser sur la sécurité nationale du pays”, mettait d’ailleurs en garde Russel Honoré, un ancien haut gradé, dans le New York Times.
Plus généralement, la nouvelle casquette politique d’Elon Musk n’est guère compatible avec son Stetson d’entrepreneur. La santé de SpaceX dépend, en effet, largement de sa collaboration avec l’Etat. Neuralink, xAI et Tesla pourront grandement bénéficier de réglementations publiques plus laxistes. “Il est stupéfiant que les Etats-Unis tolèrent cela alors que le capitalisme américain s’est construit autour de l’antitrust et de l’identification des conflits d’intérêts. Sur ce deuxième point, Silvio Berlusconi fait figure d’amateur à côté d’Elon Musk !” souligne Enrico Letta, ancien Premier ministre italien et voix écoutée à Bruxelles.
Les amis milliardaires de Donald Trump
La grogne monte cependant. Le Doge, auquel Trump a donné un pouvoir d’enquête considérable, fait déjà l’objet de plaintes. “Ce département opère comme un comité consultatif fédéral et devrait de ce fait respecter le Federal Advisory Committee Act – Faca – qui impose que la composition de ces groupes soit équilibrée, avec les points de vue de différentes parties concernées. Cela ne peut pas se limiter à un seul petit groupe de personnes favorisées”, explique Jerald Lentini, avocat au National Security Counselors, à l’origine de l’une de ces poursuites.
Membre de la commission financière du Sénat, le démocrate Ron Wyden s’est lui alarmé sur le réseau Bluesky du large accès du Doge aux systèmes du Trésor américain : “Des sources m’indiquent que le Doge a accès à tout […] y compris aux montants des paiements à des prestataires de l’Etat en concurrence directe avec les propres entreprises de Musk.”
Plus grave encore aux yeux de Donald Trump, le vent de l’opinion tourne. Selon un sondage AP-Norc, seul un tiers des Américains ont une bonne image d’Elon Musk. Et 60 % d’entre eux désapprouvent le fait que le président s’appuie sur les conseils de milliardaires pour définir sa politique.
Si l’aventure tourne court, il faudra s’attendre à tous les coups bas. Ni l’un ni l’autre ne se montre clément avec leurs anciens alliés. Musk conspue l’Etat californien qui l’a significativement aidé par le passé. Trump, lui, a privé son ancien secrétaire d’Etat Mike Pompeo de son service de sécurité, alors qu’il est la cible de menaces de morts crédibles. Le divorce à l’amiable n’est pas le genre de la maison.
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