“Le journal intime de Le Scouarnec ne se lit pas. Il se subit.” Le journaliste indépendant Hugo Lemonier évoque ainsi ses heures passées à étudier les centaines de pages de textes pédophiles écrites par le Dr Joël Le Scouarnec, conservées dans des fichiers informatiques pendant plus de trente ans. Ce chirurgien, arrêté et mis en examen en 2017, y a scrupuleusement relaté les viols et agressions sexuelles qu’il a fait subir à plusieurs membres de son entourage, et à des centaines de patients au cours des années. Selon la justice, plus de 300 personnes auraient ainsi été abusées par ce prédateur, pourtant interpellé dès 2004 pour détention d’images pédopornographiques. Son procès s’ouvre ce 24 février à Vannes (Morbihan).
Durant trois ans, Hugo Lemonier s’est plongé dans cette affaire tentaculaire. Il a disséqué les rapports judiciaires et les nombreux “journaux intimes” du chirurgien, interviewé certaines de ses victimes et de ses proches, pour tenter de comprendre comment cet homme a pu commettre des abus sexuels pendant plusieurs décennies, tout en continuant d’exercer la médecine et sans que les autorités ne soient jamais mises au courant de ses agissements. Dans son livre Piégés. Dans le “journal intime” du Dr Le Scouarnec (Nouveau Monde Editions), à paraître le 19 février, le journaliste dévoile au fil d’un récit méticuleux l’effarante série de dysfonctionnements qui a permis à Joël Le Scouarnec de bénéficier d’une totale impunité. Entretien.
L’Express : Votre livre s’ouvre sur l’histoire de celle que vous appelez “Lana”, la jeune voisine de Joël Le Scouarnec à Jonzac (Charente-Maritime). Agressée sexuellement par le chirurgien à travers la clôture de son jardin en 2017, elle alerte ses parents. C’est à la suite de ce témoignage que seront retrouvés les milliers de fichiers qui incriminent le prédateur sexuel. Pourquoi avoir choisi de commencer par là ?
Hugo Lemonier : Parce que cela permet de comprendre que l’affaire Le Scouarnec est avant tout un miracle judiciaire. Au départ, on parle “seulement” d’un homme qui a violé sa petite voisine. Et ce n’est que plus tard, après les premiers aveux de Le Scouarnec, qu’on part sur la piste familiale, puis qu’on trouve son journal intime, qui est la pièce maîtresse du dossier. Exactement comme on l’a vu pour l’affaire Pelicot, l’affaire Le Scouarnec est presque dévoilée par hasard, par un “coup de chance”. C’est ça qui doit nous alerter : en réalité, combien de Joël Le Scouarnec a-t-on pu rater au fil des années ?
Avant même d’évoquer les patients de Joël Le Scouarnec, votre livre revient justement sur les agressions sexuelles commises sur des membres de sa propre famille ou des enfants d’amis. Immédiatement après les faits ou au cours des années, plusieurs de ses proches sont mis au courant de ces actes – par un témoignage direct des victimes ou parce qu’ils surprennent en direct certaines agressions. Pourtant, aucun signalement n’a jamais été fait aux autorités. Pourquoi ?
La famille Le Scouarnec est une famille incestueuse presque caricaturale. Tout le monde parle, mais personne ne fait rien. On entend souvent parler d’omerta autour de l’inceste, mais ce n’est pas le cas : ici, les nièces de Le Scouarnec ont parlé, beaucoup, mais n’ont pas été entendues. A tel point qu’au bout d’un moment, certaines ont cru que ce qui leur était arrivé était normal, presque banal. A ces enfants, on a fait comprendre que ce n’était pas si grave, qu’il fallait continuer comme ça, sans rien dire. Et c’est encore plus destructeur. En résumé, il fallait faire “comme si de rien n’était” : c’est le propre de l’inceste. Comme dit l’anthropologue Dorothée Dussy, spécialiste de l’inceste : “Ce qui compte n’est peut-être pas tant ce qui est réellement “dit” ou “tu” des abus sexuels, que la règle qui impose que rien ne soit “dit” et que tout soit “tu”.” Cela peut prendre la forme d’un déni de la part de personnes qui ont été elles-mêmes victimes, comme c’est le cas de la belle-sœur de Joël Le Scouarnec. Il y a aussi quelque chose de plus symptomatique, qu’on voit dans énormément d’affaires d’inceste : une forme de respect pour l’homme, le chirurgien, la figure tutélaire qu’est Joël Le Scouarnec, que l’on ne veut pas croire coupable.
C’est en 2004 que les autorités françaises entendent parler pour la première fois de Joël Le Scouarnec. Que se passe-t-il alors ?
Les autorités américaines enquêtent sur un réseau de sites pédocriminels, avec un service d’abonnement. Et parmi ces abonnés, il y a beaucoup de Français, dont Joël Le Scouarnec. L’information est soumise aux autorités françaises : le chirurgien est convoqué par la gendarmerie de Vannes, qui se rend ensuite à son domicile et le perquisitionne. Mais comme il le dira plus tard à la justice française, Joël Le Scouarnec n’est pas un “imbécile”. Il a eu le temps de tout planquer, et les gendarmes ne trouvent évidemment rien sur son matériel informatique. Le Scouarnec avoue immédiatement qu’il a téléchargé des images pédopornographiques, mais qu’il s’en est débarrassé. Son audition ne dure que vingt-cinq minutes. Et ça s’arrête là. Il repart, et dès le lendemain, il retourne travailler. Personne n’est auditionné dans la famille, personne n’est auditionné à son travail. Il n’y a aucune investigation pour rechercher d’éventuels autres ordinateurs, CD ou disques durs, d’autres appartements où il aurait pu cacher des fichiers. Le fait qu’il travaille avec des enfants n’est pas non plus soulevé. Il y a une erreur fondamentale de la gendarmerie à ce moment-là, qui signe l’inanité absolument phénoménale de la lutte contre la pédocriminalité, et la déférence qu’on a envers cet homme, que l’on croit sur parole.
Il faudra attendre 2017 et le témoignage de “Lana” pour que le domicile du chirurgien soit finalement perquisitionné “par surprise”. En tout, 301 544 photos et vidéos pornographiques et 3 646 textes pédopornographiques sont retrouvés par les enquêteurs sur différents fichiers. Quelles sont les conséquences de cette découverte ?
On peut parler de cadeau empoisonné, parce que les enquêteurs bénéficient soudainement de centaines d’éléments, tout en subissant ce trop-plein de matière. A ce moment-là, on pense encore que Le Scouarnec n’est qu’un petit prédateur lambda, et on se demande s’il est bien nécessaire de tout analyser. Comme je l’explique dans le livre, la recherche de l’informaticien chargé de l’exploitation des dossiers a été restreinte, pour des questions financières et de temps. En conséquence, les journaux intimes ne seront pas retrouvés dans cette première recherche – c’est la maréchal des logis-cheffe de Jonzac qui les retrouve au cours d’un travail phénoménal d’investigation. Ça dit tout des moyens de la justice, qui va dans un premier lieu circonscrire au maximum le champ des investigations pour essayer de limiter les coûts et le temps passé sur l’affaire.
Dans un tel contexte, existe-t-il des victimes oubliées dans cette affaire, et qui sont-elles ?
Oui, j’en ai relevé 15. Pour l’écrasante majorité, ce sont des anciens patients du Dr Le Scouarnec, qui ont été identifiés comme “victimes” par la gendarmerie – certains ont même été pointés par la cour d’appel de Rennes. Pourtant, l’enquête n’a jamais repris à leur sujet. Pourquoi ? On ne sait pas. J’ai posé la question à la chancellerie, qui ne m’a pas répondu. Mais il y a eu selon moi un problème de méthode : le parquet n’a pas eu à analyser chaque passage où Joël Le Scouarnec raconte les gestes qu’il commet sur un patient. Or, dans certains extraits, il va par exemple utiliser le mot “tripoter” ou “caresser” – ce qui, selon la justice, caractérise une agression sexuelle. En reprenant tout le journal intime, en plus des 15 “victimes oubliées”, j’ai ainsi relevé 42 passages à propos de patients qui pourraient avoir été agressés par Joël Le Scouarnec, mais qui n’ont pas été repérés par les enquêteurs. Il pourrait donc y avoir encore d’avantage de victimes.
Pendant toutes ces années, Joël Le Scouarnec a agressé et violé des enfants au bloc opératoire, dans les couloirs des hôpitaux, dans les chambres des patients, parfois alors même que d’autres soignants ou les parents des victimes étaient dans la pièce. Comment a-t-il pu passer à ce point inaperçu ?
Encore une fois, la toute-puissance du corps médical a joué. L’accès de Joël Le Scouarnec au corps des patients n’a jamais été remis en cause, parce que personne n’imaginait une seule seconde qu’un prédateur puisse se cacher derrière une blouse blanche. Et puis, au bloc opératoire, il y a des petites manœuvres dont il a bénéficié : il arrivait à se jouer de ses collègues pour rester quelques secondes seul avec les patients, ou alors il justifiait ses actes en parlant d’actes médicaux. Il y a eu une forme de déni collectif : à l’époque, on ne remettait pas en cause les agissements d’un chirurgien. L’affaire Le Scouarnec est avant tout le produit d’un aveuglement collectif.
Dans votre livre, vous parlez de “l’extrême mansuétude” dont Joël Le Scouarnec a pu bénéficier après sa condamnation de 2004 pour détention d’images pédopornographiques. Pourquoi cette condamnation n’a-t-elle pas purement et simplement empêché le chirurgien de continuer d’exercer ?
Le premier hôpital à être mis au courant de cette condamnation est celui de Quimperlé, où le directeur est prévenu par le président de la commission médicale d’établissement (CME), le psychiatre Thierry Bonvalot. Et ce qui est invraisemblable, c’est que le directeur ne fait rien : il n’y a aucun élément dans le dossier qui laisse entendre qu’il ait véritablement mis en place des mesures de précaution après cette alerte. La seule hypothèse que l’on peut avancer pour comprendre ce manque de réaction, c’est la situation de l’hôpital, qui était en grande difficulté à l’époque – en juillet 2007, son service de chirurgie va d’ailleurs fermer.
Après son expérience à Quimperlé, Le Scouarnec va exercer dans d’autres établissements. A chaque fois, il assume sa condamnation pour détention d’images pédopornographiques – il a vite compris qu’il lui suffisait d’avouer pour s’absoudre. Le Scouarnec explique a qui veut l’entendre qu’il a visionné ces images pédophiles dans un moment de détresse, qu’il a fantasmé sur des gosses, que c’est terminé et que ce n’est pas si grave que ça. On accepte. C’est de la culture du viol en barre. Encore une fois, on le croit sur parole. Et à aucun moment, on ne se dit que c’est assez grave pour l’empêcher d’exercer.
Dans votre livre, vous montrez que l’ordre des médecins était également au courant, mais n’a pas réagi.
L’ordre des médecins du Finistère, département où Le Scouarnec exerçait en 2004 lorsqu’il a été arrêté puis condamné, a affirmé dans un premier temps n’avoir appris cette affaire qu’en juin 2006. Or, l’ordre des médecins du Morbihan, département limitrophe où habitait Joël Le Scouarnec, m’a indiqué pendant mon enquête avoir repéré, dès l’audience de 2004, un article de Ouest-France, qu’ils ont transmis à l’époque à leurs collègues du Finistère. Si cette déclaration est vraie, l’ordre des médecins du Finistère a appris la condamnation en novembre 2005 et a mis plus de six mois à réagir. Ils seront auditionnés à l’audience sur le sujet et devront déposer à la barre sous serment.
Par ailleurs, l’ordre des médecins peut se prévaloir d’une chose : ils ont tout fait pour obtenir la copie de la condamnation, qu’ils n’ont finalement reçue qu’au bout de cinq mois par le parquet – ce qui représente un nouveau dysfonctionnement dans le cours de l’affaire. Mais lorsqu’il obtient enfin ce document, l’ordre des médecins s’en lave les mains, et laisse l’Etat gérer… Alors même que la jurisprudence montre qu’ils auraient pu eux-mêmes condamner le chirurgien, contrairement à ce que prétend le conseil de l’ordre depuis cinq ans.
Quel rôle a justement l’Etat dans cette affaire ?
L’Etat est en partie entravé parce qu’il ne dispose pas de l’alerte de Thierry Bonvalot. Mais c’est bien la seule circonstance atténuante puisque, de manière encore incompréhensible à ce jour, le directeur de l’agence régionale de l’hospitalisation [NDRL : ARH, actuelle ARS] de l’époque, Philippe Chervet, va décider de ne pas poursuivre Le Scouarnec en dépit des instructions du ministère de la Santé. Il savait tout ce qui se passait, a même contacté un directeur d’hôpital de son secteur pour lui conseiller de ne pas engager Le Scouarnec, mais n’a rien fait pour l’empêcher officiellement d’exercer.
Vous terminez votre livre par un constat glaçant, en concluant que l’affaire Joël Le Scouarnec “n’est pas une exception”. Selon votre enquête, sur les 32 affaires de médecins jugés en appel pour des faits de pédocriminalité par la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins entre 2000 et 2019, seuls 62 % ont été radiés. Pour les autres, les sanctions infligées n’ont pas excédé trois ans d’interdiction d’exercer, la plupart du temps avec sursis. Comment l’expliquer ?
Quand on voit ces chiffres, la véritable question à poser c’est : aurait-on pu faire autrement ? Quand on regarde les institutions telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui, la réponse est possiblement non. C’est-à-dire que la pédocriminalité, notamment la détention d’images à caractère pédopornographique, n’est pas considérée comme rédhibitoire pour exercer la médecine. Cette culture du viol, cette mansuétude envers les sachants et en particulier les médecins, cet impensé qui conduit à ne jamais voir un prédateur sous une blouse, sont inscrits dans notre société. Si on ne met pas de règles strictes sur le sujet, ça ne peut malheureusement que se reproduire.
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