* . * . * .

L’IA et les data centers : dans les coulisses du Stargate à la française d’Emmanuel Macron


“Et le lauréat se nomme…” A Rueil-Malmaison, près de Paris, des gestionnaires de data centers organisent leur cérémonie des César, sans stars ni paillettes. Les trophées, des blocs bruts rectangulaires et irréguliers, composés de déchets récupérés dans ces centres de données, ressemblent à s’y méprendre à ceux remis au gratin du cinéma français. Les nominés, ici, ne sont pas félicités pour leur interprétation, mais pour leur bonne gestion de l’énergie dans l’alimentation de serveurs inesthétiques. Rien de très glamour. Pourtant, cette première du genre, intervenue fin février, tombe à pic. Avec l’intelligence artificielle, toute l’industrie de la donnée s’apprête à changer d’échelle.

Quelques jours plus tôt, sous l’immense verrière d’un Grand Palais accoutumé aux événements planétaires depuis les Jeux olympiques 2024, Emmanuel Macron annonçait 109 milliards d’euros d’investissements privés dans la construction de grands data centers dédiés à l’IA en France. “Plug, baby, plug !” (branche-toi, bébé, branche-toi !), scandait le président de la République à l’occasion du Sommet sur l’IA. Un mantra inspiré du “Drill, baby, drill !” (Fore, bébé, fore !) de Donald Trump pour les énergies fossiles. Et une forme de bénédiction pour la galaxie IA. Parmi les premières entreprises impliquées dans cette réponse au projet américain Stargate (500 milliards de dollars), le fonds d’investissement MGX, avec un “consortium de champions franco-émiratis”, mettrait sur la table quelque 50 milliards d’euros. Le canadien Brookfield placerait, lui, 20 milliards d’euros, et l’entreprise américaine Digital Realty, 5 milliards. En France, Iliad (3 milliards d’euros) ou Eclairion (600 millions d’euros) sont aussi de la partie. D’après nos informations, de nouvelles précisions seront apportées sur ces montants lors du prochain Choose France, qui est parti pour battre tous les records. L’an passé, 15 milliards d’euros avaient été annoncés, avec, déjà, un accent particulier mis sur les data centers grâce aux 4 milliards d’euros promis par Microsoft.

De l’importance du “plug”

Où pousseront ces nouveaux centres de données ? 35 sites “prêts à l’emploi” ont été identifiés par le gouvernement – dont huit pouvant accueillir un data center de taille mondiale, de l’ordre de 1 gigawatt. La plupart se trouvent dans les Hauts-de-France (8 sites), ainsi que dans le Grand Est et l’Ile-de-France (7 chacun). La Bretagne et les Pays de la Loire en sont pour le moment dépourvus, en raison d’un manque de foncier disponible. Au total, les data centers IA pourraient occuper 1 200 hectares, l’équivalent de 10 % de la surface de Paris. Supportable, bien que non négligeable, notamment en Ile-de-France, où se côtoient déjà plus de la moitié des infrastructures du genre (160, sur un total de plus de 300). Les data centers ont une tendance naturelle à la concentration. Aux Etats-Unis, près de 500 d’entre eux sont rassemblés au nord de la Virginie, tout près de la capitale, Washington. Il y a peu, la bourgade d’Ashburn et ses environs voyaient circuler près de 70 % du trafic Internet mondial. Colossal.

Un exemple qui rappelle l’importance du branchement. Le fameux “plug”. La gestion du réseau électrique français est un travail d’orfèvre qu’il n’est pas question d’abîmer. Le ministère de l’Economie, en coordination avec l’Elysée, a donc dressé ces derniers mois une première liste de sites d’accueils potentiels. Des terrains industriels à reconvertir, à dépolluer, des espaces libres déjà fléchés vers des activités économiques… Le tout avec une validation de principe des collectivités locales, afin d’éviter toute opposition aux futurs projets – ce qui n’est pas rare.

Sur demande de Bercy, le gestionnaire RTE a ensuite réduit l’inventaire en apposant des critères propres au réseau électrique, dont deux jugés primordiaux. Le premier : que les sites soient situés à proximité de l’un des 152 nœuds de 400 000 volts présents sur le territoire – les seuls techniquement aptes à accueillir le raccordement de grands centres de données, ceux supérieurs à 400 mégawatts. Le second : que l’ajout de cette source de consommation ne génère pas de conflit d’usage ou de congestion. “Avec l’IA, on fait face à deux changements notables. D’abord, la puissance. On n’hésite plus à parler de data center de 1 GW, alors que la taille moyenne des raccordements est plutôt de 100 MW. Ensuite, la mobilité sur le territoire. Comme ils servent à entraîner ou à faire fonctionner une IA, il n’y a pas les mêmes exigences en matière de latence. Ce qui permet d’envisager des sites plus variés”, détaille Jean-Philippe Bonnet, directeur adjoint chez RTE.

Les solutions de RTE

Dans cette course mondiale, la France, qui produit plus d’électricité qu’elle n’en consomme, dégaine un vrai pack premium pour attirer chez elle les mastodontes du secteur. Histoire de montrer qu’elle sait faire aussi vite et bien que les autres. Mais les défis sont de taille, tant en matière de travaux que de processus administratifs. Car même si un site est idéalement placé, par exemple à 8 kilomètres d’un nœud électrique, il est nécessaire de dérouler en souterrain près de 2 000 tonnes de câbles – 1 200 tonnes de cuivre, 800 tonnes d’isolant – pour raccorder un grand data center. Un travail minutieux, qui coûte entre 150 et 200 millions d’euros. “C’est mineur par rapport aux milliards d’investissements annoncés mais cela reste pour nous un grand projet d’infrastructure”, poursuit l’expert de RTE.

De telles opérations sont longues, même pour une envergure kilométrique qui peut sembler modeste. Autorisations de passage, évaluations environnementales, études techniques… Les projets prennent en moyenne de cinq à sept ans. Un délai interminable aux yeux des opérateurs de data centers. Et de l’Etat lui-même qui veut accélérer la cadence, puisqu’une partie de la compétition entre pays européens se joue sur ce paramètre. Ainsi, pour les sites identifiés, “RTE adoptera une organisation particulière visant à anticiper des commandes d’achat, à mobiliser au maximum ses entreprises, à rechercher des solutions techniques qui simplifient les procédures, à mener de front les travaux avec la construction du data center lui-même. En alignant ces paramètres, indique Jean-Philippe Bonnet, on pourra raccorder en trois ou quatre ans selon les cas.”

L’offre clé en main d’EDF

De quoi ravir EDF, qui en fait un argument de vente. L’énergéticien, troisième propriétaire foncier du pays derrière l’Etat et la SNCF, ne compte pas laisser passer le train de l’intelligence artificielle. Il a lui aussi planché, en fin d’année dernière, et cherché, dans ses terrains, les perles rares qui pourront accueillir les data centers de demain. Quatre de ses sites figurent parmi les 35 annoncés par le gouvernement, qu’il mettra à disposition sous la forme de bail à construction. Cerise sur le gâteau : tous sont à proximité de postes électriques de 225 000 ou 400 000 volts, propriétés de RTE. La garantie de raccordements express. “On aimerait pouvoir démarrer certaines constructions fin 2026 et avoir, en fonction de leur typologie, des projets opérationnels durant l’année 2027”, indique Stéphane Raison, directeur d’EDF en charge de l’installation de grands sites de consommation.

Ce dernier, arrivé en septembre dernier, a pour mission de mieux accompagner les industriels, surtout étrangers, qui s’implantent dans l’Hexagone, de les aider à décoder une réglementation parfois obscure… Bref, de faire gagner du temps à tout le monde. Et si les opérateurs de data centers se laissent convaincre par son électricité bas-carbone, la victoire sera totale.

EDF saura vite si son offre clé en main séduit ou non les géants du numérique. Elle a donné jusqu’au 20 mars aux opérateurs pour manifester leur intérêt concernant trois de ses fameux terrains : Montereau-Vallée-de-la-Seine (Seine-et-Marne), La Maxe et Richemont (Moselle). La localisation d’un quatrième site sera dévoilée dans les prochaines semaines, et deux autres seront proposables en 2026. Avec autant d’atouts, EDF a de quoi tirer parti de la course à l’IA. Sauf que toutes les cartes ne sont pas entre ses mains. Le politique a aussi son mot à dire.

La parade aux demandes “fantômes”

La réussite du “Plug, baby, plug” repose en partie sur la loi de simplification, dédiée aux entreprises du territoire. Elle intègre un volet spécifique aux infrastructures numériques. Pour les projets de dimension “industrielle”, dont la taille reste à déterminer, certaines procédures d’urbanisme pourraient être accélérées. Espéré l’an passé, le texte a subi, comme beaucoup d’autres, les contretemps de la dissolution puis du blocage à l’Assemblée nationale.

Son parcours législatif a repris l’automne dernier par un vote au Sénat. Eric Lombard, le ministre de l’Economie, a récemment fait savoir que les députés l’examineront à leur tour début avril. “La loi pourrait faire gagner six mois à un an sur le déploiement”, estime Nicolas Walker, avocat au cabinet Reed Smith. Un bon coup de pouce, surtout si le data center acquiert le statut de projet d’intérêt national majeur (PINM), également prévu dans le texte, et déjà appliqué pour des usines vertes ou des mines. Les principaux arbitrages reviendraient alors à l’Etat, et non plus aux collectivités locales.

Ce contexte devrait encore aviver la grande bataille que se livrent, en coulisses, les aménageurs de data centers. Tous veulent être les premiers à offrir la puissance de calcul nécessaire à des OpenAI, Mistral AI et consorts. Et puisque les demandes de raccordement au réseau se font souvent de manière approximative, afin de pré-réserver un volume et une zone, certains n’hésitent pas à ruser. Des demandes “fantômes” peuvent ainsi rester sans suite et alimenter la spéculation sur les terrains. Sans compter que des retraits soudains ne sont pas impossibles. Aux Etats-Unis, Microsoft aurait récemment annulé l’équivalent de plusieurs centaines de mégawatts, selon une banque d’investissement locale. Les autorités françaises veulent éviter ce phénomène de prédation. RTE espère avoir trouvé la parade : il demandera désormais aux candidats de déposer une garantie financière prouvant qu’ils ont réellement l’intention d’atteindre et d’utiliser les puissances demandées. De l’argent qu’ils pourraient perdre si les différents rendez-vous imposés pour contrôler l’avancement du projet n’étaient pas respectés. “On ne peut pas se permettre de construire une infrastructure, mobiliser des ressources publiques et bloquer cette capacité au détriment d’autres projets qui auraient pu intervenir dans les environs sans être sûrs de l’issue”, pointe Jean-Philippe Bonnet. Ces entrées sur le réseau électrique sont en effet convoitées par d’autres industries, pour d’autres besoins. Marseille, par exemple, ne veut plus brancher de nouveaux data centers, craignant de ne pas pouvoir poursuivre l’électrification de son réseau de bus.

Ces futurs gagnants

Les bénéfices du “Plug, baby, plug” comportent, du reste, certaines zones d’ombre. Un data center crée peu d’emplois – et des postes peu qualifiés, principalement dans la sécurité. Les salles de serveurs sont conçues pour tourner toutes seules, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sur le réseau social X, Octave Klaba, le fondateur de l’hébergeur français OVH, a prédit que “80 %” des méga-investissements étrangers iront principalement dans les puces électroniques”. Ces fameux GPU destinés à entraîner et exécuter les modèles d’intelligence artificielle. Des pièces imaginées aux Etats-Unis et fabriquées à Taïwan.

Il n’empêche : les promesses d’Emmanuel Macron suscitent déjà de l’appétit dans les territoires. Certaines régions se disent très ouvertes à leur accueil, comme les Hauts-de-France, car ces usines à données paieront des taxes locales et réhabiliteront certaines friches industrielles. Les spécialistes de la récupération de chaleur s’y retrouveront également. Surtout si la proposition de loi du sénateur socialiste David Ros, déposée mi-février, obtient l’aval de ses collègues. Celle-ci vise à imposer la réutilisation de la chaleur générée par ces bâtiments, souvent comparés à des réfrigérateurs géants, pour des infrastructures publiques. Si la piscine olympique de Saint-Denis bénéficie déjà de celle du data center géré par Equinix, les exemples restent encore peu nombreux.

Des géants du BTP, comme Bouygues Construction ou Eiffage, trouveront des marchés dans le bâti. “Ces usines nécessiteront également des fournisseurs de matériaux électriques, de baies de serveurs, de solutions de refroidissement… La construction d’un data center fait appel à des dizaines de contributeurs qui sont autant de pourvoyeurs d’emplois indirects”, indique Christophe Weiss, dirigeant d’APL Data Center, une société spécialisée dans le conseil et l’exploitation des centres de données. Schneider Electric, en particulier, excelle dans le refroidissement des salles informatiques, crucial pour l’IA. C’est pour mettre en avant ce savoir-faire que la multinationale s’est proposé d’accueillir la cérémonie de récompenses de février dernier. Reste à voir si la prochaine édition consacrera la France en Hollywood des data centers.




Source
Exit mobile version

.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Erreur : SQLSTATE[HY000] [2002] Connection refused