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“Il y aura des morts inutiles” : face au climatosceptique Trump, l’ex-patron de la NOAA sonne l’alerte


Il a délaissé le costume, obligatoire dans ses anciennes fonctions, pour un ensemble casquette-manteau bleu, les couleurs de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), qu’il arbore lors des rassemblements où il prend régulièrement la parole. Richard – Rick – Spinrad était, jusqu’au 20 janvier dernier, l’administrateur de la réputée agence gouvernementale chargée de l’étude de l’océan et de l’atmosphère. L’équivalent outre-Atlantique de Météo-France et l’Ifremer (NDRL : l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) réunis. Il occupait en parallèle, de 2021 à 2025, le poste de sous-secrétaire au commerce pour les océans et l’atmosphère dans l’administration de Joe Biden.

Depuis le retour d’un Donald Trump ouvertement climatosceptique à la Maison-Blanche, cet océanographe de formation assiste, médusé, à la saignée menée par le républicain au sein de son ancienne agence, et plus largement dans l’ensemble du gouvernement fédéral. Il s’alarme de coupes budgétaires “injustifiées” et participe à bon nombre d’actions pour mettre en garde contre les conséquences que subiront les citoyens sans tout le travail de prévisions météorologique et climatique de la NOAA.

L’Express : Quelle est votre réaction face aux vagues de licenciements et de coupes budgétaires qui visent les institutions climatiques américaines, en particulier la NOAA ?

Richard Spinrad : Je suis profondément troublé. Ces actions sont toutes injustifiées et auront un impact important et dommageable sur la sécurité, sur la protection des biens et sur l’économie aux États-Unis. Lorsque j’étais administrateur, nous avions un personnel constitué d’environ 12 000 fonctionnaires auxquels il fallait ajouter un nombre presque équivalent de contractuels. La présence de ces derniers prouve que l’agence ne pouvait déjà plus embaucher à long terme malgré toutes ses activités. Or plus de 1 000 personnes ont été démises de leurs fonctions, et nous attendons des annonces concernant un millier de suppressions supplémentaires. Les capacités de l’agence ont profondément été réduites : certaines fonctions majeures devront être éliminées ou seront très compromises.

Ce n’est pas juste une question de personnel : l’administration Trump envisage d’annuler les baux de bâtiments clés, les scientifiques ne peuvent plus commander d’équipement, le financement des projets de recherche est réduit comme peau de chagrin…

Il s’agit de personnes, de programmes et d’installations : c’est toute la NOAA qui est visée. L’agence, par exemple, exploite 16 satellites, 15 navires et 10 avions. Les navires et les avions ne peuvent pas sortir pour faire leur travail : impossible sans le personnel nécessaire pour assurer la sûreté des opérations. Une grande partie des activités de la NOAA seront interrompues si ces équipements ne peuvent pas être exploités.

Ces coupes compliqueront-elles les prévisions météo et de phénomènes extrêmes ?

Absolument. Nous sommes, aux États-Unis, sur le point d’entrer dans la saison des tornades, qui deviennent généralement violentes vers le mois d’avril. Si nous ne disposons pas de techniciens en électronique pour aider à entretenir les radars dans tout le pays, nous assisterons à une dégradation des prévisions concernant les tornades. Pour les ouragans, nous savons que la prévision de la trajectoire et de l’intensité est nettement améliorée par l’incorporation des données fournies par les avions chasseurs d’ouragans. Si nous ne pouvons pas les faire voler, ces prévisions s’éroderont également. N’oublions pas non plus que la NOAA est responsable de certaines prévisions à plus long terme : il s’agit de toutes celles concernant les sécheresses, les incendies ou les inondations.

Les prévisions de la NOAA sauvent des vies. Sans elles, il y aura sans aucun doute des pertes inutiles en vies humaines et des dégâts matériels. De plus, nous avons travaillé dur pendant des années pour améliorer les prévisions afin que les responsables des situations d’urgence puissent déployer leurs capacités plus efficacement. Aujourd’hui, s’ils perdent la qualité des prévisions, ils déploieront peut-être des ressources là où ce ne sera pas nécessaire.

Cette recherche actuelle d’économies pourrait-elle finir par coûter beaucoup plus cher à l’avenir, en termes de dommages climatiques mal ou non anticipés ?

C’est évident. La NOAA est une agence relativement petite au sein du gouvernement américain. Si l’on fait le calcul, il en coûte à chaque Américain six pennies par jour (NDLR : 0,05 euro) pour bénéficier de tous ces services. Or nous savons que chaque dollar dépensé pour une prévision météorologique a un retour sur investissement de 73 dollars. Je ne sais donc pas comment on peut économiser à long terme. Les produits et services de la NOAA ont une incidence sur de nombreux secteurs économiques : l’énergie, l’alimentation, la santé, les transports, le commerce, etc. En éliminant la NOAA, l’administration Trump économiserait 7 milliards de dollars, soit environ 0,5 % du budget total des États-Unis. Mais cela coûterait dans le même temps des centaines de milliards de dollars de dommages, de pertes de revenus et d’impact économique.

Et surtout, cela coûtera plus cher aux Américains. Les compagnies d’assurances seront sans doute obligées d’augmenter leurs prix. Le coût des marchandises grimpera probablement, parce que la capacité des navires commerciaux à entrer et sortir des ports sera affectée. Nous entrons à peine dans la saison de croissance pour l’agriculture américaine. L’impact est encore difficile à déterminer, mais il est certain que les coûts, là encore, seront revus à la hausse. Nous en verrons les effets à l’échelle nationale au cours des semaines et des mois à venir.

Avez-vous d’autres exemples concrets de problèmes liés à ces coupes sur les services de la NOAA ?

La NOAA compte environ 120 bureaux de prévisions météorologiques dans tout le pays. Nous savons que plusieurs d’entre eux n’effectuent déjà plus les lancements quotidiens de ballons pour acquérir des profils verticaux de données atmosphériques à intégrer dans les prévisions. Qui sont donc déjà compromises. Autre exemple : les navires exploités par la NOAA sont en partie responsables de la gestion de la pêche. Sauf qu’ils ne sortent plus en mer pour évaluer les stocks de poissons. Cela pourrait signifier que les pêcheries commerciales ne seront pas en mesure d’opérer dans un avenir immédiat.

Avez-vous été surpris par les attaques anti-climat de la nouvelle administration ?

Ils avaient annoncé ce qu’ils allaient faire. Ce qui m’a surpris, c’est la rapidité et l’ampleur avec lesquelles ils ont éliminé certaines activités. La NOAA travaille beaucoup sur l’adaptation au changement climatique. Quand j’étais administrateur, une grande partie de notre mission visait par exemple à protéger les communautés côtières de l’élévation du niveau de la mer. Tous ces travaux sont en train d’être interrompus…

Comment se sont passés les mois de transition entre l’élection de Donald Trump et son arrivée effective au pouvoir ?

J’ai donné trois priorités à mon équipe : signer, dépenser et embaucher. Nous avons essayé de finaliser de nombreux programmes, d’en consolider d’autres. Nous avons tenté de dépenser les ressources dont nous disposions, notamment en nous assurant que tous les recrutements en cours étaient terminés. J’ai signé de nombreux accords avec diverses organisations et nations : avec le Sénégal sur la préparation à la sécheresse, avec l’American Indian Higher Education Consortium pour la formation des membres des tribus aux questions climatiques, ou en vue d’établir des zones marines protégées, dont une au large de la Californie. Ce sont juste quelques exemples.

La NOAA collecte, possède et partage de très nombreuses données sur le climat. Est-il concevable qu’elles soient bientôt indisponibles ?

J’aimerais dire que non, mais on ne sait jamais. Des actions ont été entreprises pour tenter d’éviter un tel scénario. Certains partenaires du secteur privé ont importé une grande partie des données – la NOAA, quand je l’ai quittée, en détenait entre 68 et 70 pétaoctets. Beaucoup sont aussi dans le cloud, ce qui rend la tâche plus difficile que si elles n’étaient conservées dans un seul système.

Mais ce ne sont pas seulement les données qui nous préoccupent. Il y a aussi les produits et les services, comme notre visualiseur de l’élévation du niveau de la mer. Nous voulons nous assurer qu’ils soient également conservés. Un certain nombre d’actions, menées par des institutions universitaires et des organismes philanthropiques privés, visent à maintenir ces capacités.

Quels sont les objectifs de Donald Trump et Elon Musk ?

Je n’en ai aucune idée. Il y a eu beaucoup de discussions dans le cadre du “Projet 2025” sur la commercialisation de ces services, mais c’est ridicule. Tout d’abord, je ne vois pas comment cela pourrait fonctionner de manière équitable pour les citoyens américains. Ensuite, pour autant que je le sache, personne dans le secteur privé ne souhaite assumer les dépenses d’investissement de tous ces services, ni les responsabilités juridiques qui en découlent.

Je pense qu’il s’agit d’une motivation purement théâtrale. Car il n’y a aucun avantage à en tirer, seulement un coût très élevé. On connaît l’expression américaine : “ready, aim, fire” (“prêt, visez, tirez”). Mais ce que nous voyons aujourd’hui, c’est : “ready, fire, aim” (“prêt, tirez, visez”). J’espère qu’une fois les arguments logiques exprimés sur les dommages que cela causera à tous les Américains et à toutes les industries, il y aura une volonté de faire marche arrière.

De nombreux instituts dédiés au climat de par le monde sont très préoccupés par la situation aux États-Unis. Quelles pourraient être les conséquences pour l’étude mondiale du changement climatique si les protocoles et partenariats communs venaient à disparaître ?

Toutes les nations qui ont des services environnementaux dépendent les unes des autres. J’ai passé beaucoup de temps à travailler avec l’Ifremer, avec l’Agence spatiale européenne… Nous avons des accords de coopération pour échanger des données. C’est mutuellement bénéfique : tout le monde y gagne. Il existe une sorte de compétitivité créative dans le développement de nouvelles capacités prédictives. Aux États-Unis, on discute toujours pour savoir quel modèle a été le plus performant, l’américain ou l’européen – et je m’en réjouis.

Je pense que les relations, personnelles et professionnelles, souffriront de cette situation. Je m’inquiète que les capacités des autres services météorologiques et océaniques, en Europe, en Asie ou ailleurs, souffrent de ce que nous faisons. Sans parler des conséquences à long terme. Car il ne suffit pas d’éteindre et de rallumer le système. Il faudra de nombreuses années pour se remettre des dommages causés aujourd’hui.

Peut-il y avoir un afflux vers l’Europe de scientifiques et chercheurs américains ?

Par nature, la science est agnostique à la langue. J’aimerais que nos collègues en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Scandinavie aient des opportunités pour ces scientifiques. Mais vous n’y êtes pas obligés, car vous avez vos propres problèmes à régler. Il y a une communauté scientifique française solide qu’il faut aussi soutenir. Le reste du monde ne devrait pas avoir à assumer les conséquences des actions insidieuses l’administration Trump.

Chose intéressante, de nombreux États américains commencent à mettre en place des sites web et des portails pour offrir des opportunités d’emploi aux employés fédéraux qui viennent d’être licenciés. Cela représente beaucoup de monde. A la NOAA, 20 à 30 % des effectifs risquent de disparaître en quelques mois. Et des rumeurs circulent selon lesquelles la moitié des effectifs pourrait être menacée par d’autres mécanismes au cours des six prochains mois.

La NOAA était jusqu’à présent considérée comme l’une des agences climatiques les plus importantes au monde. En sera-t-il encore ainsi dans un ou deux mois ?

Je crains que la NOAA ne perde beaucoup de capacités dans ce domaine même si les scientifiques eux-mêmes, en raison de leur réputation, continueront d’être très appréciés. Il n’y a pas que la NOAA, mais aussi l’Institut d’études géologiques, l’Agence de protection de l’environnement (EPA) et tant d’autres. Je crains vraiment que les responsabilités et les capacités des États-Unis ne soient marginalisées dans les mois et les années à venir.

Les États-Unis peuvent-ils perdre leur leadership en matière de science du climat ?

C’est une excellente question. Reposez-la moi dans six mois. Mais c’est possible. Cela dépend de la capacité de la communauté scientifique à relever ces défis et à faire face aux menaces. Il y a certes beaucoup de philanthropie privée, mais elle ne peut certainement pas compenser tout l’investissement public.

Assistons-nous à un moment historique ?

De la pire des façons, oui. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la perte de la connaissance, qui est en fin de compte la chose la plus puissante que nous ayons. Elle nous aide à prendre des décisions. La perdre, ce n’est pas comme égarer ses clés de voiture. Vous ne pouvez pas aller en chercher d’autres. Si nous perdons la connaissance accumulée, nous sommes ramenés plusieurs décennies en arrière. Je ne suis pas tant préoccupé par la position des États-Unis au sein de la communauté mondiale. La science est tellement extraordinaire qu’elle continuera son chemin. Mais le niveau de contribution des États-Unis peut signifier que les générations futures souffriront et reviendront à vivre comme nous le faisions il y a 50 ou 60 ans, lorsque nous ne disposions d’aucune de ces connaissances ou capacités.




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