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Où est passé l’Institut Montaigne ? La convalescence sans fin du think tank libéral


Dans le VIIIe arrondissement de Paris, au premier étage, murs peints en bleu marine profond. Pas un bruit. L’Institut Montaigne ressemble à son décor feutré, studieux. Derrière une porte vitrée, signe que la transparence désormais règne, la nouvelle directrice générale, Marie-Pierre de Bailliencourt, veste azur, dos dressé. Gracile, elle parle bas et, l’observant assise derrière ses dossiers, on peine à l’imaginer négocier en 2016 la vente de 12 sous-marins à l’Australie, contrat faramineux à 34,5 milliards d’euros (annulé en 2021 par l’Australie). Son fait de gloire chez DCNS (devenu depuis Naval Group), une gageure pour celle qui n’est ni architecte navale, ni polytechnicienne. Sur une étagère, elle a posé le dessin d’un sous-marin colorié, à l’époque, par son fils – un talisman. Sur le rebord de la cheminée, deux sachets de biscuits d’apéritif, oubliés là depuis Noël.

Le message est clair : dans le think tank, créé en 2000 par Claude Bébéar et auquel adhèrent une grande partie des entreprises du CAC 40, on ne fait plus la fête. La petite maison, autrefois dotée d’une grande résonance, est en convalescence, pansant ses plaies. Que proposent ses chercheurs, ses directeurs, ses analystes alors que le monde s’est embrasé, que la France encalminée piétine et que l’ordolibéralisme européen vacille sous les attaques d’un président américain désinhibé ? “Un think tank, c’est un animal à deux têtes, la première dédiée à la production intellectuelle, la seconde au combat politique et idéologique. Montaigne a perdu les deux”, pique un observateur.

La discrétion du cénacle libéral surprend d’autant plus que, pendant douze ans, celui-ci a irrigué par ses notes et ses conseils sur la vie politique et économique du pays. Une période fastueuse, qui s’est fracassée un matin de février 2022, quand son directeur général, Laurent Bigorgne, est accusé par son ex-belle-sœur, également sa collaboratrice, d’avoir tenté, la veille au soir, de la droguer à son insu. Tandis qu’elle porte plainte, lui prévient Henri de Castries, ancien président du directoire d’Axa et président depuis 2015 de l’Institut. Puis, devant l’équipe abasourdie, il reconnaît s’être perdu et fait ses cartons. Dix mois plus tard, en septembre 2022, il est condamné à douze mois de prison avec sursis. S’étant porté partie civile lors du procès en correctionnelle, l’institut déclenche une enquête interne, confiée à un avocat, devant lequel les salariés défilent pour témoigner de leur stupéfaction – jamais ils n’ont pensé que leur patron dérapait. Démiurge brillant, ce dernier avait conquis Paris à la vitesse d’une fusée à deux réacteurs.

Professeur agrégé à Nancy, il est d’abord repéré par Richard Descoings, flamboyant et fragile directeur de Sciences Po. Le poste révèle l’universitaire, emballant de ses fulgurances. A tel point qu’en 2010, le patriarche Claude Bébéar, fondateur d’Axa et illustre parrain du capitalisme français, le supplie de venir diriger Montaigne, débarquant au passage, en quelques heures, son directeur, François Rachline. Laurent Bigorgne prend son envol. Cocktails, conférences, ministres, candidats, avions, trains, rendez-vous, dîners, vernissages, le quadragénaire à lunettes paraît doué d’ubiquité. Sous sa houlette, l’institut vibrionne, passant de sept collaborateurs à 30. Les patrons le réclament, les politiques le sondent, bientôt lui et son institut semblent ne faire plus qu’un, fusion qui trouve son point d’incandescence lors de la campagne présidentielle de 2017. Les notes estampillées Montaigne charpentent le programme très libéral de François Fillon, dont Henri de Castries est un fidèle, et celui du jeune candidat réformiste Emmanuel Macron. Entre l’ancien secrétaire général de l’Elysée et le boss de Montaigne, même envie de faire turbuler le système, mêmes certitudes débridées. La réforme de l’assurance-chômage, de la formation professionnelle, celle encore du baccalauréat et l’assouplissement du Code du travail portent le sceau de l’institut, mais tandis que Montaigne rayonne, son directeur général lui ne dort plus, ne mange plus, et personne, au premier étage bleu marine, ne se demande par quel subterfuge, il peut tenir. Jusqu’à la chute fatale du 3 février 2022.

“Elle a tout nettoyé au Kärcher”

Dans la maison qui conseille les plus grands patrons du pays, la déflagration sonne le glas. Sauf qu’aussitôt, Henri de Castries affale les voiles. Bigorgne parti, qui pour lui succéder ? Quatre candidats présentent des profils solides. Garance Pineau, conseillère Europe d’Emmanuel Macron, Jean-Francis Pécresse, directeur de la rédaction des Echos week-end, Emmanuel Combe, vice-président de l’Autorité de la concurrence et Marie-Pierre de Bailliencourt, qui a quitté cinq ans auparavant Naval Group. Garance Pineau, la préférée de De Castries, ne brille pas lors de son grand oral, trop de fatigue, et Emmanuel Combe, à qui le poste est proposé, le décline. Marie-Pierre de Bailliencourt, divorcée de Cédric de Bailliencourt, neveu de Vincent Bolloré et son grand maître des finances, est choisie.

Carrière dans l’industrie, thèse doctorale sur Chypre, et mise sage, autant de qualités propres à expier les tourbillons scintillants. Et puis, confier la succession à une femme ne peut que soigner l’image. Topant pour un salaire mensuel de 13 000 euros, (beaucoup moins que dans ses postes précédents), la quinquagénaire rencontre son prédécesseur dans un café, puis pose son sac dans le bureau à la porte vitrée et plonge le nez dans les comptes, y découvrant l’envolée des frais généraux. “Elle a nettoyé la boîte au Kärcher”, grince un ancien. Chez les experts longtemps choyés, c’est la soupe à la grimace. Les critiques fusent. Habitués aux analyses virevoltantes de leur ancien directeur, ils jugent la nouvelle patronne timide, idéologiquement pas assez musclée. “Ce n’est pas une intellectuelle, c’est une analyste”, griffe l’un d’entre eux, qui la décrit tétanisée par les débats, leur préférant le confort du consensus. Cet observateur néglige les urgences que Marie-Pierre de Bailliencourt doit affronter.

Un cercle manquant d’audace

La fille de vignerons, un temps enseignante à la Sorbonne, met fin aux contrats à 130 000 euros annuels des vedettes de la maison, auxquelles elle reproche de bichonner leur trajectoire personnelle au détriment des travaux collectifs. La purge passe mal. Gilles Babinet, un des meilleurs experts du numérique, claque le premier la porte en mai 2023, l’annonçant sur Twitter : “Il y a onze ans, je rejoignais un think tank libéral et progressiste. Je quitte aujourd’hui un cercle manquant d’audace, centré sur des sujets court-termistes, loin d’être à la hauteur des enjeux du monde qui nous font face.”

Octobre 2023, c’est le consultant et essayiste Hakim El Karoui qui, dans un courriel adressé au comité directeur, officialise la séparation. Chercheur associé depuis 2015, il a appris que son rapport sur l’intégration des immigrés et de leurs enfants ne sera pas publié. L’ancienne plume de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, contributeur important, avait validé l’étude, sa troisième, sous la direction précédente, il ne cache pas sa colère apprenant que celle-ci était retoquée. Données datées, préconisations éruptives, la directrice, à l’unisson du comité directeur, ne mâche pas ses mots.

Puis, c’est au tour de Maxime Sbaihi, directeur des études, que Marie-Pierre de Bailliencourt avait recruté. Il prend le large à l’été 2024, à peine quelques mois après son arrivée. Au comité directeur, qui interroge la directrice sur ce départ précipité, celle-ci explique que l’économiste, père depuis peu, était trop occupé par l’écriture de son ouvrage sur la démographie. Ne serait-ce pas plutôt qu’il affichait des analyses décoiffantes ? Au lendemain de la victoire de Javier Milei en Argentine fin 2023, Sbaihi se félicite dans un tweet du virage ultralibéral du pays. Illico, la directrice commande à un expert maison, l’économiste Eric Chaney, une note sur les propositions économiques de l’Argentin adepte de la tronçonneuse, histoire, dit-elle, de “séparer le bon grain de l’ivraie”.

Finies les échappées solitaires

“Il y a eu des départs, il y a eu des arrivées, tout cela procède d’une trajectoire normale”, conclut Natalie Rastoin, ancienne présidente de l’agence Ogilvy et membre du comité directeur de l’institut. “L’expertise ne peut se transformer en rente”, se félicite en écho Henri de Castries. Sûrement, mais les mouvements font jaser, alimentant la perception d’un excès de sobriété. En plein débat sur les retraites et le recul de l’âge légal à 64 ans, c’est le plaidoyer de Bertrand Martinot, ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy, sur le régime par capitalisation qui est retoqué. Le sujet est radioactif. Cette fois, la directrice de Montaigne invoque le calendrier. Le rapport n’était pas au programme fixé pour les trois prochaines années. Il sera publié par un think tank concurrent, la Fondapol de Dominique Reynié. Sacré calendrier ficelé et immuable, au nom duquel Montaigne décline en juin 2023 l’étude sur l’enseignement supérieur privé, menée par Laurent Batsch. L’ancien président de l’université Dauphine s’entend dire que la géostratégie a la priorité, et ira, déçu, apporter ses travaux là encore à la Fondapol, qui, illico, les publie. “J’ai impulsé un changement de style, j’ai défini une stratégie et je l’exécute”, se défend Marie-Pierre de Bailliencourt, droite comme un sous-marin. Soulignant avoir publié l’an passé 50 études et 250 articles, elle estime “le monde trop complexe pour qu’une personne ait raison toute seule”.

Fini, les échappées solitaires, place à la mesure. “Il est important de ne pas rajouter de la polarisation à la polarisation, nous souhaitons apporter des nuances”, précise Natalie Rastoin. Le nombre d’adhérents – à 67 000 euros l’année – demeure stable (entre 165 et 205), le budget a légèrement progressé (7 millions d’euros) et, à en croire la direction, l’expertise rayonne au-delà de l’Hexagone. Partenariats en Allemagne, en Angleterre, à Bruxelles, en Espagne, bientôt aux Etats-Unis, visites de ministres japonais, indiens, et même la Commission européenne qui vient de lui attribuer, mi-janvier, la conduite stratégique d’une étude sur les semi-conducteurs : n’est-ce pas la preuve que la maison pèse, sans jouer des trompettes ? “Oui, nous avons changé, c’est une rotation saine, nous réfléchissons et nous travaillons à fournir une aide à la compréhension du monde”, souligne Henri de Castries, se réjouissant que la directrice générale ait ainsi développé la géopolitique. Là, elle est dans son jardin.

Titulaire d’un doctorat en la matière, elle est jeune professeur à la Sorbonne et célibataire quand, au mariage d’un copain – New York été 1995 – elle rencontre un membre du cabinet du secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali. Celui-ci l’embauche pour un stage. Toujours selon ses souvenirs, partagés les yeux brillants, elle aurait bluffé le secrétaire général, celui-ci lui avait donné une heure pour rédiger un discours sur le désarmement devant l’assemblée générale à Genève, il fut, l’ayant prononcé, “salué d’une standing ovation”. La stagiaire Frenchie est promue “political officer”, accompagnant le secrétaire général au Liberia, au Rwanda, en Sierra Leone, écrivant ses courriers, ses discours et ses livres. Des débuts si exaltants, que trente ans plus tard, elle s’emballe, racontant avoir “écrit les accords de Dayton”, qui mettaient fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine, et “avoir négocié” de “nombreux” accords de cessez-le-feu. Quelques jours plus tard, elle corrige l’emphase, elle ne négociait pas stricto sensu, elle écoutait, observait, prenait des notes, apprenant beaucoup. Après quelques mois, elle quitte l’organisation multilatérale, rentre en France. Passage éclair chez McKinsey, puis Bull, Dassault Systèmes et Naval Group, se forgeant la réputation de fine négociatrice. Bien qu’avec Bernard Charlès, le patron de Dassault Systèmes dont elle était la directrice de cabinet, les relations aient viré à l’orage, et carrément à l’ouragan avec le PDG de Naval Group : six mois après le contrat du siècle des sous-marins australiens, elle quitte l’entreprise pour cause de “divergence stratégique”. Rigide, clanique, persiflent depuis les anciens du groupe de construction navale.

A l’Institut Montaigne, la phase de reconstruction désormais achevée, ni la vigueur, ni la voix ne paraissent pour autant rétablies. “Nous faisons le choix de ne pas saturer l’espace, mais d’arriver avec des idées très pensées”, commente l’ancienne plume à l’ONU. Henri de Castries n’en disconvient qu’à moitié, plaidant l’atonie générale, rendant illusoire un quelconque écho donné à des préconisations Montaigne : “Faute de majorité stable, les gouvernements n’ont pour le moment qu’une capacité limitée à agir sur le fond. Nous travaillons résolument à la réforme de notre modèle économique et social. Nous serons prêts pour les rendez-vous électoraux à venir”, promet Henri de Castries. Urgent si la maison, cicatrisée, veut retrouver son lustre.




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