Chère SNCF, il est de bon ton de se moquer de toi, c’est d’un effet sûr, sans risque. Pourtant je ne céderai pas à cette facilité. Commençons donc par ce que j’aime chez toi. Quand tout fonctionne, tu es indépassable. Ton TGV file à 300 kilomètres-heure, tu me fais traverser la France sans stress, me permets de lire un livre et de regarder défiler les paysages. Parfois, tu m’offres quelques surprises : un train propre, un wagon silencieux, une arrivée pile à l’heure. Ces jours-là, je me dis que tu es une merveille d’ingénierie que ni la voiture ni l’avion ne peuvent égaler. C’est sans parler de ton futur TGV doté d’un bar sur deux étages ! Preuve que tu ne te laisses pas aller. Mais voilà, ce serait trop simple si tu étais parfaite. Parce que tu as aussi ce don incroyable pour me faire perdre patience.
Tout commence au portique. Le QR code de mon billet ? Mon téléphone décide que c’est le moment d’afficher ma carte bleue. Je tente, retente, rien n’y fait. Ton contrôleur, imperturbable, me répète son sempiternel couplet : “Mettez la luminosité au maximum.” Evidemment, mon iPhone est déjà en mode projecteur de stade, mais le portique s’en moque. Alors, avec l’air de celui qui détient une astuce bien gardée, ton agent SNCF marmonne : “Retournez votre téléphone très vite et plaquez-le contre la borne.” Gestuelle aussi mystérieuse qu’aléatoire. Une fois dans le train, je repère une place idéale, isolée sans voisin immédiat. Mais c’est sans compter sur l’instinct de propriété ferroviaire. Un passager arrive, exige son siège, pile à côté du mien, alors que la voiture est quasi vide. Son siège, c’est son siège, point. Mon voisin vit sa meilleure vie avec Claude François dans les oreilles. Enfin, dans mes oreilles aussi, car à chaque tunnel, ses écouteurs décident de partager généreusement leur contenu avec l’ensemble de la voiture.
Le ronfleur du wagon (il y en a toujours un) finit par se taire, juste au moment où une jeune fille mal élevée entame une conversation téléphonique avec l’assurance de celle qui se croit chez elle. Mais tout cela n’est pas de ton fait. Ce qui en revanche t’appartient, c’est ton volume sonore qui est comme la luminosité de mon portable : au maximum, et qui me fait sursauter à chaque fois que tu m’annonces quelque chose. Ah, parlons-en de tes annonces… Elles sont interminables ! Parce qu’un jour un client a eu un accident entre le train et la bordure du quai, tu te sens obligée de nous répéter à chaque trajet d’y faire attention ? Ne tomberais-tu pas dans un précautionnisme absurde, illustrant la dérive du principe de responsabilité du philosophe Hans Jonas en idéologie précautionniste ? Plutôt que de laisser les individus être responsables d’eux-mêmes, tu les noies sous une avalanche de recommandations inutiles.
Un concentré des symptômes de notre époque
Il y a aussi ton imprécision : tu restes floue et mystérieuse quand tu annonces, pour un retard, que “nous vous tiendrons informés”. Qui contrôle les peurs contrôle les âmes, disait Machiavel. Et tu sembles avoir fait tienne cette maxime. Nous voilà suspendus à ton bon vouloir, oscillant entre espoir et résignation. Dois-je évoquer tes contrôleurs humoristes, ces nouveaux troubadours du rail qui enchaînent les plaisanteries au point de se transformer en agents d’ambiance ? Tu tombes à pieds joints dans la festivocratie dont parlait si bien l’essayiste Philippe Muray : cette tendance contemporaine à chercher le festif partout. A ce stade, je n’arrive plus à travailler. Mais de toute façon, ton Wi-Fi est hors service. C’est ton côté heideggérien, défiant la technique. Enfin, l’arrivée approche. Et là tu te sens obligée de jouer les matrones et de m’infantiliser : “Avez-vous pensé à prendre toutes vos affaires ?” Exténuée, je te quitte. Tu m’interpelles une dernière fois, car après tout ce que tu m’as fait subir, tu veux te rattraper. Alors tu me flattes en me moralisant : “Vous avez choisi le mode de transport le plus écologique.” Non, je n’avais pas le choix, c’est tout !
Tu as beau réunir les symptômes de notre époque : précautionnisme, infantilisation, moralisation, festivocratie… je reviens toujours vers toi. Parce que, je l’avoue, quand tu veux bien fonctionner, tu es imbattable. Alors me voilà à nouveau sur ton quai, avec l’espoir – un peu naïf – que cette fois, tout se passera mieux.
* Julia de Funès est docteur en philosophie.
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