Depuis le 20 janvier et le début du second mandat de Trump, la liste des polémiques ne cesse de s’allonger. En l’espace de quelques semaines, les Etats-Unis ont abandonné l’Ukraine au bon vouloir de Vladimir Poutine, menacé de transformer le Canada en un Etat américain comme d’acheter le Groenland, ou encore rebaptisé le golfe du Mexique “golfe d’Amérique”…
Vu d’Europe, l’évolution de la vie politique américaine inquiète autant qu’elle interroge. Longtemps, on a tenté de se rassurer en se disant qu’après huit années de présidence Obama, l’Amérique avait succombé, en 2016, à une pulsion populiste, dangereuse mais passagère. Et la victoire de Joe Biden avait été perçue comme la preuve que nos alliés historiques revenaient à la raison. Mais ce n’était qu’une parenthèse.
Le début de second mandat de Donald Trump dévoile un visage de l’Amérique que les Européens semblent méconnaître. “Vu d’ici, il est difficile d’appréhender l’océan de conservatisme que l’on retrouve entre les côtes Est et Ouest des Etats-Unis, où prévalent les ’bulles progressistes’”, remarque l’historienne Agnès Trouillet, maître de conférences à l’université Paris-Nanterre.
Pourtant, un rapide coup d’œil à l’histoire politique américaine permet de mieux appréhender la vague de populisme et de conservatisme qui semble déferler sur l’Amérique depuis 2016. Remise dans une perspective historique plus large, l’élection de Donald Trump n’apparaît que comme l’étape la plus aboutie de nombreuses tentatives, de la part de la frange la plus radicale du Parti républicain de prendre le pouvoir depuis les années 1960. S’il est vrai que le Grand Old Party, avant 2016, a toujours été dominé par sa faction la plus modérée, ses éléments les plus conservateurs et radicaux n’ont jamais cessé d’exercer de l’influence sur la droite américaine.
“Southern strategy”
Le premier moment, fondateur, est celui de Barry Goldwater, en 1964. A cette époque, l’électorat sudiste est majoritairement gagné au Parti démocrate. Mais, dans les années 1960, alors que mouvement des droits civiques est à son apogée, le candidat démocrate, Lyndon B. Johnson, décide de prendre la défense des droits des Afro-Américains. Ce revirement stratégique laisse orphelin toute une partie de l’électorat sudiste. Barry Goldwater, son adversaire républicain, y voit une opportunité. Ce fils d’immigrés polonais devenu sénateur d’Arizona met ainsi en œuvre la “southern strategy”, une stratégie électorale visant à capitaliser sur la montée des tensions raciales pour conquérir les voix des électeurs sudistes. Pour Alix Meyer, maître de conférences en civilisation américaine à l’université de Clermont-Auvergne, “cette stratégie du Sud est essentielle, puisque c’est l’influence de cet électorat qui va amener le Parti républicain à se droitiser et à renforcer son courant populiste”.
Dans les décennies suivantes, ces fièvres de conservatisme reviennent par vagues, au gré des conjonctures politiques, sociales et économiques. En 1992, le paléoconservateur Pat Buchanan se présente aux élections primaires républicaines contre le président sortant, George W. Bush. Avec un programme très à droite, à base de critique de l’immigration, de protectionnisme économique, de conservatisme social et de lutte contre l’avortement ou l’homosexualité, Buchanan remporte l’adhésion d’un peu plus de 3 millions d’électeurs républicains, soit 22 % des voix. La dynamique créée par Buchanan profite à Ross Perot, un candidat milliardaire et “outsider” à l’élection présidentielle de 1992, qui obtient 18,9 % des voix, un score impressionnant pour un indépendant.
Ces différents épisodes témoignent de la constance de la contestation de la ligne modérée. S’il existe une demande pour un populisme ultraconservateur, son incapacité à s’imposer au sein de la droite américaine révèle néanmoins l’existence d’un plafond de verre, que Trump sera le premier à briser en 2016. Mais pour en arriver là, la frange la plus radicale du mouvement conservateur a compris qu’une victoire politique ne pourrait advenir sans un déplacement vers la droite de la fenêtre d’Overton, et a décidé d’organiser, en réaction à la révolution libérale des années 1960, une vaste contre-révolution culturelle.
Dès le lendemain de la défaite de Goldwater, certains de ses anciens stratèges se lancent à corps perdu dans la guerre culturelle. Parmi eux, Richard Viguerie et Paul Weyrich jouent un rôle fondamental dans la création de think tanks conservateurs, comme The Heritage Foundation, le Cato Institute ou l’American Enterprise Institute. Ils profitent surtout d’un “grassroot movement” très développé, c’est-à-dire un mouvement populaire porté par une activité militante soutenue au niveau local. De nombreuses organisations de terrain voient le jour dans les années 1970 et 1980, comme Moral Majority, une structure politique fondamentaliste fondée par Jerry Falwell et ayant pour objectif de promouvoir des politiques favorables aux groupes évangéliques et chrétiens.
Outre ces organisations, think tanks et universités, les conservateurs s’intéressent surtout à la meilleure manière de diffuser leurs idées, investissant ainsi la télé et la radio. Dans les années 1980 et 1990, les talk-shows radiophoniques rencontrent un grand succès. Des figures extrêmement populaires comme Sean Hannity ou Rush Limbaugh s’installent confortablement dans les foyers américains.
La révolution numérique bouleverse le cadre de la guerre culturelle. “La grande force des conservateurs est d’avoir su utiliser à leurs avantages les réseaux sociaux et les médias. Des associations comme American Majority, par exemple, se sont même spécialisées dans la formation des militants”, explique Agnès Trouillet. La chercheuse se souvient avoir rencontré dès 2013 des militants âgés lui parlant de Pinterest. “Les influenceurs de la droite conservatrice ont prospéré sur les nouvelles formes médiatiques, alors que les leaders de gauche sont restés confortablement installés dans les médias mainstream”, confirme le professeur des universités François Vergniolle de Chantal. Si certaines personnalités prodémocrates, comme Rachel Maddow, ont essayé de concurrencer les républicains sur leur propre terrain, ces tentatives n’ont pas été couronnées de succès. “Je pourrais vous citer une dizaine de grandes figures conservatrice, mais je serais bien en mal de vous citer un équivalent progressiste à Charlie Kirk [NDLR : un influenceur pro-Trump très célèbre sur les réseaux sociaux]”, observe Vincent Michelot, professeur d’histoire politique américaine à Sciences Po Lyon.
L’Amérique “éternelle” menacée
Dès les années 1960, toutes les ficelles du populisme “Maga” (pour “Make America Great Again”) apparaissent déjà. Kevin Phillips, un ethnologue considéré aujourd’hui comme l’un des architectes de la “southern strategy”, affirmait non sans cynisme que “plus il y a de Noirs qui s’inscrivent comme démocrates dans le Sud, plus vite les Blancs négrophobes quitteront les démocrates et deviendront républicains”. En 1968, il aurait même glissé au journaliste Gary Wills que “le secret en politique, c’est de savoir qui déteste qui”. De ce principe, il tire une feuille de route pour les conservateurs américains. Exposée dans le livre de Kevin Phillips The Emerging Republican Majority, cette ligne de route prédit un réalignement vers la droite des préoccupations politiques intérieures autour des divisions ethniques et raciales, et préconise aux conservateurs de capitaliser sur le mécontentement grandissant des populations blanches, pour qui les avancées progressistes des années 1960 seraient le symbole d’un déclin moral.
Il faut rappeler à quel point la droite américaine est non pas un bloc homogène, mais plutôt un patchwork de courants parfois très antagonistes. Entre les libertariens, les néoconservateurs, les nationalistes identitaires et les évangélistes, les lignes de fractures sont nombreuses. La principale réussite de la guerre culturelle a été de réunir ces différentes composantes autour d’un ennemi commun, la gauche progressiste, et d’une cause, sauver l’Amérique du déclin. “Depuis les années 1950, les vagues conservatrices fonctionnent en cycle, avec un enchaînement de périodes de reflux et de croissance. Chaque fois, les résurgences ont toujours lieu quand le statu quo est menacé, en réaction à des avancées progressistes”, observe Agnès Trouillet.
Les décisions de la Cour suprême, en 1962 et 1963, qui ont mis fin à la prière et à la lecture dévotionnelle de la Bible dans les écoles publiques “ont été accueillies par des hurlements d’indignation et des prédictions de toutes sortes de conséquences néfastes, telles que la toxicomanie galopante, la promiscuité sexuelle, des taux de criminalité élevés, le manque de respect pour l’autorité et la perte généralisée du sens du juste et de l’injuste”, écrit l’universitaire William C. Martin, dans son ouvrage With God on Our Side. Dix ans plus tard, l’arrêt Roe vs Wade sur l’avortement provoquera la même panique et la même mobilisation.
Les conservateurs investissent surtout les questions sociétales pour porter la guerre culturelle sur le terrain moral et identitaire. Avortement, sida, homosexualité, discrimination positive, féminisme, pornographie, usage des drogues, divorce, ou encore éducation sexuelle à l’école, tous les sujets susceptibles de rentrer dans le récit d’une Amérique en proie à une crise morale et civilisationnelle sont utilisés. Avec toujours un même coupable : le “système”, l’establishment, l’Etat profond et une élite progressiste urbaine multiculturaliste déconnectée des réalités de l’Américain moyen.
La droitisation du Parti républicain
Dans les années 1990, l’effondrement du bloc soviétique a des conséquences inattendues sur la vie politique américaine. Jusqu’alors, malgré l’intensité des divisions entre progressistes et conservateurs, subsistait entre eux une forme de consensus mou autour de l’anticommunisme. La fin de la guerre froide rebat les cartes et déplace le débat idéologique sur les questions identitaires.
Par la suite, la crise financière de 2008 et la présidence d’Obama offrent un terreau fertile pour réactiver toutes les thématiques qui, depuis une quarantaine d’années, ont eu le temps d’infuser dans l’imaginaire collectif américain. Cette conjoncture réveille l’idée d’une Amérique en danger, d’un déclin dont seraient responsables les élites, au premier rang desquels les démocrates. Les deux mandats d’Obama, loin de faire rentrer les Etats-Unis dans une ère postraciale, ont “réactivé une forme de suprémacisme qui existait de manière latente mais s’était un peu dissous, car on sortait de huit années de présidence Bush”, comme l’explique Sébastien Mort, enseignant-chercheur à l’université de Lorraine et auteur d’Ondes de choc. Histoire médiatique et politique de la radio conservatrice aux Etats-Unis. “Pour beaucoup, Obama était perçu comme une figure illégitime porteuse d’un projet qui constituerait une violation des valeurs fondatrices du pays. Il était présenté par les médias et influenceurs conservateurs non pas comme un adversaire politique légitimement élu, mais comme une force d’occupation ayant usurpé le pouvoir, un ennemi intérieur qu’il faut abattre.”
Les effets combinés de la polarisation politique et des guerres culturelles font sauter le plafond de verre auquel s’étaient confrontés les ultraconservateurs des générations précédentes. Ces derniers sont prêts à entamer leur mue politique. C’est la “seconde révolution conservatrice”, annoncée par la républicaine Sarah Palin, ancienne gouverneure de l’Alaska, en février 2010. Celle-ci s’incarne dans le mouvement du Tea Party, à partir de 2008, une nébuleuse composée “d’organisations partisanes, de think tanks, d’universités conservatrices, de militants grassroots, de milices armées et d’une sphère médiatique conservatrice patiemment construite au fil des ans”, comme le décrit la spécialiste du mouvement Marion Douzou. La référence à un “Etat profond” devient omniprésente, et les discours conservateurs peuvent s’accompagner de théories du complot dénonçant la confiscation du pouvoir par des élites corrompues. Le Tea Party prépare ainsi le terrain pour Donald Trump en jouant un rôle fondamental dans l’extrême droitisation du Parti républicain. Selon Agnès Trouillet, “la période intermédiaire entre le Tea Party et la victoire de Trump de 2016 est une période d’institutionnalisation de la frange radicale, avec l’investiture de candidats plus radicaux aux élections, et l’inclusion de conservateurs plus radicaux au sein du Parti républicain”.
L’exclusion des “republicans in name only”
Jusqu’à Donald Trump, les poussées conservatrices et populistes étaient contenues par l’appareil républicain, contrôlé par sa frange dite modérée. “Malgré l’intensité de la guerre culturelle, l’affrontement idéologique entre conservateurs et démocrates était atténué par l’action des élites républicaines qui considéraient qu’elles avaient un intérêt électoral à la modération en se présentant comme des ’compassionate conservatives [conservateurs empathiques’]”, explique Alix Meyer.
Le mouvement de dégagisme, qui n’a pas épargné les élites républicaines, fait voler en éclats ces certitudes. Petit à petit s’installe l’idée selon laquelle “la modération est la trahison, et le ’compris’ une compromission”, note François Vergniolle de Chantal. C’est à ce moment qu’entre dans le langage courant le terme de “Rino”, pour “Republicans in name only“, afin de stigmatiser des républicains qui n’auraient de républicain que l’étiquette et défendraient un agenda politique en tout point similaire à celui des démocrates.
Les modérés eux-mêmes sont obligés de durcir leurs principes sous peine d’être sanctionnés électoralement et marginalisés au sein du parti. C’est ce qui est arrivé au sénateur de Caroline du Sud Lindsay Graham, après s’être désolidarisé de Trump au moment de l’invasion du Capitole, en janvier 2021, ou à Mitt Romney, qui a décidé de ne pas se représenter. Ceux qui n’étaient pas prêts à faire un trait sur leur carrière politique, comme Marc Rubio, sont au contraire rentrés dans les rangs.
Symbole de ce phénomène, dès les élections de mi-mandat de 2010, des élus républicains ont adopté le libellé “conservateur”, et de nombreux républicains modérés ont été battus au moment des primaires par des candidats plus radicaux, assumant une posture foncièrement anti-establishment. Depuis 2016, l’inféodation du parti à Donald Trump a accentué ce processus. En quelques années, “le Parti républicain a changé de nature, c’est le même contenant, mais ce qu’il y a à l’intérieur n’a plus rien à voir. Maintenant, il n’y a plus de républicains classiques, il ne reste presque que des Maga ou des freedom caucus [groupe parlementaire de sensibilité ultraconservatrice]”, affirme la spécialiste des Etats-Unis Anne Deysine, auteure des Juges contre l’Amérique (Presses universitaires de Nanterre, 2024).
Trump, là au bon moment ?
A certains égards, Donald Trump apparaît comme le pur produit de cette longue dérive. Bien sûr, sa personnalité et son charisme ont joué un rôle. François Vergniolle de Chantal parle même d’une “grâce trumpiste” qui fascine tant “il a une capacité à parler à des gens qui n’ont aucun intérêt pour la politique”. Mais, pour Marion Douzou, “Donald Trump n’est que l’aboutissement d’un long travail mené par l’extrême droite afin de noyauter le Parti républicain”.
Pour sortir de l’état de sidération dans lequel les Européens sont plongés depuis 2016, peut-être est-il temps de comprendre que ce n’est pas en dépit de ses outrances, de sa personnalité subversive et de son populisme à tendance complotiste que Trump s’est installé deux fois à la Maison-Blanche, mais bien grâce à eux.
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