Giuliano da Empoli s’imaginait-il que son nouveau livre, L’Heure des prédateurs (à paraître le 3 avril aux éditions Gallimard) rencontrerait si vite, en France, un écho dans l’actualité politique ? Si notre pays n’a pas encore basculé dans le chaos, la condamnation de Marine Le Pen à l’inéligibilité assortie d’une exécution provisoire peut être un tournant. Il est l’heure pour ses adversaires de se réveiller.
L’Express : Dans votre livre L’Heure des prédateurs, vous distinguez les borgiens, qui se concentrent sur le fond, sur les problèmes du peuple, et les progressistes, les libéraux, qui revendiquent le respect des règles de droit. Marine Le Pen, mise (provisoirement ?) hors jeu par les juges, n’est-elle pas l’incarnation chimiquement pure de cette opposition ?
Giuliano da Empoli : Certains éléments rappellent sans doute cela, mais je ne dirais pas qu’il s’agit là d’un exemple chimiquement pur, car la France n’a pas encore basculé dans l’hégémonie du chaos. Ici, la situation demeure un peu hybride, c’est la différence avec les Etats-Unis.
Mais comment un candidat incarnant l’Etat de droit peut-il espérer l’emporter quand le corps social est en feu ?
Nous allons assister à une remise en question de la décision des juges et de la séparation des pouvoirs. Même si nous ne sommes pas encore dans l’ère du chaos en France, je pense qu’espérer l’emporter simplement en défendant un système de procédures – qui sont certes le cœur et le nerf de la démocratie – devient de plus en plus difficile. Il suffit d’observer les précédents italiens. Berlusconi, dès le départ, est dans une dialectique très violente par rapport aux juges, il estime être persécuté et cela ne l’a pas empêché d’être élu à plusieurs reprises. S’il n’avait pas été candidat, il aurait été suffisamment fort pour imposer quelqu’un à sa place. Est-ce le cas de Marine Le Pen, je manque de connaissances de la vie politique française pour le dire…
Qui sont les prédateurs ?
Les prédateurs représentent au fond un retour à la normalité du politique, régi par la force et non par les règles et les slides PowerPoint. Le contraire de leurs adversaires, garants de la légitimité et de l’ordre technocratique. Si on observe la science politique des vingt ou trente dernières années, on ne comprend rien aux prédateurs, alors qu’il suffit de lire quelques bons classiques romains, Suétone ou Tacite, pour saisir leur profil. Un exemple plus récent est le César Borgia de Machiavel, qui évolue dans un monde chaotique où les petites républiques de la Renaissance ont été balayées par une révolution technologique qui redonne la primauté à l’agresseur et où le pouvoir se conquiert par une action sidérante, imprévue et souvent violente. Aujourd’hui, le chaos et la primauté de l’agresseur reviennent grâce à la montée en puissance du numérique.
L’ennemi naturel du prédateur est le droit
C’est pour cette raison que je parle de “borgiens”. Leur première règle de comportement, c’est l’injonction de Dick le boucher dans Henri VI de Shakespeare : “Tuer tous les avocats.” Une image qui signifie que l’ennemi naturel du prédateur est le droit. J’ai été frappé de découvrir qu’aux Etats-Unis, depuis 1980, le Parti démocrate n’a présenté que des avocats comme candidats à la présidence et à la vice-présidence. La seule exception, en quarante-cinq ans, a surgi l’an dernier avec Tim Walz, le colistier de Kamala Harris. Pas étonnant qu’ils se retrouvent désemparés face à la révolution trumpienne.
Quelle forme prend cet affrontement dans l’époque contemporaine ?
Aujourd’hui, vous avez d’un côté l’avancée de Trump et d’autres prédateurs dont je raconte le parcours dans le livre, et qui tous se concentrent sur la substance. Ils envoient valser les cadres institutionnels, qu’ils présentent comme des arnaques, des complots des élites qui empêchent d’affronter les problèmes de peuple : le pouvoir d’achat, la criminalité, etc. Face à eux se dresse le parti des avocats qui, aux Etats-Unis, n’a pas fait autre chose qu’espérer que Trump soit éliminé à travers ses procès, tout en insistant sur le risque qu’il représentait pour la démocratie. Ce qui était vrai, mais insuffisant.
Il existe un risque que nous assistions au même tango en France…
Rétrospectivement, on peut se demander ce qui se serait passé si Trump avait été déclaré inéligible. La démocratie américaine, qui, désormais, paraît atteinte serait peut-être en meilleur état… Je n’ai aucun jugement sur la décision des magistrats, mais on peut affirmer sans se tromper que compter sur eux pour éliminer un adversaire ne peut pas représenter une stratégie politique. A terme, les forces politiques qui se contentent de proposer des réponses formelles à la progression des prédateurs ont plutôt tendance à être balayées, car le jeu politique se déroule à présent dans un espace sans règles, qui redonne la primauté à l’agresseur et récompense les arguments les plus extrêmes : ce que j’appelle la “Somalie numérique”. Les avocats ont commis une double faute : parce qu’ils auraient dû établir des règles pour ce monde numérique et ne l’ont pas fait, ils ont rendu leurs arguments, leur formalisme, inaudibles ou inopérants.
Aux Etats-Unis, face à Trump et à Musk, les démocrates attendent encore que les juges fassent le travail, sauf qu’il est peut-être trop tard !
Quand le président du Salvador, Nayib Bukele, a partagé sur les réseaux sociaux des vidéos d’hommes expulsés des Etats-Unis prétendument membres de gangs et incarcérés dans des prisons de haute sécurité au Salvador, quelques voix démocrates se sont élevées pour dire : “Souvenez-vous que ces gens n’ont pas eu de procès.” C’est vrai, mais cette réponse juridique paraît faible. Aux Etats-Unis, face à Trump et à Musk, les démocrates attendent encore que les juges fassent le travail, sauf qu’il est peut-être trop tard ! Et même si cela se produisait, ça n’exempterait pas les démocrates d’apporter une réponse politique.
Le jour de la condamnation de Marine Le Pen, le Kremlin n’a pas attendu pour condamner la “violation des normes démocratiques”. Les prédateurs savent faire de la politique…
C’est dans leur logique. Il est d’ailleurs surprenant que Netanyahou ne se soit pas encore fendu d’un tweet… Parce que tous ces personnages ont des éléments de culture politique communs : la défiance envers les règles et les contre-pouvoirs de la démocratie libérale. Ils partagent l’idée d’une primauté de la volonté du peuple, qu’ils sont censés incarner. C’est un modèle très puissant.
Je reviens à Bukele, il en est l’exemple le plus frappant. Elu de façon démocratique dans le pays le plus violent du monde, avec le taux d’homicide le plus élevé du monde, il décide qu’il va remplacer le Code pénal par un manuel de tatouages, car les gangsters sont tatoués. Tous les tatoués vont donc être arrêtés. Il en arrête 80 000 – et tant pis si, dans le lot, se trouvent quelques fans de rock ou quelques individus seulement coupables d’une erreur esthétique de jeunesse. Le niveau de criminalité baisse en flèche et le Salvador devient le pays le plus sûr de tout le continent américain. Bukele, lors d’élections parfaitement libres, est réélu de façon triomphale avec 84 % des voix. Alors il dit : “On m’accuse d’avoir mis des milliers de gens en prison, mais j’en ai libéré des millions qui désormais peuvent se promener la nuit en sécurité.” C’est très efficace.
Les oligarques de la tech veulent s’affranchir de toute autorité et de tout contrôle pour poursuivre leurs ambitions post-humaines
Nos démocraties sont assez mal équipées, car cette dynamique reçoit, en prime, le soutien de toute la sphère numérique qui suit la même logique. Les oligarques de la tech veulent, eux aussi, tuer le plus d’avocats possible : s’affranchir de toute autorité et de tout contrôle pour poursuivre leurs ambitions post-humaines. C’est pourquoi ils ont décidé de se libérer des vieilles élites politiques, les gentils technocrates de centre droit et de centre gauche qui nous ont gouvernés jusqu’ici pour miser sur les prédateurs. Et c’est cette convergence qui rend le phénomène difficile à combattre.
Que vaut encore le suffrage universel ?
Paradoxalement, c’est ce dont les prédateurs se revendiquent. De leur point de vue, c’est l’investiture par le vote et la volonté populaire qui leur confère tous les pouvoirs et c’est au nom de cela, avec le concours décisif de la tech, qu’ils veulent balayer toute forme de contre-pouvoir. Par conséquent, c’est aussi ce qui fait la force de leur rhétorique. Nous sommes dans des régimes démocratiques, l’argument qui consiste à dire “rien ne doit s’opposer à la volonté du peuple” a toujours fait peur aux juristes qui ont rédigé des Constitutions à travers les âges, à partir des pères fondateurs de la démocratie américaine.
Et c’est ce qui permet aujourd’hui à Trump, Musk, Vance et les autres d’agir vite en se libérant de tout cadre et de toute contrainte, légitimant leur volontarisme par l’idée qu’il est l’expression de la volonté du peuple.
C’est une forme de miracle politique : l’acte politique fondamental du prédateur. En théologie, le miracle est dans Dieu, qui contourne le fonctionnement normal du monde et qui intervient pour produire un effet direct. En politique, c’est Vladimir Poutine qui parle de “contrôle manuel”. C’est-à-dire la possibilité offerte au chef, dans un système très bureaucratique, d‘intervenir directement sur une situation pour produire un résultat direct en contournant les règles. C’est aussi ce qu’invoquent Trump et tous les leaders de ce type quand ils veulent s’exempter des lois. “Nous agissons directement sur le monde puisque la situation le requiert.” Voilà sans doute la plus grande promesse de ces dirigeants-là. Et la fin de l’Etat de droit. Une très grande menace, en somme.
Comment contrer ce mouvement ?
En démontrant que bien des choses restent possibles même dans le cadre de la démocratie libérale. Restituer un sens à l’action en restant dans ces limites, c’est un défi immense.
Mais les discours des figures modérées semblent, en comparaison, souvent fades ou décalés. Faut-il vraiment imiter Barack Obama et discourir sur les vertus du potager bio ?
On était tous ravis d’entendre parler du potager bio de la Maison-Blanche ! [Il rit.] Cela dit, la présidence Obama a coïncidé avec une période où le parti des avocats s’est enfermé dans la défense des droits de minorités de plus en plus étroites, oubliant de s’adresser à la majorité des électeurs. En même temps, les démocrates américains ont négligé d’intervenir dans le seul domaine qui aurait nécessité une dose massive de régulation : la Somalie numérique et la nouvelle oligarchie qui est en train d’engloutir leur démocratie. L’Europe n’en est pas encore là, elle n’a pas encore basculé, c’est pour cela qu’il faut se réveiller.
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