Dans la confidentialité toute relative d’une cellule de prison, la question est parfois posée de manière inattendue, presque innocemment. “Tu pourrais me ramener un téléphone ? Je galère, je voudrais parler à ma femme. Je te le paye.” Après plusieurs années passées à surveiller et recadrer les détenus, Sébastien Pages s’est habitué à ce type de sollicitations, lancées comme un hameçon par les prisonniers auprès de certains personnels pénitentiaires. “Ils testent toujours, sur le ton de l’humour ou de la menace, observent la réaction des agents. La plupart du temps, ils comprennent vite que ça ne sert à rien. Mais avec les plus vulnérables, ils peuvent se montrer très insistants”, résume le surveillant, secrétaire local FO Justice à la maison d’arrêt de Nîmes. C’est ainsi qu’au cours de sa carrière, l’homme a vu “tomber” certains de ses confrères, surveillants ou contractuels, tentés par “l’argent facile” ou piégés par “leur naïveté”. “Ça reste extrêmement rare, mais ça existe. Notamment parce que le narcotrafic explose dans les prisons, avec des moyens financiers illimités et un pouvoir de nuisance qui ne fait qu’augmenter”, prévient-il.
C’est ainsi que le 15 mars 2024, six agents pénitentiaires ont été mis en examen pour avoir fait passer clandestinement de la résine de cannabis, des téléphones portables et de l’alcool contre rémunération à la prison de Réau, en Seine-et-Marne. Trois mois plus tôt, un réseau de corruption était démantelé à la prison de Meaux, toujours en Seine-et-Marne. Six personnes, dont deux travaillaient au centre pénitentiaire, ont été mises en examen pour “corruption active et passive”. Une greffière pénitentiaire était notamment impliquée, soupçonnée d’avoir délibérément commis des erreurs ayant permis la libération de détenus incarcérés pour trafic de drogues. “Cette affaire est à mettre en perspective avec des alertes déjà exprimées à plusieurs reprises […] sur les risques de corruption au sein de nos propres institutions en lien avec la criminalité organisée”, estimait alors la procureure de la République de Paris, Laure Beccuau, dans un communiqué.
Ces derniers mois, plusieurs affaires ont retenu l’attention des magistrats sur un tel risque de corruption en prison. En octobre 2023, un agent pénitentiaire était ainsi condamné à un an de prison pour avoir introduit des téléphones portables à la maison d’arrêt de Toulon, corrompu par un ancien détenu condamné pour trafic de stupéfiants. Fin juillet, un surveillant de la prison de Gradignan, en Gironde, était condamné à dix-huit mois de prison pour avoir livré du cannabis à des prisonniers. Le même mois, un jeune agent de 30 ans comparaissait pour avoir fait entrer des téléphones, de l’alcool et des stupéfiants à la prison de Beauvais, dans l’Oise. Tandis qu’au mois de mars 2023, un surveillant du centre pénitentiaire de Saint-Etienne était condamné à trois ans de prison pour avoir fait entrer dans l’établissement des consoles de jeux, des denrées alimentaires, des téléphones, des stupéfiants… et même une piscine gonflable. Sans compter le procès hors normes, jusqu’au 3 juillet prochain, de la cour d’assises d’Aix-en-Provence, qui jugera 17 suspects accusés d’avoir participé au double assassinat de deux trafiquants de drogues à l’aéroport de Bastia, en décembre 2017 – parmi eux, Cathy Chatelain, alors surveillante à la prison corse de Borgo, a notamment reconnu avoir renseigné les assassins sur le profil des victimes et leur date de sortie, en échange “de la promesse d’une somme à six chiffres”.
“Narcotrafic interne”
Autant d’exemples qui illustrent parfaitement la crainte exposée par la commission sénatoriale sur le narcotrafic, qui s’alarme, dans un rapport publié le 14 mai dernier, “de l’émergence, encore embryonnaire mais non moins inquiétante, de la corruption des agents publics et privés” en France. Le document, long de 600 pages, évoque notamment un “phénomène corruptif actuellement sous-estimé”, “difficile à détecter comme à réprimer”, à propos duquel “la France a accumulé un préoccupant retard”. Interrogée sur la question de ce risque spécifique dans les prisons, l’administration pénitentiaire rappelle le caractère “extrêmement rare” de ces affaires, évoquant auprès de L’Express le chiffre de “22 agents passés en commission de discipline” pour des faits de corruption entre 2018 et 2023. “Ils ont fait l’objet de sanctions très sévères, avec 19 cas de révocation, soit la sanction la plus haute possible. Leurs dossiers ont par ailleurs tous été signalés au parquet et ils ont fait l’objet de sanctions pénales”, est-il ajouté.
Mais ce décompte, basé sur le nombre de cas remontés à l’administration pénitentiaire, est loin de rassurer les sénateurs. “Il doit être mis fin à la confusion selon laquelle l’absence de cas ‘nets’ de corruption en lien avec le narcotrafic signifie que le risque n’existe pas”, écrivent-ils dans leur rapport. “Les faits de corruption sont en grande majorité révélés de manière incidente, lors d’investigations portant sur d’autres faits, voire par hasard”, regrettent-ils. Jérôme Durain, sénateur (PS) de Saône-et-Loire et président de la commission, confirme auprès de L’Express “un phénomène très limité en nombre d’instructions, mais dont la menace est bien réelle”. “La capacité du narcotrafic à s’organiser au sein même des prisons, via la présence massive de téléphones portables notamment, est impressionnante. Les détenus continuent à y piloter leurs réseaux, commanditer des assassinats, régler leurs comptes. Et la corruption, même si elle reste marginale, fait partie des carburants de ce narcotrafic interne”, déplore-t-il.
Sur le terrain, les personnels pénitentiaires eux-mêmes sont loin d’être naïfs sur le sujet. “La corruption, c’est le gros tabou de notre métier. Pourtant, on sait bien qu’elle existe, et qu’elle est favorisée par la puissance financière des réseaux, qui surfent sur l’isolement et les conditions de vie de certains agents”, regrette Sébastien Silfio, secrétaire local FO à la prison de Toulon-La Farlède. “Quand un confrère se retrouve seul avec les détenus sur un étage pendant des heures, qu’il vit dans le même quartier que leurs familles et leurs amis, qu’il a du mal à boucler les fins de mois, qu’il est confronté chaque jour à des voyous de large envergure, vous multipliez les risques et les failles”, souligne-t-il. Hubert Gratraud, délégué permanent FO Justice au centre pénitentiaire de Bordeaux Gradignan, confirme. Après plus de vingt ans passés dans l’administration, l’homme regrette une frontière parfois “trop fine” entre certains surveillants et détenus, notamment permise par un taux de surpopulation carcéral exponentiel, qui s’élevait fin avril à 125,8 % au niveau national.
“Face au nombre de détenus, certains établissements ont tendance à fermer les yeux sur la présence de stupéfiants ou de téléphones dans les cellules pour acheter une certaine forme de paix sociale”, lâche-t-il. En parallèle, l’utilisation des réseaux sociaux permet, selon le surveillant, une multiplication des menaces à l’encontre des agents : “Sur Facebook ou TikTok, les détenus retrouvent des adresses, des plaques d’immatriculation… Et s’en servent comme moyens de pression.” Ces derniers mois, deux officiers de la prison de Gradignan ont ainsi été menacés par messages anonymes sur les réseaux sociaux selon le syndicaliste, avant que les détenus responsables ne soient identifiés et sanctionnés.
“Il ne se cachait même pas”
Pour Me Martin Vettes, avocat de la greffière mise en cause à la prison de Meaux, l’approche de sa cliente par les détenus s’est ainsi faite “crescendo”, d’abord sur le ton de la plaisanterie, puis par des propos de plus en plus menaçants. La greffière se serait d’abord vue proposer une somme de “plusieurs milliers d’euros” par les détenus, qu’elle dément avoir reçue. “Rien ne démontre l’existence d’une telle transaction à ce stade”, précise son conseil. Puis la jeune femme aurait été la cible de menaces, “y compris en dehors de la prison”. “C’était une jeune agent pénitentiaire, en poste depuis peu, qui a selon moi été ciblée pour sa jeunesse et son manque d’expérience”, indique Me Vettes, qui insiste sur le fait que sa cliente aurait été affectée à ce poste “sans formation préalable aux risques de corruption”. Même type d’arguments pour Me Emily Linol-Manzo, avocate du quinquagénaire mis en cause dans le trafic de téléphones portables à la prison de Toulon, qui évoque “la situation de surendettement” de son client, qui avait par ailleurs gardé des liens extraprofessionnels avec un ancien détenu.
A Saint-Etienne, le procureur David Charmatz souligne deux enjeux “essentiels” à la question de la corruption en prison. “Il y a d’abord le sujet du profil des personnes recrutées, dans un secteur où les besoins sont massifs et le turnover important. Et il y a ensuite la problématique du respect du règlement au sein des établissements”, estime-t-il. Dans l’affaire du trafic de stupéfiants à la prison de Saint-Etienne-La Talaudière, le trentenaire mis en cause a ainsi fait passer des colis du coffre de sa voiture aux poubelles de l’établissement, avant de les apporter dans la prison, pendant plus de cinq mois et sans aucun contrôle – alors même qu’il s’agissait de son premier poste dans l’administration pénitentiaire. “C’était d’une simplicité biblique, il ne se cachait même pas”, insiste le procureur.
Dominique Laurens, procureure générale près la cour d’appel de Reims et ex-procureure de Marseille, confirme. “L’Etat s’affaiblit aussi par des recrutements massifs de contractuels au sein de ses administrations publiques, que ce soit en prison ou ailleurs. Ils viennent pour trois à six mois sans connaissance du terrain, bénéficient de beaucoup de capacités d’entrées et peuvent devenir des sources de fragilité”, fait-elle valoir. Un dossier en cours au sein de sa juridiction concerne ainsi un jeune contractuel embauché à la maison d’arrêt de Châlons-en-Champagne pour y proposer “des activités sportives”, accusé d’y avoir “fait entrer des téléphones portables et de la marchandise”.
Dans un tel contexte, l’administration pénitentiaire assure avoir mis en place “un plan d’action depuis plusieurs années” sur ce risque corruptif en prison, et tente de prendre le mal à la racine. En 2019, une mission de contrôle interne chargée d’évaluer le fonctionnement des services a ainsi été créée, tandis que des formations initiales sur le sujet sont mises en place dès l’Ecole nationale d’administration pénitentiaire (Enap), et proposées en continu tout au long de la carrière des agents – y compris pour les prestataires extérieurs. “Fin 2023, près de 800 agents étaient spécifiquement formés à la prévention du risque corruptif en prison”, précise l’administration.
“Dangerosité des profils”
Mais pour les professionnels de terrain, un large effort reste à fournir sur la prise en compte de la dangerosité des narcotrafiquants actuellement détenus dans les établissements. Nombreux sont les personnels pénitentiaires à faire part à L’Express de leur colère face à la mort de leurs deux collègues durant l’attaque du fourgon de Mohamed Amra, le 14 mai dernier, au péage d’Incarville, dans l’Eure. Selon des informations révélées par Le Parisien, le détenu aurait bénéficié de plusieurs téléphones portables, cartes SIM, cartes bancaires prépayées ou stupéfiants durant sa détention. Depuis sa cellule, l’homme aurait ainsi pu poursuivre ses trafics, extorsions, chantages en tout genre, et même diriger à distance des enlèvements et séquestrations. “Chez les surveillants, personne n’était au courant de la dangerosité de son profil, il n’était pas considéré comme faisant partie du ‘haut du spectre’. Ce n’est pas normal”, regrette Wilfried Fonck, secrétaire national Ufap Unsa Justice. Au sein du personnel pénitentiaire, la question de la puissance du réseau d’information d’un tel individu se pose, à demi-mot. “On ne peut pas ignorer à 100 % un risque de corruption dans une telle affaire, ça nous est tous passé par la tête”, confie ainsi un surveillant.
Les procureurs de Paris et de Marseille ont justement pointé, lors de leurs auditions respectives à la commission sénatoriale, les “limites d’un système d’incarcération qui ne prévoit pas, en tant que tel, un traitement spécifique pour les narcotrafiquants de haut vol afin de les empêcher de continuer à gérer leur trafic en prison”. “Il faut commencer à se poser des questions sur le régime pénitentiaire appliqué à ces détenus extrêmement dangereux, aux personnes qu’ils sont susceptibles de croiser durant leur détention, et prendre conscience de leur capacité de nuisance et de manipulation”, martèle Dominique Laurens auprès de L’Express. En novembre 2023, avant de quitter son poste de procureure de Marseille, la magistrate avait été l’une des premières à évoquer, dans un entretien à La Provence, la corruption comme “risque principal de déstabilisation de l’Etat de droit lié au narcobanditisme”.
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