“Français, ne répétez pas les erreurs de vos ancêtres, leur sort est connu.” Le message, inscrit sur des affiches placardées le 4 juin à proximité de l’ambassade de France à Moscou, a le mérite d’être clair. Et illustre la pression croissante du Kremlin à l’encontre d’un possible envoi d’instructeurs militaires français en Ukraine – même si aucune décision n’a encore été annoncée officiellement par Paris. A peine trois jours plus tôt, cinq cercueils recouverts d’un drapeau français avaient déjà été déposés près de la tour Eiffel avec la mention “soldat français de l’Ukraine”…
Près de quatre mois après l’annonce par Emmanuel Macron, le 26 février, que le déploiement de troupes occidentales en Ukraine ne devait pas être exclu, l’hypothèse de voir des militaires français poser officiellement le pied sur le sol ukrainien n’a jamais paru aussi consistante. Tout s’est accéléré fin mai lorsque le commandant en chef de l’armée ukrainienne, Oleksandre Syrsky, a affirmé que l’Hexagone allait “prochainement” envoyer des instructeurs, avant que Kiev ne rétropédale le lendemain en précisant que la question était “toujours en discussion” avec Paris et d’autres pays.
“Gagner en efficacité et en flexibilité”
Depuis, les spéculations n’ont cessé de croître. Emmanuel Macron fera-t-il une annonce à l’occasion de la venue de Volodymyr Zelensky en France pour les 80 ans du Débarquement en Normandie, le 6 juin ? Pour l’heure, une rencontre entre les deux chefs d’Etat à l’Elysée au lendemain des commémorations a été annoncée par la présidence française, pour évoquer “les besoins de l’Ukraine”, dans le “prolongement de la Conférence de soutien à l’Ukraine qui s’est tenue à l’Elysée le 26 février”.
Pour des forces ukrainiennes en difficulté sur le terrain après des mois à faire face à une pénurie de munitions, et confrontées à un manque de ressources humaines, une telle décision ne serait pas anodine. “Former les combattants ukrainiens dans leur pays permettrait de gagner en efficacité et en flexibilité, résume le général Dominique Trinquand, expert militaire et ancien chef de la mission française à l’ONU. Cela ferait gagner beaucoup de temps par rapport aux transferts de soldats ukrainiens dans les différents pays européens comme l’Allemagne, le Royaume-Uni ou la Pologne.”
A ce stade, autour de 52 000 soldats ukrainiens ont été formés dans 24 pays dans le cadre de la Mission d’assistance militaire de l’UE en faveur de l’Ukraine (EUMAM), dont plus de 10 000 en France. “Au-delà de gagner du temps, former directement en Ukraine aiderait les instructeurs à adapter leur entraînement aux conditions réelles du combat sur le sol ukrainien, souligne Ivan Klyszcz, chercheur à l’International Centre for Defence and Security (ICDS) de Tallinn, en Estonie. Cela leur permettrait, en outre, de mieux intégrer les retours d’expérience du terrain.”
D’autres pays ont ouvert la porte à une telle évolution de leur soutien militaire. La Lituanie “pourrait également former des soldats en Ukraine en partenariat avec les pays qui seraient disposés à le faire”, a déclaré la Première ministre lituanienne Ingrida Šimonytė fin mai dans une interview à Bloomberg. Quelques jours plus tôt, la Première ministre estonienne Kaja Kallas avait, elle, affirmé dans le Financial Times, que la formation de soldats en Ukraine par des forces occidentales ne constituerait pas une escalade du conflit.
Crédibiliser l’engagement en faveur de l’Ukraine
Au-delà des seules questions militaires, le déploiement d’instructeurs européens en Ukraine constituerait un signal fort envoyé à Moscou. “L’enjeu politique d’une telle décision me semble bien plus important que le militaire, confirme Pierre Haroche, maître de conférences en relations internationales et sécurité internationale à l’université Queen Mary de Londres. Cela crédibiliserait l’idée d’un engagement occidental dans la durée, en montrant que l’on est prêt à prendre des risques pour la défense de l’Ukraine.”
Au sein des Vingt-Sept, le projet de coalition européenne d’instructeurs poussé par le France continue toutefois de diviser. Il n’y a pour l’instant “pas de consensus”, a résumé le 28 mai le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, tout en reconnaissant que “les choses changent”. A Berlin, la diplomatie allemande n’a pour l’heure donné aucun signe d’inflexion après la fin de non-recevoir opposée par le chancelier Olaf Scholz fin février. Même son de cloche à Varsovie. “La Pologne a examiné la demande ukrainienne en ce qui concerne la formation, mais nous sommes arrivés à la conclusion qu’il sera plus sûr et plus efficace de former des unités ukrainiennes en Pologne”, a indiqué le ministre polonais des Affaires étrangères, Radoslaw Sikorski, le 31 mai.
En l’absence d’unanimité européenne, reste à trouver le bon format. “Une coalition ad hoc rassemblant les pays prêts à franchir le pas est une solution possible, pointe Ivan Klyszcz, de l’ICDS. La France pourrait y jouer un rôle de leadership, dans la mesure où elle a ouvert la discussion à ce sujet.” Dans l’attente d’une annonce éventuelle de Paris, les officiels russes ont d’ores et déjà redoublé de menaces. “Aucun instructeur s’occupant de la formation des militaires ukrainiens n’a d’immunité” face aux frappes, a déclaré le 4 juin le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, tandis que le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov a estimé le même jour qu’ils constitueraient “une cible tout à fait légitime”. Un scénario dans lequel se poserait immanquablement la question de la réponse française.
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