Cela faisait déjà trois mois que Christine Lagarde avait préparé le terrain. Comme attendu, la Banque centrale européenne (BCE) a abaissé, jeudi 6 juin, de 0,25 point ses taux directeurs, une première depuis 2019. Après dix hausses successives depuis juillet 2022, la BCE a changé de cap en grande partie grâce au reflux de l’inflation dans la zone euro.
La présidente de l’institution monétaire se montre désormais beaucoup plus prudente sur la suite. Une nouvelle réunion du conseil des gouverneurs doit avoir lieu en juillet prochain, mais tout porte à croire que le statu quo devrait être privilégié. Celle de septembre, en revanche, pourrait être l’occasion d’acter une nouvelle baisse, selon Nathalie Benatia, senior économiste chez BNP Paribas Asset Management. Tout dépendra des dernières données dont disposera la BCE à la fin de l’été.
L’Express : Depuis juillet 2022, la BCE avait pris l’habitude d’imiter la politique monétaire de la banque centrale américaine (Fed). Cette fois-ci elle a pris les devants, comment l’expliquer ?
Nathalie Benatia : Dire que les banques centrales copient les unes sur les autres n’est pas forcément la meilleure approche pour comprendre leurs décisions. Les cycles économiques sont à des points très différents aux Etats-Unis et dans la zone euro. Dans le premier cas, on a observé une croissance très solide, ce qu’on appelle un “output gap“, c’est-à-dire la croissance accumulée au-dessus de la tendance qui est positive et très importante. Dans le second, on sort d’une période de croissance très faible. On a frôlé la récession technique à plusieurs moments.
Ce même output gap est négatif dans la zone euro avec de part et d’autre de l’Atlantique un ralentissement de l’inflation, qui reste toutefois au-dessus des attentes. Cela permet néanmoins d’effectuer ce premier mouvement sur les taux. Il y a tout de même une différence entre la Fed et la BCE : Jerome Powell [NDLR : président de la Fed] répète qu’il est très dépendant des données. Christine Lagarde le dit aussi, mais finalement, on a l’impression que l’institution monétaire européenne a davantage confiance dans les prévisions d’inflation que son homologue américaine.
Pourquoi la Fed se montre-t-elle plus prudente ?
Elle peut attendre compte tenu de la croissance actuelle aux Etats-Unis. Il ne faut pas oublier que le calendrier électoral aux Etats-Unis, même si l’on est encore un peu loin, se rapproche. Sur les marchés, il se dit que la Fed ne fait rien avant une élection. Et de fait, elle n’a jamais changé l’orientation de sa politique monétaire juste avant une élection. Après, nous sommes depuis la sortie du Covid-19 dans un cycle très particulier, ce n’est pas une règle écrite dans le marbre.
Quels vont être les premiers effets de la baisse de taux actée hier par la BCE sur l’économie ?
C’est la magie de la politique monétaire, on sait qu’elle n’agit pas dans l’immédiat. Et 25 points de base de baisse ne représente pas grand-chose. Comme l’a souligné Christine Lagarde, avec un taux directeur à 3,75 %, nous sommes toujours dans ce qu’on appelle une politique monétaire restrictive.
Après cela amorce la pompe et cela peut avoir une importance sur la confiance. On a constaté une amélioration des enquêtes auprès des entreprises parce qu’elles attendaient cette baisse. Par ailleurs, le taux d’épargne est important dans la zone euro. Ce n’est pas forcément une épargne de précaution, c’est-à-dire liée à la peur de l’avenir, mais plutôt un report de consommation. Dans cette configuration, cela pourrait soutenir la croissance.
Christine Lagarde avait déjà annoncé en avril le desserrement de la politique monétaire. Les marchés avaient anticipé ce mouvement. Comment vont-ils réagir désormais ?
Dans mon souvenir, c’est la première fois qu’une baisse a été autant télégraphiée par une banque centrale. Compte tenu des éléments qui ont fuité, cela a un peu agacé certains membres du conseil des gouverneurs. Tout le monde s’est cependant aligné. S’il n’y avait pas eu de baisse hier, cela aurait beaucoup secoué les marchés. Le BCE voudrait éviter désormais de s’engager à nouveau aussi fermement pour la suite. Christine Lagarde n’a pas donné d’indication de date pour une prochaine baisse et a parlé de la fin de l’été afin d’avoir suffisamment de données. Il y avait peu d’anticipations d’une nouvelle baisse par les analystes pour la prochaine réunion de juillet, mais elles ont très nettement reflué. La BCE essaie très vraisemblablement de recadrer les anticipations.
La stratégie de Christine Lagarde, très affirmative pour la première baisse, très prudente désormais, vous surprend ?
Il s’agit probablement d’une sorte de compromis au sein du conseil des gouverneurs. C’est étonnant. On a un peu forcé la main à ce qu’on appelle les faucons [NDLR : partisans d’une politique monétaire plus restrictive] et puis on a essayé de donner une direction. Finalement ce n’était pas forcément plus mal dans le contexte actuel, au regard des données encore volatiles sur l’inflation. Vendredi dernier, il y a eu une surprise à la hausse sur les chiffres de l’inflation dans la zone euro : les prix des services ont à nouveau accéléré. Ce chiffre, en l’absence de cet engagement, aurait pu conduire les marchés à se dire qu’il ne se passerait rien jeudi. Cela a finalement créé une sorte d’ancrage qui n’était peut-être pas si mauvais, au contraire de la Réserve fédérale américaine. Aux Etats-Unis, les anticipations de baisse des taux ont ainsi été sans cesse repoussées.
Si les indicateurs économiques sont positifs à la rentrée de septembre, la BCE pourrait-elle décider d’accélérer le mouvement de baisse ?
Il faut être humble quand on est économiste. Si les banques centrales disent qu’elles sont dépendantes des données, il faut se dire que nous le sommes aussi. Il n’est pour l’instant pas question d’accélérer, selon les estimations. Il peut se passer beaucoup de choses. Pour le moment, le plus sage serait de tabler encore une fois sur ce rythme de 0,25 % en septembre et si tout va bien, sur une baisse similaire en décembre.
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