Quand un journal conservateur britannique s’inquiète d’une possible arrivée du Rassemblement national à Matignon, on tend l’oreille… Dans un article publié par le magazine The Spectator, Matthew Lynn, chroniqueur financier et auteur de Bust : Greece, The Euro and The Sovereign Debt Crisis et The Long Depression : The Slump of 2008 to 2031, dresse un constat accablant : “La France ne peut pas se permettre un gouvernement Le Pen.”
Auprès de L’Express, Matthew Lynn détaille ses motifs de préoccupation, et explique pourquoi l’hypothèse d’un gouvernement RN serait “sans doute la dernière chose susceptible de rassurer les investisseurs”, alors que notre pays se retrouve déjà en difficulté sur le plan de la dette publique. Pour lui, “Emmanuel Macron a été très, très imprudent, car ce faisant, il joue avec l’économie française”. Entretien.
L’Express : Dans un article publié dans le journal conservateur The Spectator, vous expliquiez que la France ne peut pas “se permettre un gouvernement Le Pen”. Pourquoi cela ?
Matthew Lynn : Parmi toutes les grandes économies du G7, la France était déjà en grande difficulté financière avant même la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale. Début juin, l’agence de notation américaine Standard & Poor’s a réduit la cote de crédit de la France (c’est-à-dire la note qui évalue la qualité de sa dette) de “AA” à “AA –”. Une première depuis 2013… Sans compter que votre pays a toujours un déficit de 5,1 % du PIB, alors même que sa croissance a été quasiment nulle (0,2 %) au cours du dernier trimestre. Soit moins de la moitié de celle du Royaume-Uni, pourtant l’une des plus faibles du monde. Il y avait donc déjà de quoi refroidir les marchés.
Ajoutez à cela une arrivée du parti de Marine Le Pen à Matignon, dont le programme économique est extrêmement nationaliste et protectionniste, et qui a marqué sa défiance à l’égard d’à peu près toutes les mesures ou réformes susceptibles de contribuer à la réduction de la dette (baisse des dépenses sociales, réforme des retraites, réforme de l’assurance chômage)… C’est sans doute la dernière chose susceptible de rassurer les investisseurs. Il aura d’ailleurs fallu à peine douze heures pour que les premiers effets se fassent sentir. Dès lundi matin, l’indice boursier français du CAC 40 a chuté de près de 2 % et les obligations d’Etat françaises ont explosé. Et parmi les acteurs détenant beaucoup de dette française, il y a les banques… Sans surprise, elles ont elles aussi été durement touchées. BNP Paribas, par exemple, a plongé de 5 % à la Bourse de Paris. En clair, une majorité d’extrême droite au Parlement et même un Premier ministre d’extrême droite pourraient bien déclencher une crise sur les marchés de la dette française.
En février, Marine Le Pen s’était saisie du sujet de la dette en publiant une tribune dans Les Echos intitulée “Finances publiques : face au mur de la dette, l’urgence d’une stratégie nationale”. Parmi les postes potentiels de réduction des dépenses, figurait la lutte contre l’immigration…
L’argument de la réduction des dépenses liées à l’immigration est aussi un marronnier chez certains conservateurs au Royaume-Uni. Il semble évident que Marine Le Pen a voulu se saisir de la question de la dette pour montrer que son parti était “présidentiable”, tout en gardant le thème de l’immigration au cœur de son programme. Mais dans les faits, l’immigration ne coûte pas d’argent à l’Etat, à l’exception d’un petit nombre de demandeurs d’asiles qui ne représentent qu’un faible pourcentage de l’économie. La question de l’immigration peut bien entendu être débattue. On peut par exemple s’interroger sur ses implications sociétales dans nos pays respectifs, ou même de l’impact économique à long terme de l’accueil des migrants, mais en faire un poste de résorption de la dette me semble totalement hors de propos. En réalité, sur le court terme, l’immigration tend à aider les finances publiques, car les immigrés occupent de nombreux emplois, et génèrent des impôts et des recettes fiscales supplémentaires. Cela, les investisseurs le savent. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les gouvernements britanniques ont permis l’augmentation du nombre de migrants au Royaume-Uni. Le solde migratoire est arrivé à un niveau historique en 2022, 606 000, contre 335 000 en 2016.
Comment être certain que la Bourse de Paris a reculé à cause de l’annonce de la dissolution du Parlement, et pas en raison des résultats de l’extrême droite aux européennes, ou même simplement parce que les investisseurs ne croyaient plus au vœu de Bruno Le Maire de réaliser 20 milliards d’euros d’économies en 2025 ?
Bien sûr, la Bourse est toujours influencée par de multiples facteurs. Mais d’ordinaire, les marchés sont rarement influencés par les élections européennes. En fait, il suffit de comparer la baisse que connaît la Bourse de Paris avec celle des autres grandes places boursières pour constater que le changement en France s’est fait brusquement après l’annonce de la dissolution d’Emmanuel Macron. Par exemple, l’Allemagne a baissé de 0,34 % sur la journée, et l’Italie de 0,3 %, alors que la Bourse de Paris a baissé de 1,35 %. Par ailleurs, pour beaucoup, le parti de Marine Le Pen est aussi associé à ses tergiversations sur l’hypothèse d’une sortie de la zone euro. Même si elle est revenue dessus, il y a toujours la crainte que l’idée la traverse à nouveau à l’avenir…
Pensez-vous vraiment que cela soit plausible ?
Non, je pense que c’est peu probable. Le RN est très attentif aux signaux envoyés par les Français. Les propositions pro-Frexit ou pro-sortie de l’Euro recueillent globalement peu de soutien parmi les électeurs. De plus, le niveau d’endettement de la France rendrait cette idée particulièrement difficile à mettre en œuvre, car la dette détenue par le monde entier est libellée en euros. Les fluctuations des taux de change ont souvent des effets négatifs difficilement contrôlables. Si la dette n’était soudainement plus libellée en euros, les investisseurs la vendraient très rapidement pour éviter de grosses pertes.
Quelles conséquences pourrait avoir une arrivée du RN à Matignon à l’échelle européenne ?
Les conséquences pourraient être très sévères et ce, même si la France reste dans la zone euro. Regardez la crise grecque il y a treize ans. A l’époque, la crise s’était en quelque sorte étendue à l’Espagne, puis à l’Italie… Et la Banque centrale européenne (BCE) avait bien évidemment secouru les Grecs. Imaginez maintenant une situation où la France, dont l’économie est plus importante que celle de la Grèce, entrerait dans une nouvelle crise sous la pression d’une politique économique taillée par le RN. La BCE interviendrait sans aucun doute parce que la France est tout simplement trop importante pour faire faillite. Mais cela ne ferait que créer de nouveaux problèmes, car elle n’est pas censée renflouer les Etats membres, et cela coûterait beaucoup d’argent à tous les autres pays de la zone euro.
Ne pensez-vous pas qu’il est possible que le scénario d’un “gouvernement Le Pen” échoue, précisément en raison de la pression exercée par les évolutions du marché ?
Si. En tout cas, les premiers signaux de ces dernières vingt-quatre heures sont clairs : la Bourse et le secteur financier ne veulent pas du RN à Matignon. Mais il faut rester vigilant, car il y a les investisseurs et il y a la société civile. Et c’est la société civile qui vote. Or en général, le rejet des marchés commence à se traduire dans la société civile une fois que le parti en question est déjà au pouvoir, et en action, si j’ose dire. Lorsque Liz Truss est arrivée au pouvoir au Royaume-Uni, elle a pris des risques concernant le déficit public, en réduisant les impôts et en dépensant plus d’argent en même temps. Les marchés obligataires ont donc réagi, et les taux d’intérêt ont grimpé. Non pas parce que la Banque d’Angleterre faisait n’importe quoi, mais parce que les rendements du marché obligataire basés sur le coût des prêts hypothécaires ont commencé à augmenter de manière très significative, le gouvernement finançant trop rapidement et trop librement le déficit. C’est à ce moment-là que les gens ont commencé à s’indigner, car cela a fait exploser les coûts au niveau des ménages. Il y a moins de chances que cela se produise en France car, précisément, il y a l’euro, qui offre un certain niveau de protection contre ce type de réaction du marché obligataire. Mais cela ne veut pas dire que cela ne peut pas arriver…
Difficile d’imaginer qu’Emmanuel Macron, ancien banquier d’affaires, ait pris cette décision en ignorant la probabilité de répercussions importantes sur le marché boursier, d’autant que la France se trouvait déjà dans une situation budgétaire difficile ces derniers temps… Certains parlent d’une “stratégie”, certes risquée, mais calculée. Qu’en pensez-vous ?
Je ne vous cache pas que lorsque j’ai vu la nouvelle dimanche soir, j’ai été… surpris. Quand le parti de la majorité présidentielle ne fait que 15 % aux élections européennes, ça n’est peut-être pas la décision la plus intelligente à prendre. Mais il y a de fortes chances qu’il y ait derrière cela un calcul stratégique. Par exemple, il est bien possible qu’Emmanuel Macron ait à l’esprit que lorsque les marchés vont voir les intentions de vote pour les élections législatives (qui donneront certainement une large part au RN), la situation se dégradera encore plus du côté des marchés, et qu’il y aura une sorte d’effet “prise de conscience”. Cela dit, je continue à penser qu’Emmanuel Macron a été très, très imprudent, car ce faisant, il joue avec l’économie française. Le scénario du pire serait une sorte de réplique de ce qui s’est passé au Royaume-Uni sous Liz Truss en 2022 : la dette grimpant de jour en jour, les marchés s’en accommodant parce qu’ils sont confiants, et puis un jour, tout s’effondre à cause d’un changement politique. En fait, la décision de Macron me semble être un mélange de courage et d’inconscience…
En cas d’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en France, ne se pourrait-il que nous assistions à un scénario à l’italienne ? Les conséquences économiques des politiques poursuivies par Giorgia Meloni en Italie ont été moins dramatiques que ce à quoi l’on s’attendait…
La situation italienne me semble assez différente de la France. En Italie, la dette est très élevée, mais elle n’augmente pas, contrairement à la France. Le gouvernement italien, avec ses défauts, est modeste sur les dépenses quotidiennes – il équilibre ses comptes au jour le jour. Le parti de Marine Le Pen ne me semble pas enclin à sacrifier certaines de ses idées pour que la France emprunte cette voie.
En 2022, vous écriviez dans The Telegraph que l’extrême gauche française était la plus grande menace pour l’Euro. Etes-vous toujours de cet avis ?
Je pense qu’une arrivée du RN à Matignon serait dramatique, mais que s’il s’était agi de La France insoumise, c’eût été tout bonnement une catastrophe [rires]. Ce que je veux dire, c’est que le programme du RN est évidemment mauvais pour l’économie, mais celui de l’extrême gauche est encore pire. Il implique des dépenses encore plus élevées et une plus grande intervention de l’Etat dans l’économie, ce qui est la dernière chose que la France peut se permettre en ce moment.
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