Ne l’appelez plus “Nupes”, mais “Front populaire”. Le 10 juin, les dirigeants des principaux partis de gauche (Parti socialiste, EELV, communistes et LFI) ont conclu une alliance électorale en un temps record dans la perspective des législatives à venir. Raphaël Glucksmann, leader de Place publique, qui a fait le meilleur score à gauche aux européennes, a lui déclaré vouloir poser des conditions à cette union, avec un “cap clair” qui a pourtant beaucoup de zones d’ombre.
La perspective d’une victoire du Rassemblement national, et plus prosaïquement la volonté de sauver des sièges à l’Assemblée nationale, feraient-elles oublier les vives tensions de ces derniers mois entre deux gauches présentées comme” irréconciliables”, notamment sur la question de l’antisémitisme ? Le philosophe Raphaël Enthoven juge sévèrement cette alliance entre socialistes et Insoumis. “C’est le regroupement de gens qui se détestent mais qui sont soudés par la peur de perdre leur siège et qui se cherchent le plus petit dénominateur commun pour sauver les meubles et éviter le chômage”, assure-t-il, épinglant tout particulièrement le premier secrétaire du PS Olivier Faure (“C’est le socialiste par excellence. Dès qu’il faut aller à Munich, c’est lui qu’on envoie.”)
Raphaël Enthoven se montre pessimiste sur les chances de pouvoir faire obstacle à l’arrivée au pouvoir du RN. “Entre les expérimentations hasardeuses du président de la République, la souplesse dorsale des socialistes, les bataillons d’électeurs d’extrême droite que les Insoumis fabriquent chaque jour par leurs outrances et leurs sottises, et la constitution hâtive de cette funeste alliance, tout est en place pour que l’extrême droite l’emporte. Je n’ai, par principe, aucun espoir. Ce qui ne m’a jamais empêché de me battre” confie-t-il. Entretien.
Les partis de gauche ont rapidement trouvé un accord pour présenter des candidatures uniques, tout en annonçant un “programme de rupture”. En optant pour la dissolution, Emmanuel Macron a-t-il réussi l’exploit de ressusciter la Nupes ?
Raphaël Enthoven Le chef de l’Etat a sous-estimé, dans son calcul, l’extraordinaire souplesse dorsale du “socialisme”. J’appelle “socialisme” non pas un courant de pensée ni même un parti politique, mais une disposition du caractère humain qui consiste à avoir peur de son ombre, à flatter le révolutionnaire tout en dormant au chaud et à bouffer des couleuvres pour garder son siège. L’estomac d’un socialiste est un abîme. Vous pouvez lui cracher à la figure pendant six mois, le couvrir d’injures et de calomnies, traiter sa colistière de “sale sioniste” ou peindre des croix gammées sur la gueule de sa tête de liste, il viendra quand même à la soupe. Vous pouvez être le premier parti antisémite de France, si le socialiste a besoin de vos voix pour conserver un groupe parlementaire, il mettra vingt-quatre heures à s’entendre avec vous. Le socialiste est d’une plasticité infinie. Son seul but est de rester en place. On l’utilise avantageusement comme du mastic, pour boucher les trous.
Aussi est-ce à lui, à ce mangeur de sabres, à cet élément parfaitement malléable plus qu’au Président, qu’on doit la résurrection de la Nupes. Chapeau bas. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la Nupes bis n’est pas une libre association d’individus courageux qui mettent leurs différences en sourdine pour construire un programme de gouvernement. C’est le regroupement de gens qui se détestent mais qui sont soudés par la peur de perdre leur siège et qui se cherchent le plus petit dénominateur commun pour sauver les meubles et éviter le chômage.
François Ruffin a été le premier à évoquer un “Front populaire”, terme aujourd’hui repris en boucle. La comparaison avec 1936 vous paraît-elle pertinente ?
En aucune façon. En 1936, quand le Front populaire est arrivé au pouvoir, l’union faisait la force et les idées faisaient l’union. En 2024, c’est la trouille qui fait l’union, et les désaccords idéologiques qu’on met sous le tapis rejailliront à la première occasion. En 1936, la SFIO, le Parti radical et le Parti communiste (qui soutenait le gouvernement sans y participer) n’avaient pas dû renoncer à leurs convictions pour s’allier aux autres. Ici, en cas d’alliance, de l’Ukraine à la lutte contre les fake news (dont les Insoumis font un moyen d‘action), les socialistes renonceraient à tout ce qu’ils défendaient dans la campagne. En 1936, il n’y a eu aucune démission de la SFIO quand elle est arrivée au pouvoir. En 2024, on ne compte plus les militants qui rendent leur carte, écoeurés par le peu de fermeté de leurs édiles.
Enfin, le nom de “Front populaire” décrit imparfaitement cette usine à gaz, ce vélo dont les roues sont montées en sens inverse, qui est à la fois pour et contre le nucléaire, pour et contre la défense de l’Ukraine, pour et contre la retraite à 60 ans… A tous égards, comme pour la Nupes 1, “front populiste” paraît mieux adapté pour qualifier cette fusion aberrante des antisémites de LFI, des rêveurs écologistes et des carpettes socialistes. Enfin, le Front populaire a gagné les élections. Ici, la fonction historique du “front populiste” est de permettre l’arrivée au pouvoir du RN. Après avoir fourni des bataillons d’électeurs à l’extrême droite en soutenant des insurgés et en bordélisant l’Assemblée, le “front populiste” achève son œuvre en créant le rapport de force électoral qui peut donner au RN une majorité absolue.
Lutter contre l’extrême-droite en s’alliant avec les Insoumis, c’est lutter contre un incendie avec des bidons d’essence
Le 7 octobre 2023, tout comme la question de la montée de l’antisémitisme en France, ont profondément divisé la gauche ces derniers mois, Jean-Luc Mélenchon jouant à fond la carte de la cause palestinienne tout en relativisant un “antisémitisme résiduel”. Ces clivages entre ce qu’on présentait alors comme “deux gauches irréconciliables” peuvent-ils être mis sous le tapis au nom de l’urgence de la lutte contre l’extrême droite ?
La France insoumise, c’est le pays de l’antisémitisme systémique. Quand on accueille Salah Hamouri (condamné en Israël pour tentative d’assassinat sur la personne d’un rabbin) en l’appelant “déporté”, quand on applaudit Judith Butler qui présente le 7 octobre comme un “soulèvement” légitime, quand on refuse de parler de “terrorisme” à propos d’un pogrom, quand on traite le Hamas de “mouvement de résistance”, quand on soupçonne le Crif de dicter sa loi au gouvernement français, quand on indexe les opinions de BFMTV sur celles de Patrick Drahi, quand on fait entrer à l’Assemblée des députés soraliens, quand on invoque le gouvernement mondial des “dragons célestes” pour désigner les adversaires (alors que les dragons célestes désignent les juifs aux yeux des antisémites), quand on fait des listes de juifs comme Rima Hassan, quand, sous prétexte de solidarité avec la cause palestinienne, on applaudit un rassemblement qui exclut des juifs d’un amphithéâtre ou bien l’on fait huer une association de féministes attachées à faire reconnaître le viol d’Israéliennes, quand on organise une manifestation sous un écusson “Palestine libre” qui représente l’Etat d’Israël sans juifs, quand on couvre d’injures une candidate parce qu’elle est la nièce d’un soldat de Tsahal, quand on tente de faire entrer une émissaire du Hamas au Parlement européen après avoir tenté de faire entrer des islamistes patentés à l’Assemblée nationale, quand on traite de porc un député juif, quand on dit qu’Israël “c’est pire que la Russie”, quand on voit, sans discussion possible, un “génocide à Gaza” mais qu’on tortille du croupion pour reconnaître un génocide ouïghour ou bien les massacres d’Assad contre son propre peuple, quand on compare à Eichmann le président de l’université de Lille parce qu’il a annulé un meeting qui devait se tenir dans ses murs avec Jean-Luc Mélenchon, enfin, quand on présente l’antisémitisme comme “résiduel” alors qu’il a augmenté de 1000 % en six mois… Eh bien, on est le premier parti antisémite de France. Et de loin.
Les socialistes, ces gosiers sublimes, doivent bien prendre conscience du volume de la couleuvre qu’ils sont en train d’avaler. Lutter contre l’extrême droite en s’alliant avec les Insoumis, c’est lutter contre un incendie avec des bidons d’essence.
Les socialistes assurent pourtant qu’ils ne s’aligneront pas sur les Insoumis. Avez-vous notamment été convaincu par Raphaël Glucksmann qui a posé ses conditions à cette union de gauche, dont un “soutien indéfectible à la construction européenne” et à la “résistance ukrainienne”, tout comme un “rejet de la brutalisation de la vie politique” ?
Ce qui m’inquiète dans les déclarations de Raphaël Glucksmann, c’est qu’il n’arrête pas, en réponse à la question de l’union, de dire qu’il est “très clair”. Quand on éprouve autant le besoin de dire qu’on est clair, c’est qu’il y a un loup. Mais de deux choses l’une : soit Raphaël Glucksmann pense vraiment ce qu’il dit, et il n’y aura jamais d’alliance avec les Insoumis dont la “brutalisation de la vie politique” est la seule méthode, et qui reprennent l’argumentaire poutinien sans qu’on ait même besoin de les corrompre. Si Glucksmann est fidèle à ce qu’il dit, il ne peut pas s’allier avec ces salopards, et le débat est clos. Si, en revanche, le “soutien indéfectible à la construction européenne” ne l’empêche pas de s’allier avec des gens qui font campagne sur la sortie des traités, si le soutien à la “résistance ukrainienne” ne l’empêche pas de travailler avec des gens qui pensent que l’Otan agresse la Russie, si le “rejet de la brutalisation de la vie politique” ne l’empêche pas de présenter des candidats communs avec des gens qui font de la fake news en meute une méthode de communication, alors ce ne sont que des mots, c’est de la littérature, c’est de l’art, ou c’est de la merde, selon l’humeur. On verra bien.
Olivier Faure, c’est l’ethos du socialiste. Le verbe haut mais la pratique basse
Sur X (anciennement Twitter), vous avez adressé “une pensée pour les gens qui ont oublié, en votant Glucksmann, qu’ils votaient aussi pour Olivier Faure”. Pourquoi êtes-vous si critique du Premier secrétaire du PS ?
Je ne suis pas critique, je suis fasciné. Je l’observe comme on examine un animal sans vertèbres. Olivier Faure, c’est le socialiste par excellence. Dès qu’il faut aller à Munich, c’est lui qu’on envoie. Olivier Faure est capable de soutenir une candidate lors d’un premier tour des législatives avant de soutenir son adversaire au second tour. Nul n’est allé aussi loin que lui dans les contorsions électorales. Il y a quelque chose de fascinant, et somme toute d’assez romanesque, dans cet étrange personnage qu’aucune humiliation n’arrête sur le chemin de ses calculs. Pour garder son siège de député ou pour conserver un groupe parlementaire à sa petite PME, Faure est capable de tout, de soutenir Mélenchon puis d’attaquer Mélenchon puis de se soumettre à Mélenchon puis de l’attaquer de nouveau… Aucune de ses décisions n’appartient vraiment à Olivier Faure. Mais chacune d’elles renseigne sur le sens du vent.
Faure, c’est l’ethos du socialiste. Le verbe haut mais la pratique basse. La promesse de “changer la vie” mais le bourrage des urnes. Il porte à son pinacle la longue tradition solférinienne de la compromission sous prétexte de compromis. En ce qui me concerne, il me rappelle Bardamu, l’antihéros du Voyage au bout de la nuit, qui, alors qu’il vient d’échapper à son propre lynchage par des militaires, se dit en lui-même : “Toute possibilité de lâcheté devient une magnifique espérance à qui s’y connaît. C’est mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l’étripade… Y échapper suffit au sage.”
Quelle serait selon vous la meilleure stratégie à adopter pour empêcher que Jordan Bardella n’accède à Matignon ?
Il faudrait, pour cela, que les électeurs de gauche, les déçus du macronisme, écoeurés par la soumission des socialistes aux Insoumis, votent à nouveau pour la majorité présidentielle, et que les abstentionnistes se précipitent dans les urnes pour conjurer un tel danger. Deux utopies. La tripartition du paysage politique sous l’effet d’une gauche artificiellement maintenue en vie se fait au profit du Rassemblement national qui a dû se réjouir, le premier, de la naissance du “Front populaire” si mal nommé. Entre les expérimentations hasardeuses du président de la République, la souplesse dorsale des socialistes, les bataillons d’électeurs d’extrême droite que les Insoumis fabriquent chaque jour par leurs outrances et leurs sottises, et la constitution hâtive de cette funeste alliance, tout est en place pour que l’extrême droite l’emporte. Je n’ai, par principe, aucun espoir. Ce qui ne m’a jamais empêché de me battre.
On vous a beaucoup reproché d’avoir, en 2021, tweeté que si vous deviez choisir entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon au second tour de l’élection présidentielle, vous opteriez pour la première. Vous aviez ensuite fait votre mea culpa dans L’Express. Quel sera votre sentiment le 7 juillet au soir, si le RN accède au pouvoir ?
Ce qui amusant avec cette phrase (que j’ai toujours regrettée), c’est que quantité de gens aujourd’hui m’écrivent pour me dire que j’avais raison… Et c’est moi qui leur dis que j’avais tort. Plutôt mourir que glisser un bulletin Le Pen (ou Bardella) dans l’urne. Si le RN accède au pouvoir, je ne serai pas surpris, mais je serai désespéré, et, comme pour la mort, j’ai beau m’y attendre, je serai stupéfait. Je chercherai probablement une consolation dans le fait que certains morts de mon entourage n’aient pas eu à voir cela. Et mon désespoir n’entamera pas ma résolution à lutter pied à pied contre ces incompétents au pouvoir et les idiots utiles qui leur ont servi de marchepied.
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