L’échange a lieu à l’abri des regards indiscrets. En ce printemps 2024, Eric Ciotti converse à bâtons rompus avec une adversaire politique de premier plan. C’est dans cette intimité que les élus lèvent le voile sur leurs intentions. Laissent au vestiaire les discours formatés des plateaux télévisés. Là, le patron des Républicains (LR) avance ses pions. Il évoque la participation de son parti à un gouvernement de coalition. Prononce le nom de trois potentiels Premiers ministres : François Baroin, Gérard Larcher et Michel Barnier. Son interlocutrice encaisse. S’agirait-il de Marine Le Pen ? Non, de Marie Lebec, ministre chargée des Relations avec le Parlement. Une macroniste de la première heure, autoproclamée “fanzouze” du président.
Eric Ciotti est un homme de tentations successives, qui va là où son intérêt le guide. Quitte à s’autoriser la transgression ultime. Le paquebot Macron prend l’eau ? L’homme fait les yeux de Chimène au Rassemblement national, grand gagnant des élections européennes. Le député des Alpes-Maritimes a provoqué un séisme politique en annonçant ce mardi son intention de nouer une “alliance” avec la formation d’extrême droite en vue des élections législatives anticipées.
Qu’on se le dise : le Niçois bâtit cet accord pour “préserver” le modeste groupe LR à l’Assemblée et pour les Français. Il est urgent de protéger le pays du “macronisme” et du “mélenchonisme”. Et d’entrer au gouvernement en cas de victoire du “bloc des droites” ? Quelle vulgaire interrogation. “Ma situation personnelle n’importe pas”, évacue Eric Ciotti. Les mauvaises langues rappellent que Jordan Bardella a écrasé LR aux européennes à Nice, laissant présager des législatives délicates. A un élu qui s’interroge par SMS, Eric Ciotti répond : “Ça n’a absolument rien à voir avec le local.”
“Le mal est fait, c’est honteux”
Non, Eric Ciotti serait d’abord le porte-parole d’une majorité de “militants”. Ne l’ont-ils pas élu à la présidence du parti en 2022 ? Ne l’ont-ils pas porté en finale de la primaire de 2021, quand tous les ténors couraient dans les bras de Valérie Pécresse ? Alors, les cris d’orfraie de cette droite bon teint, Eric Ciotti les méprise du haut de son statut de président de LR. Les sénateurs unanimes contre lui ? Des petits bourgeois !
Au diable, les appels à la démission du président du Sénat Gérard Larcher ou du patron des députés LR Olivier Marleix. Qu’ils tempêtent, ces députés attachés au front républicain face à l’extrême droite. “Scandaleux”, “Quel manque de dignité”, “Le mal est fait, c’est honteux”… Sur une boucle interne, les élus rivalisent de critiques acerbes contre le Niçois. On épluche les statuts du parti pour le mettre hors d’état de nuire. Comme cet article 24-6 qui permet de sanctionner tout adhérent de LR.
Sourire en coin, Eric Ciotti campe sur sa position de président. Ceux qui le connaissent le savent : seul compte son intérêt personnel. Sa boussole est davantage intime qu’idéologique. Il sait compter. François-Xavier Bellamy a échoué dimanche à Nice à une modeste sixième place aux européennes, loin derrière Jordan Bardella. Une défaite aux législatives serait pour lui un coup de massue. Surtout à deux ans des municipales de Nice, ville qu’Eric Ciotti souhaite ravir à son ennemi intime Christian Estrosi. L’instinct de survie l’a conduit à pactiser. “Ce n’est pas un choix de conviction, il essaie de se sauver. Ciotti n’a pas d’états d’âme, car il n’a pas d’âme”, note un cadre. “Nice, c’est une obsession de chien enragé”, ajoute un autre.
“Je n’ai jamais vu un éclair idéologique chez lui”
Quelles sont-elles, ses convictions ? Etrange Eric Ciotti. Chez lui cohabitent une doctrine constante – libéralisme économique et fermeté régalienne – et une plasticité politique absolue. En privé, l’homme est apprécié par des collègues de gauche et a noué une relation cordiale avec Gabriel Attal, qu’il tutoie. Alors, Marine Le Pen, pourquoi pas ? Un pilier LR analyse : “Dans mes échanges avec lui, je n’ai jamais vu un éclair idéologique. Je l’ai toujours vu capable d’envisager les pires hypothèses dès lors qu’elles sont dans son intérêt.” Cette mobilité intellectuelle avait conduit à une passe d’armes entre Bruno Retailleau et le Niçois en fin d’examen de la loi immigration. Le Vendéen reprochait à son collègue de lâcher trop vite en fin de négociation avec le gouvernement. Cette élasticité le conduit ce jeudi à rejoindre le RN, apôtre de la retraite à 60 ans.
La retraite, parlons-en. Eric Ciotti a 58 ans. “Il rêve d’entrer au gouvernement…” Combien de fois cette phrase a-t-elle été prononcée par un élu LR ? L’ambition nationale guide bien des choix politiques. Chez lui, elle s’observe à de microdétails. Comme ces nombreux courriers adressés à Emmanuel Macron en réaction à l’actualité. Comme la typographie de ces lettres, calqués sur le modèle de l’Elysée. Lors de l’examen de la réforme des retraites ; les députés frondeurs s’amusaient déjà de son plaisir à être traité avec égard par Elisabeth Borne.
“Il va se faire dégager du parti”
Eric Ciotti est un solitaire. L’homme n’est pas entouré d’une cohorte de fidèles, prêts à tomber au combat pour lui. Chez LR, il s’est entouré d’une équipe de jeunes collaborateurs, qui lui doivent tout. “Le principal collaborateur d’Eric, c’est Ciotti”, note un cadre. Son coup de force du jour, du Ciotti pur jus. L’homme a avancé en secret et n’a pas averti par les ténors du parti de son projet d’alliance, à rebours des usages. “Tous ceux qui lui ont parlé ces derniers jours se sentent trahis”, constate un conseiller LR. Le mystère, toujours. L’homme, du genre rancunier, a le talent de voir des ennemis partout. Demandez à Julien Aubert, soupçonné par le sudiste d’avoir orchestré une campagne contre lui lors de la dernière élection interne. L’ex-élu du Vaucluse n’a pas été accueilli sur la liste LR aux européennes.
S’allier au chef des LR est risqué, tant l’homme baisse facilement le pouce pour se protéger. Ainsi Geoffroy Didier, son ex-lieutenant, a été placé en position inéligible aux européennes pour préserver la paix sociale. Eric Ciotti promettait de porter la candidature de Laurent Wauquiez en 2027. Le président d’Auvergne-Rhône-Alpes était son principal argument de campagne lors de la course à la présidence du parti. Las, l’opportuniste a jeté son “ami Laurent” sous le bus au nom de cette “alliance”, après l’échec des européennes. L’ex-président de LR a bien tenté de joindre dès ce matin Eric Ciotti, alerté par la rumeur publique. Il a du attendre un coup de fil de son ex-partenaire juste avant son passage au JT pour mesurer cette trahison. Adieu mon ami, mais LR m’est inutile !
Eric Ciotti a opéré ce mardi une transgression idéologique absolue dans l’ancien parti de Jacques Chirac. Le patron de la droite française s’est effacé derrière le député des Alpes-Maritimes. Le ministre potentiel a méprisé l’histoire politique de son parti. Un acte irréversible. L’homme est aujourd’hui isolé. Nombre de salariés du parti ne veulent plus travailler à ses côtés, les appels à la démission pullulent. Il risque même de ne pas recevoir l’investiture de son propre parti aux législatives.”Un suicide politique”, raille un stratège. Chez LR, c’est certain. A l’extrême droite, peut-être une naissance. Un destin personnel vaut bien des reniements.
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