“De toute façon, je n’ai jamais nommé un Premier ministre qui me soutenait” : Emmanuel Macron aime se raconter des histoires, peut-être même les croit-il. Oubliée la loyauté d’Edouard Philippe, oublié le sens du sacrifice de Jean Castex, oubliée la rectitude d’Elisabeth Borne, oubliée la gratitude de Gabriel Attal. Après le 7 juillet, il appellera un Premier ministre non seulement qui ne l’a pas soutenu, mais qu’il n’aura pas choisi. Il percevra la différence. La France écartelée entre ses extrêmes, ce n’est plus le dépassement, c’est un trépassement. Le dimanche 30 juin s’est achevé le septennat de celui qui, selon ses mots au soir du premier jour, voulait écrire “la page de l’espoir et de la confiance retrouvés”. Voici le président menacé de n’être qu’une parenthèse. Responsable devant le pays, coupable devant l’Histoire.
“Bride courte !”
A Matignon, le fauteuil est déjà vide. A l’Elysée, la coupe est pleine : on relève “les traces de doigts” du Premier ministre et de son équipe dans la presse. Ici, des attaques contre les hommes du président. Là, des interrogations à peine chuchotées sur l’état du chef. Gabriel Attal s’est mis à son compte. Emmanuel Macron ne l’a pas informé de ses réflexions sur la dissolution avant le 9 juin ? Et si le Premier ministre décidait de partir au soir du second tour, le 7 juillet, sans rien demander à personne, et encore moins au président ? L’Elysée est hanté par ce scénario, alors que les services redoutent une désinhibition des groupuscules d’extrême droite comme d’extrême gauche, voire une violence mimétique qui gagnerait certaines banlieues. Quoi qu’il arrive, le chef de l’Etat aura besoin de temps, et donc d’un Premier ministre qui assure l’intérim. “Bride courte !” martèle-t-il : il voudrait pouvoir compter sur son gouvernement. Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée, est prié de passer le message, et avec lui d’autres stratèges du président, tous chargés de calmer les ambitieux et les sécessionnistes. Gérald Darmanin annonce lui-même qu’il quittera le ministère de l’Intérieur après le scrutin ? Emmanuel Macron tempête, voilà qui n’est pas à la hauteur du moment. Les rats quittent le navire, quant aux cloportes chers à Bruno Le Maire… “2,5 % à la primaire de la droite ! Sept ans ministre grâce à moi !”, il arrive que le président laisse poindre son amertume.
Le premier tour des législatives rend si dérisoires ces emportements. L’heure n’est plus de solder le passé, mais de relativiser l’avenir qui se dessine, cette “majorité différente”, dit-il, qu’il espère voir émerger – un peu de droite républicaine, un peu de gauche modérée, ce qu’il reste de macronistes pour contrebalancer le Rassemblement national et La France insoumise. Echange du vendredi :
“– Et si cette coalition est inférieure en nombre aux députés RN et LFI additionnés, Monsieur le président ?
– Ça n’arrivera pas.”
Verdict du lundi : ça pourrait bien arriver.
Des projections, quelles projections ?
“Chacun est face à ses responsabilités devant l’Histoire”, répète-t-il souvent en ce moment. Qui l’écoute ? Dans la future ex-majorité, on prend surtout soin d’indiquer qu’il n’était pour rien dans la décision de dissoudre. Gabriel Attal montre du doigt Gérald Darmanin, qui s’empresse de repasser la patate chaude : il a énuméré des hypothèses, rien d’autre. Edouard Philippe est déjà loin, lassé de toujours découvrir le lendemain les décisions de la veille : “Ils nous diront à la fin, j’imagine.” Bruno Le Maire est déjà ailleurs : “Emmanuel Macron se méfie depuis le départ des politiques de bonne foi.” On pense plus à mai 2027 qu’à juillet 2024. Le nouveau monde a tellement vieilli, qui appelle à l’aide l’ancien. Il y a quelques jours, le fidèle Julien Denormandie, acolyte de la première heure et ancien ministre de l’Agriculture, a été dépêché pour étudier le champ des possibles d’une coalition avec le président du Sénat Gérard Larcher. Choc des cultures, impasse démocratique. Un autre émissaire a été invité à approcher Valérie Pécresse. Le sens du contre-temps.
Dans le cerveau d’Emmanuel Macron, depuis le 9 juin 2024, le doute inexistant. Des projections, avant d’appuyer sur le bouton de la dissolution ? Un truc de politiciens, sûrement, que d’essayer de calculer le nombre de sièges que la majorité pourrait obtenir. Aucune ne circule à l’Elysée le soir de l’annonce. Seule compte la prédiction présidentielle, qui doit valoir toutes les vérités : compte tenu des délais très brefs, la victoire est possible. Mieux, “la majorité absolue est à portée de main”, fanfaronne le chef de l’Etat. A quelle élection ? Ces législatives anticipées sont comme des municipales, avance devant le président Gérald Darmanin. Oui, c’est comme une présidentielle, rétorque Rachida Dati. Même un ministre présent ne s’y retrouve pas : “Donc déjà ça ne part pas droit. Une présidentielle ou des municipales, ce n’est pas pareil.”
Autour de lui, depuis le 9 juin 2024, l’angoisse. Stupeur d’un ami venu de la gauche : “Je n’ai jamais vu cette inquiétude dans le pays. Sa décision déclenche la peur, c’est-à-dire le contraire de ce qu’attend n’importe quel Français de son président.” Compagnons du temps de la conquête, des premières heures, et des dernières, les voici tous saisis par l’incompréhension ; où est passé ce président aux belles promesses, capable de rassembler et de rassurer ? Lui répète : “Il fallait urgemment dépressuriser.” Eux songent “déroute”, “indécence”, et l’un d’entre eux, ancien de l’Elysée, résume pour la plupart : “Se vanter d’observer dans le moment une clarification relève d’une vision infantile de la démocratie et d’une incapacité complète à respecter le pays dans ses fragilités et ses intérêts. On ne fait pas joujou avec la nation.”
Les héros et la griserie
Dans les instants qui ont précédé la déflagration, de rares téméraires ont tenté de le faire changer d’avis. Pragmatique et politique, l’un a contacté Alexis Kohler : “Est-ce que les chefs de la majorité sont alignés ? Est-ce qu’il y a eu un débat ? Non ? Alors, ce n’est pas opérationnel.” Un autre, au téléphone avec Emmanuel Macron, a misé sur la bienveillance et l’optimisme : “Evidemment, tout cela est difficile, mais tout passe. Tu as marché sur l’eau puis tu as connu les gilets jaunes, une déflagration inouïe, une violence… Puis on a mené la campagne des européennes en 2019 et on a failli gagner, et tu as fini par être réélu en 2022.” Confiant, déterminé, le président a répliqué : “Tu ne sens pas le pays.”
La post-rationalisation à la mode Macron : c’était la dissolution ou sa perte. Sa décision, un acte de courage. Oui, il fallait oser. “Le retour des héros”, philosophait-il en arrivant au pouvoir. “Il y a dans tout cela un côté romanesque bien trop développé”, rétorque un intime.
Le président est dans son monde, et ce monde-là ne ressemble plus à la France. Il soliloque avec l’Histoire. “Le courage, c’est d’avoir peur et d’y aller quand même.” Sur les plages du Débarquement, le 6 juin, il est face à elle. Il parle des héros d’hier, il parle peut-être de lui, pire il se parle à lui-même. Plus tard, certains de ses amis seront convaincus de sa griserie d’être alors le seul qui sache ce qui se passera trois jours après. En jouer, en jouir. Le samedi 8, lors du dîner d’Etat offert en l’honneur de Joe Biden, il a un aparté avec Nicolas Sarkozy. Cette fois-ci, l’heure n’est pas aux confidences, l’effet de surprise doit être maximal. L’ex n’apprécie pas : “Il me dit ‘on va voir demain ce qui se passe, quelle histoire’. Pas la peine que j’aille le voir maintenant, qu’il se démerde.”
Le président est dans son monde, et ce monde-là ne ressemble plus à la France. Il dissout, sait-il seulement que ce faisant il déboule dans l’intimité des gens ? On ne compte plus le nombre de mariages annulés à la dernière minute car les mairies auront besoin de salles pour organiser les deux scrutins. Comme l’ultime signature de ce décalage entre les décisions solitaires de Macron et la vie quotidienne des Français, qui restera l’une des marques de ses mandats.
“Ça va finir tragiquement”
Ressent-il la haine ? Narcisse en son palais, Louis XVI en dehors, poursuivi jusqu’à la rue de Varenne ? Ses amis cherchent à l’apaiser : “On adule le roi républicain mais dès que ça ne va pas, on dresse l’échafaud”, la France vit de ses éruptions de colère mais n’a décapité qu’un roi, et c’était il y a si longtemps.
Devant un complice, Emmanuel Macron prophétise : “Ça va finir tragiquement.” Parlait-il du pays, parlait-il de lui ? La détestation que certains des siens observent, lui ne semble pas la percevoir, pas maintenant. Hier, il ne pouvait pas la rater : l’itinérance mémorielle chahutée, puis son mannequin brûlé par des gilets jaunes déchaînés. Aujourd’hui, seules les voix revanchardes venues de son camp résonnent à ses oreilles. Ouïe sélective. “Dans les enquêtes, il est infiniment plus haut que François Hollande au même moment”, s’illusionne-t-on à l’Elysée.
Ce n’est plus seulement un problème d’opinion. La majorité de demain, quelle qu’elle soit, aura le président en ligne de mire. La cohabitation nécessiterait qu’Emmanuel Macron ait une diversité de compétences. Comment être le gardien de la Constitution, lui qui n’en a jamais eu le sens formel et qui vient surtout de montrer son indifférence à son égard – il semblerait qu’il ait de l’article 12 qui prévoit des consultations avant la dissolution une conception tout “honorifique”, comme dirait quelqu’une ? On le pressent surtout comédien, sincère ou pas il n’est plus à un paradoxe près, dirait Diderot. Le RN, par son impréparation, ses dérapages, ses fautes, ne manquerait pas de lui offrir moult occasions de monter sur le devant de la scène. Mitterrand d’abord, Chirac ensuite ont montré le chemin de la réhabilitation. Dans six mois, dans un an, en 2032, ceux qui considèrent qu’il a jeté la démocratie dans les mains de l’extrême droite estimeront-ils qu’il l’a préservée de ses pires excès ?
Cohabitation rime avec anticipation. Coalition aussi. En 1986, Mitterrand avait prévu ses munitions, budget pour l’Elysée, flopée de nominations en amont. Cette fois, rien n’a été préparé. Le président a sauté de l’avion, il a juste omis de prendre un parachute.
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