Cet été, L’Express publie une œuvre inédite de Robert Littell, auteur, notamment, du best-seller La Compagnie. Dans “Welcome to Gaza”, le célèbre écrivain américain délaisse cependant le roman d’espionnage et nous livre une tragédie en un acte (et un vibrant manifeste pour la paix) qui se déroule en Israël le 7 octobre 2023. Résumé de l’épisode précédent : Justine, une Israélienne vivant dans un kibboutz près de la bande de Gaza, s’est réfugiée dans une buanderie sans fenêtre (et sans verrou) qui sert aussi d’abri sécurisé. Elle appelle son père David – que l’on devine, d’après la conversation, bien plus religieux et nationaliste qu’elle. Il est au reste membre du gouvernement de Benyamin Netanyahou. La conversation, à la fois politique et familiale, se poursuit…
EPISODE 1 – EXCLUSIF. Welcome to Gaza !, la pièce inédite de Robert Littell : découvrez l’épisode 1 sur L’Express
David
Il va falloir que tu te calmes, Justine…
Justine
On se voyait comme des pionniers, Uri et moi, en rejoignant un kibboutz à côté de Gaza, sur une terre dont personne – absolument personne ! – ne contestait qu’elle était israélienne. Tu étais fier de nous, tu disais qu’on marchait dans les pas de ton grand-père, celui qui a fondé Rishon LeZion, celui qui prenait un fusil pour descendre à la rivière chercher de l’eau dans des bidons qu’il remontait à Rishon à dos de mule.
David
Mais j’étais fier de vous ! Je suis fier de vous !
Justine
[Riant sous cape.]C’est marrant, tu sais, je me souviens très bien de ton grand-père. Nous, les mômes, on rigolait quand tu nous montrais ce vieux film en noir et blanc où on le voyait faire avancer sa mule à coups de pied au derrière. C’était un idéaliste : s’il allait chercher son eau lui-même à la rivière, c’était parce qu’il ne voulait pas exploiter les Palestiniens. Je ne peux pas en dire autant de toi.
David
Tu es injuste… Laisser quelques Palestiniens entrer en Israël pour travailler, je n’appelle pas ça de l’exploitation.
Justine
C’est ça, oui. Tu en laisses entrer une poignée par jour pour faire le sale boulot dont les Juifs ne veulent pas. Sur la fin, ton grand-père était un vieillard aigri, papa… Il m’a dit un jour que, d’après les sionistes de son shtetl en Pologne, les Juifs étaient un peuple sans terre, et la Palestine une terre sans peuple. Sans peuple, tu parles ! Il a dû tourner de l’œil en descendant du bateau à Jaffa, quand il a vu des Arabes plein les rues. Kot ná smekh, comme il disait en russe – “Il y a de quoi faire rire un chat !” Mais moi, ça ne me fait pas rire, non. Je ne m’imagine même pas rire un jour à nouveau.
David
Avec l’aide de Dieu, nous réapprendrons à rire ensemble…
Justine
Promis ?
David
Promis.
Justine
[Changeant de ton.]Tu mens comme tu respires, papa. Les Juifs ont déjà eu assez de mal à réapprendre à rire après la Shoah. Cette fois, on ne rira plus jamais. Voilà ce que le Hamas nous a fait. Tu m’as dit qu’ils prenaient des otages. Eh bien, ils ont enlevé notre rire, ils l’ont ramené dans leur foutu Gaza, en ce moment ils sont là-bas en train de rire de nous, avec notre rire kidnappé, parce que nous avons financé le Hamas, merde ! C’est nous qui leur avons payé leurs missiles, et leurs kalachs, et leurs grenades. Nous qui avons payé le ciment qu’ils ont fait passer depuis l’Egypte – et, avec ce ciment, ils n’ont pas construit un seul abri antibombardements pour les civils, non, ils s’en sont servis pour leurs saloperies de tunnels. Il n’y a vraiment pas de quoi rire.
David
Il faut voir ce cauchemar comme un électrochoc.
[Son regard se perd au loin, il se parle à lui-même.]Prenons les choses dans l’ordre : il faut commencer par exterminer tous les terroristes du Hamas jusqu’au dernier. Il faut prendre le contrôle militaire de la bande de Gaza pour une durée indéterminée. Ensuite, on s’occupera de reconstruire les 21 colonies juives de Gaza, que Sharon a eu la légèreté d’abandonner en 2006…
Justine
Réoccuper Gaza, mon Dieu ! Ta vision de la fin d’un cauchemar ressemble plutôt au début d’un autre. Mais putain, papa, tu as de la merde dans les yeux, ou quoi ? Ils font ce qu’ils font pour nous attirer une fois de plus dans le piège de Gaza. C’est prémédité, tout ça. Les tireurs du Hamas vont se planquer dans leurs tunnels pendant que nous, on tuera des femmes et des enfants palestiniens. L’opinion mondiale se retournera contre Israël…
David
S’il y a des dommages collatéraux parmi les femmes et enfants palestiniens, va te plaindre au Hamas, pas à nous. C’est eux qui ont commencé la guerre, ils se terrent dans leurs tunnels sous les hôpitaux, les écoles, les mosquées, en comptant sur des victimes civiles pour retourner l’opinion mondiale contre Israël.
Justine
Une fois la guerre lancée, personne ne se rappellera qui l’a commencée. Ça va nous briser, comme l’Algérie a brisé la France, comme le Vietnam a brisé les Etats-Unis. Pour le bien d’Israël, Dieu fasse que les Juifs comme toi ne se réveillent jamais de leurs cauchemars…
David
Tu invoques le nom d’un Dieu auquel tu ne crois pas, Justine. Moi, si. Je fais partie de ces “cinglés du Grand Israël”, comme tu le dis si délicatement. Ta belle-mère et moi vivons dans une colonie en Judée, au cas où tu l’aurais oublié. Et j’ai la conviction que Dieu, dans son infinie sagesse, a en effet donné toutes ces terres au patriarche Abraham. Je crois à un Israël allant de la mer au Jourdain…
Justine
Et un Etat palestinien, dans ce que les sionistes décrivaient comme une terre sans peuple ?
David
Ne t’aventure pas par-là !
Justine
Où ça ? Ah oui, je vois, tu parles de notre no man’s land d’amour parental et d’affection filiale… Tu es en train de me dire qu’il est miné, pas vrai ?
David
Tu es dans un abri menacé par des terroristes palestiniens, et tu ne doutes toujours de rien… Tu penses encore qu’un Etat palestinien est la solution ?
Justine
Mais putain, un Etat palestinien a toujours été la solution ! Ça t’échappe peut-être, papa chéri : les Nations unies ont créé deux Etats en 1948, mais un seul – nous, Israël – a vu le jour. S’il n’y avait pas eu ce que les Palestiniens appellent la Nakba, si 750 000 Palestiniens n’avaient pas été chassés – par la force ou par la peur – de la terre de leurs ancêtres, peut-être qu’un Etat palestinien aurait pu exister. Il n’y aurait pas eu de Hamas pour s’emparer de la bande de Gaza en 2007, et leurs tireurs ne seraient pas en train de hurler contre des Juifs devant mon abri sans verrou en ce moment même.
David
Si tu tiens absolument à t’apitoyer sur les peuples sans Etat de ce monde, ma fille chérie, je te suggère de commencer par les Kurdes, ou les Catalans, et oh ! n’oublions pas les Basques, les Rohingya, les Baloutches ! Mes préférés, personnellement, ce sont les Tibétains : ils sont à peu près aussi nombreux que tes Palestiniens, environs 6 millions… C’était quand, la dernière fois que vous avez exigé des Chinois qu’ils reconnaissent l’indépendance du Tibet, tes copains gauchistes et toi ?
Justine
Je ne vis pas à 100 mètres de la frontière du Tibet, merde ! Quand le vent du désert souffle du Sinaï, j’entends le muezzin appeler à la prière depuis Gaza City. Ces Palestiniens pour qui j’ai de la compassion, ils vivent au fond de mon jardin : leurs problèmes sont les miens. Un jardinier doit arroser son propre jardin, papa chéri. Tu ne vois pas, vraiment ? Leur nostalgie d’un Etat à eux, c’est exactement la nostalgie qu’éprouvait notre grand-père, ce saint homme, pour un Etat hébreu.
David
Et toi, essaie un peu de penser à ton peuple d’abord. Pour moi, ma petite chérie malavisée, ça n’a rien de byzantin : nous, les Juifs, avons attendu notre Etat pendant deux mille ans. Les Palestiniens peuvent aller à la queue et attendre leur tour.
[Il ne peut plus se contenir.]En ce qui me concerne, ils peuvent même attendre une éternité ! Pour avoir leur Etat, ils devront d’abord piétiner mon cadavre.
Justine
Piétiner ton cadavre ! Je t’en prie, épargne-moi ton obsession si juive pour les cadavres…
David
… Mon obsession si juive pour la mort des Juifs ! Nous sommes traumatisés par la Shoah – la topographie de nos rêves éveillés et de nos cauchemars est une montagne de cadavres. Six millions, pour être précis.
Justine
Mon cher père, j’ai un scoop : les Palestiniens n’ont rien à voir là-dedans. Ce sont les Allemands qui ont perpétré la Shoah, et, après la guerre, les Américains comme les Européens ne se bousculaient pas au portillon pour prendre chez eux les quelques centaines de milliers de Juifs rescapés. Du coup, ils ont commodément inventé un Etat juif… Ils ont réglé leur problème juif sur le dos des Palestiniens. Et cet Etat juif qui est le nôtre – la seule démocratie au Moyen-Orient, comme on ne se lasse pas de le rabâcher au monde entier – se révèle pas si démocratique que ça : on n’a jamais créé l’Etat palestinien exigé par les Nations unies. On l’a poussé sous le tapis.
Mon cher père, j’ai un scoop : les Palestiniens n’ont rien à voir là-dedans
Justine
David
Nous l’avons poussé sous le tapis, comme tu le dis si élégamment, pour tâcher de ne pas être noyés dans une mer d’Arabes. Nos charmants voisins arabes qui n’ont pas raté une occasion de nous agresser : 1956, 1967, 1973. Que voulais-tu qu’on fasse ?
Justine
Il aurait fallu partager la terre avec ceux qui étaient déjà là bien avant que les sionistes ne fassent revenir les Juifs en Eretz Yisrael.
David
On ne peut pas dire que nous n’ayons pas ouvert la porte : les accords de Camp David, les accords d’Oslo, l’autonomie limitée en Judée-Samarie et dans la bande de Gaza. Mais Yasser Arafat nous en a remerciés comment ? Par deux intifadas – compte-les, deux ! Tes précieux Palestiniens sont les champions des occasions manquées.
Justine
Je dois te reconnaître une chose, papa, tu as vraiment du génie pour réécrire l’Histoire. C’est nous, les champions des occasions manquées ! Israël était la puissance dominante, le grand frère qui décidait des règles du jeu : il ne tenait qu’à nous de leur accorder ce qui leur revenait historiquement sans les forcer à supplier à genoux. Yitzhak Rabin, béni soit-il, était en train de nous sortir de l’ornière quand un Juif fanatique, persuadé – ha ! comme toi ! – que Dieu avait donné aux Juifs toutes les terres de la mer au Jourdain, a abrégé sa vie d’une balle dans la colonne vertébrale. Et nous voilà aujourd’hui toujours coincés dans cette impasse…
David
La mort des uns est pour les autres…
Justine
Vas-y, finis ta phrase ! C’est pour les autres… ?
David
L’opportunité d’une vie. Nous serions idiots de ne pas enfoncer nos racines dans la terre que Dieu a donnée à Abraham et à sa descendance. Nos colonies, nos avant-postes en Judée-Samarie – et, oui, à Gaza ! – sont l’œuvre de Dieu…
Justine
Oy vey, comme on dit en bon arabe…
[Une tonalité : elle regarde son téléphone pour voir qui l’appelle.]Une minute, papa, j’ai Ayelet sur l’autre ligne.
[Elle prend l’appel pendant que le projecteur éclaire sa fille adolescente, dans une cuisine, utilisant un téléphone mural.]Ayelet, c’est moi, c’est maman. J’espérais…
Ayelet
[Lui coupant la parole.]Maman, maman ! Tu ne peux pas savoir comme je suis contente de t’entendre. Si je ne t’ai pas appelée plus tôt, c’est parce que ta sœur et son second mari étaient enfermés comme des cons dans leur chambre depuis ce matin et m’ignoraient quand je frappais à leur porte. Ils viennent juste de m’ouvrir. Comme j’entendais qu’ils regardaient la télé, je me doutais qu’il se passait quelque chose, et s’ils s’étaient enfermés, c’était que ça devait être grave. J’ai presque 16 ans, putain, dans deux ans je fais l’armée, il faut me traiter en adulte…
Nous serions idiots de ne pas enfoncer nos racines dans la terre que Dieu a donnée à Abraham et à sa descendance
David
Justine
Si je peux en placer une, Ayelet… Je suis dans l’abri…
Ayelet
[Continuant d’une traite.]De toute façon, j’ai compris que l’info qu’ils voulaient me cacher concernait notre kibboutz quand ma copine Alma m’a demandé par SMS si ma mère allait bien. Pourquoi elle m’aurait demandé ça ? J’ai failli tomber dans les pommes. Ça va, maman ?
Justine
Je suis morte de trouille parce que ton père a oublié de mettre un verrou à la porte, mais, à part ça, ça va.
Ayelet
Mais les terroristes, ils sont entrés dans le kibboutz, comme on l’entend aux infos ? Oh là là, je n’aime pas te savoir planquée dans une pièce sans verrou.
Justine
Tu as une meilleure idée de cachette ?
Ayelet
Je m’inquiète pour toi, maman. Mais il faut que je te dise que je m’inquiète aussi pour moi. Le psy qui te coûte un bras m’a persuadée que c’est normal de s’en faire pour soi-même, alors c’est à ça que je passe mon temps en ce moment. Ça m’inquiète de grandir dans un Israël que mon arrière-grand-père a contribué à fonder et que mon grand-père a contribué à saccager. Comment on va faire pour avancer s’il faut sans arrêt partir en guerre, tu peux me le dire ?
Justine
Je n’ai pas de réponse facile, Ayelet. Dieu sait si j’aimerais. Je voudrais pouvoir trouver les mots pour te rassurer…
Ayelet
Et dire que ton père est ministre dans ce gouvernement de cinglés ! J’ai honte de dire à mes copains qui est mon grand-père… Le bordel qu’a mis papy David dans ce pays, à dorloter ces tarés de colons, à agrandir leurs colonies de tarés, à tracer au bulldozer des autoroutes privées jusqu’à leurs ghettos fortifiés de tarés en Judée-Samarie… Attention, je n’en veux pas à Israël d’avoir gagné guerre sur guerre, je comprends bien qu’on ne peut pas se permettre d’en perdre une seule, mais, même dans ses rêves les plus fous, comment papy a-t-il pu croire qu’on pourrait garder sous clef 5 millions de Palestiniens jusqu’à la fin des temps, tu peux me le dire ? En les enfermant dedans, on s’est enfermés dehors – coupés de nos voisins, du Moyen-Orient, du monde…
Justine
Ton père et moi, on a fait ce qu’on pouvait… On fait ce qu’on peut…
Ayelet
Maman, maman, je ne vous reproche rien…
[Au bord des larmes.]Je me rappelle quand vous m’avez emmenée à une manif à Jérusalem, je tenais une pancarte alors que je ne savais même pas lire. Et surtout toi, tu as fait ce que tu as pu avec tes allers-retours à Erez pour conduire des Palestiniens à l’hosto. Mais on vit dans un trou noir, maman. Ton père, mon grand-père, putain !, il a tout foiré. Les trous noirs, ça explose – il fallait que ça explose, c’était sûr. Bon, il faut que je file si je ne veux pas louper les 16 ans d’Alma. J’espère que les événements ne vont pas gâcher sa fête. Fais attention à toi, maman. J’ai besoin de toi vivante…
Justine
Je vais faire de mon mieux pour rester en vie.
[La ligne est coupée et le projecteur qui éclairait Ayelet s’éteint.]Ayelet, tu es encore là ? N’oublie pas ton rendez-vous chez le dentiste en novem… Ayelet ? Ayelet ?
[Elle reprend son père en ligne, et celui-ci s’éclaire à nouveau.]Traduit de l’anglais par Valérie Le Plouhinec
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