“Apocalypse zombie”, “coup d’Etat”… Donald Trump a, de nouveau, déroulé contre-vérités et propos outranciers cette semaine. Mais ce n’était pas à l’occasion d’un meeting ou d’une interview télévisée : l’ancien président des Etats-Unis a été invité, lundi 12 août, par Elon Musk, à une conversation live sur X (ex-Twitter).
Depuis son rachat par l’entrepreneur en 2022, le réseau social a profondément changé. Si la teneur des contenus de Twitter était déjà critiquée avant cette acquisition, ses règles interdisaient les propos les plus extrêmes. En licenciant la quasi-totalité des modérateurs, en réintégrant les utilisateurs bannis – dont Donald Trump -, et en rendant payant les badges de certification, le milliardaire a fait du réseau social une caisse de résonance pour les discours complotistes. Décryptage avec Iris Boyer, directrice de l’observatoire du Forum sur l’information et la démocratie et chercheuse spécialisée dans l’extrémisme en ligne.
L’Express : Faut-il s’étonner de l’interview de Donald Trump par Elon Musk ? Et des changements instaurés par ce dernier sur la plateforme X ?
Iris Boyer : Cet échange n’est pas vraiment surprenant, il se place dans le sillage du soutien apporté par Elon Musk à l’ancien président des Etats-Unis depuis la tentative d’assassinat dont il a fait l’objet. Il y a une proximité affichée entre le multimilliardaire, ancien libertaire désormais conservateur, en croisade contre ce qu’il appelle le “virus woke”, et Donald Trump. Elon Musk s’est d’ailleurs rapproché de nombreuses figures politiques conservatrices récemment, comme Giorgia Meloni, Benyamin Netanyahou, Narendra Modi ou Javier Milei.
Ce qui peut étonner, c’est le format et le parti pris d’offrir un tel porte-voix à l’un des deux candidats à l’élection présidentielle d’une des plus grandes démocraties du monde. Il n’y a plus de garde-fous. Les deux hommes amplifient mutuellement leur influence, dans un exercice d’autolégitimation idéologique déguisé en interview politique.
Cette conversation n’avait rien d’un débat contradictoire. Elle ressemblait plutôt à une chambre d’écho, où les deux protagonistes se convainquent mutuellement du bien-fondé de leurs obsessions : immigration illégale, Troisième Guerre mondiale, opposition à l’Europe… Elon Musk endosse maladroitement, et avec des soucis techniques, la veste d’un éditorialiste de chaîne d’opinion. Donald Trump avait été sanctionné et banni par la plateforme Twitter pour son rôle dans les émeutes du Capitole, au moment de la proclamation des résultats de la dernière élection. Il a été réintégré par Elon Musk après son rachat de la plateforme. La diffusion de cet entretien est une étape de plus dans ce processus de “réintronisation”.
Quel but poursuit Elon Musk avec cette interview de Donald Trump ?
Difficile d’affirmer avec certitude l’objectif d’Elon Musk. Peut-être ne faut-il pas chercher trop loin. Il a officialisé son soutien à Donald Trump. Et il parle régulièrement de son désir de détruire “le virus woke”. Il s’oppose donc clairement aux idées progressistes du clan démocrate et il est plus conscient que quiconque du potentiel d’amplification de sa plateforme. Ce n’est pas très subtil, mais cette opération lui permet de matérialiser son soutien.
Elon Musk veut sans doute aussi affirmer son libre arbitre face aux régulations en cours qui visent à mettre fin au laxisme des politiques de gouvernance des contenus en ligne et à responsabiliser les réseaux sociaux – comme le Digital Services Act (DSA) européen. Démontrer que la puissance publique ne peut rien face à la surpuissance du secteur technologique. Mais cette stratégie est dangereuse, étant donné ses sources de revenus, bien loin du champ politique.
En occupant ainsi l’espace médiatique, Musk cherche à replacer Trump au centre des débats publics. Ces derniers mois, lorsqu’on parlait de l’ancien président, c’était davantage par ses procès et ses scandales. Ce n’est plus le cas depuis le début de la campagne, et encore moins depuis la tentative d’assassinat. Elon Musk participe de la normalisation de Trump. Il a d’ailleurs dit vouloir faire une interview entre deux “Messieurs Tout-le-monde”.
Cette séquence peut-elle avoir un impact sur le scrutin ? Ou ne parlaient-ils qu’à des convaincus ?
Plutôt à des convaincus, mais en la relayant sur X, on s’assure qu’elle sera reprise par les médias, et donc amplifiée. Nous ne sommes plus dans un meeting politique, ni dans une niche entre radicaux. L’idéologie infuse dans une sphère beaucoup plus mainstream – ce qui ne veut pas dire que les non-convaincus se laissent influencer. Au contraire, cette conversation peut agir comme une machine à polariser. Les non-convaincus réagissent, commentent, s’insurgent. Ce qui renforce et radicalise la posture des convaincus, tout en diffusant encore plus largement le message.
X est-elle devenue une plateforme de désinformation, et Elon Musk, le plus puissant désinformateur du monde ?
Dans sa version antérieure, le réseau Twitter avait des politiques de modération plus laxistes que les autres, et moins de personnel pour les faire appliquer, mais il existait un vrai débat contradictoire. La plateforme était le port d’attache des journalistes et des experts – donc le lieu où les contenus étaient questionnés et vérifiés. Il y avait beaucoup de liberté, mais avec une certaine idée de l’intégrité de l’information, qui consistait à penser que les utilisateurs étaient des tiers de confiance capables de vérifier eux-mêmes les contenus et de les enrichir.
Depuis le rachat par Elon Musk, on est presque dans une dynamique inverse. Il y a toujours une grande liberté mais les fake news, comme les posts outranciers, sont mis en avant et pullulent. Le réseau social est régulièrement accusé par des organisations de recherche sur la désinformation de contribuer à sa diffusion à grande échelle. L’entreprise a même attaqué en justice plusieurs d’entre elles.
La situation risque-t-elle d’empirer ?
On peut toujours continuer dans l’escalade. L’exemple des émeutes, amplifiées et, en partie, provoquées par la désinformation en ligne, au Royaume-Uni l’a encore montré. Les instances publiques et la population sont de plus en plus conscientes de ces phénomènes de radicalisation et de passage à l’acte, mais les mécanismes sont toujours à l’œuvre.
La désinformation ou les tactiques de manipulation en ligne sont, en outre, de plus en plus difficiles à identifier avec l’émergence de nouveaux outils exploitant l’intelligence artificielle. D’autres facteurs aggravants s’y ajoutent, comme les difficultés d’accès aux données, les menaces à l’encontre des chercheurs et des journalistes, ou même le rétropédalage de certaines plateformes sur les politiques de contenus. Heureusement, il existe aussi des avancées positives, notamment les efforts de régulation en faveur de plus de transparence et d’une meilleure application des lois par les plateformes – comme le DSA, qui inspire des pays étrangers.
Quel est l’avenir de X ?
On peut imaginer que ce réseau continuera, à court terme, à fonctionner comme une machine à polariser : un écosystème d’opinions en ligne avec de moins en moins de débats contradictoires, où les contenus insensés côtoient les contenus crédibles et les dominent parce qu’ils ne sont pas modérés et parce qu’ils sont mis en avant par les réactions suscitées de part et d’autre du spectre idéologique.
Il existe aussi un autre scénario : celui où les leaders d’opinion, les journalistes et les experts opposés à la désinformation – d’ores et déjà plutôt observateurs qu’acteurs – s’en éloignent complètement, en guise de contestation. X deviendrait alors une plateforme plus alternative, moins grand public. La concurrence existe, à travers Mastodon et Bluesky. Mais pour le moment, ces deux réseaux peinent à décoller et à égaler X, car leur feuille de route n’est pas claire.
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