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Corée du Nord : Edmond Jouve, le “gaulliste de gauche” devenu “propagandiste” de Pyongyang

Dans les années 1990, à Pyongyang, chaque arrivée de visiteur étranger est un événement. Les invités – de marque – sont accueillis avec soin par des officiels à l’aéroport de la capitale. “Ensuite, on nous a alignés contre un mur pour prendre notre portrait. Le lendemain, notre photo était étalée dans le seul journal qui paraissait en Corée du Nord, titrés : “Ils sont arrivés”, raconte Jean-Paul Pastorel, professeur de droit public à l’Université de Polynésie française. Des gens agitaient des drapeaux rouges et des tournesols sur notre passage”. A l’époque, il accompagne un Français rompu aux usages de la dictature nord-coréenne, Edmond Jouve.

Aujourd’hui âgé de 86 ans et professeur émérite de sciences politiques à l’Université Paris-Descartes, l’homme s’est rendu en Corée du Nord dès 1983, deux ans après la visite officielle de François Mitterrand – alors candidat à l’élection présidentielle. Les incursions d’Edmond Jouve se déroulent lors d’un réchauffement des relations entre Pyongyang et Paris, qui compte sur un assouplissement du régime. Ce dernier n’aura jamais lieu.

Promoteur de la francophonie

Les visites de l’universitaire en Corée du Nord ne s’arrêteront pas pour autant. Il s’y rend de multiples fois par la suite – 17 fois exactement, écrit-il dans l’un de ses derniers articles. Certainement pas pour critiquer le régime : Jouve, qui ne parle pas un mot de coréen, est connu pour sa bienveillance envers les autorités nord-coréennes. “Je suis ébloui par ce que je vois”, écrit-il d’ailleurs en 2018, dans un article relatant sa dernière visite dans le pays, un an plus tôt.

Edmond Jouve lors d’une séance de dédicace en 1997.

La présence du politologue, bardé de titres et de médailles, ardent défenseur de la francophonie, fournit une vitrine à peu de frais à Pyongyang. Cette admiration pour un régime autoritaire est récurrente chez lui. Fasciné par les hommes forts au parfum de soufre, Edmond Jouve a notamment réalisé une série d’entretiens avec le dictateur libyen Mouammar Kadhafi – dont il a tiré un livre – et fréquenté de près nombre de dirigeants africains.

Troublantes activités pour cet homme élevé au rang de commandeur de la Légion d’honneur par François Hollande en 2015. Cette admiration affichée pour le régime dictatorial est embarrassante : dans son discours de remise de médaille, le chef de l’Etat n’évoque que rapidement la Corée du Nord, vantant un homme que le “goût de la curiosité” a “conduit à la rencontre de peuples isolés” et de “dirigeants mis au ban de la communauté internationale”. Il passe davantage de temps, en revanche, sur son rôle de promoteur de la francophonie, ou sur ses accomplissements académiques. Jouve était manifestement ravi de cet honneur : le discours de François Hollande fait figure de préface aux trois tomes de ses mémoires, Passeur d’avenir, publiées par Edicausse, maison d’édition du Quercy, en Occitanie.

Un passeport tamponné “120 fois”

Pour ce fils d’agriculteur, né à Nadaillac-de-Rouge, dans le Lot, le 14 septembre 1937, le moment est une consécration. “Il réclamait cette distinction depuis des années”, rigole Pierre Bercis, fondateur de l’association Les Nouveaux droits de l’homme, organisation créée en 1977 proche du Parti socialiste. Il a fait sa connaissance dans les années 1980, aux prémices de sa passion nord-coréenne. “A l’époque, je le connaissais un peu comme le propagandiste de la Corée du Nord. Il assurait la promotion du pays lors de réunions où se vendaient des bouquins louangeurs aux couvertures rose bonbon ou vert pomme, se rappelle-t-il. Je m’y suis rendu parce que je trouvais ça drôle et nous sommes restés en contact”. Le second degré avec lequel en parle Bercis aujourd’hui ne l’a pas empêché de fréquenter Jouve de près, allant même jusqu’à en faire un des membres du jury du prix littéraire de son ONG.

Après tout, à l’époque, Jouve est connu et respecté. Spécialiste de De Gaulle – sa thèse sur le général et la construction de l’Europe trônait en bonne place dans la bibliothèque du “grand Charles” -, l’homme a également contribué au travail de recherche des mémoires de Jean Monnet. Mais c’est surtout pour son champ d’expertise sur le tiers-monde que Jouve entend se faire un nom. Vingt ans après qu’elle a connu son apogée dans les années 1960 avec le “Che”, le politologue veut redonner à l’idéologie tiers-mondiste ses lettres de noblesse. Dans ses manuels, il la qualifie “d’humaniste”, entend protéger le faible et permettre l’émergence d’un “homme nouveau”. Quand il en sort, Jouve sillonne la planète. Dans ses livres et les différentes interviews qu’il a accordées au fil des ans, il aime répéter que son passeport a été tamponné 120 fois – “Dix fois la distance de la Terre à la Lune !”.

Gauche hors les murs

Son incursion en Corée du Nord, en juillet 1983, est le fruit d’un hasard, mais donc aussi d’une certaine logique. Quand Pyongyang, désireux de s’ouvrir au-delà du continent asiatique, envoie des émissaires à Paris pour inviter des universitaires français, c’est tout naturellement qu’on les dirige vers Edmond Jouve, l’expert du tiers-monde. A l’époque, Jouve est proche des milieux socialistes : jeune professeur, il participe aux manifestations étudiantes de Mai 68 et est un membre de la “gauche ouverte”, selon l’expression de Bernard Kouchner, qui l’a connu dans les années 1980. Après avoir milité au PSU de Mendès France, il a adhéré au Parti socialiste. Aussi l’universitaire consulte-t-il la rue de Solférino, qui l’encourage à se rendre en Corée du Nord.

Il est convenu qu’il fera un rapport au parti à son retour. Sur place, Jouve est enchanté. Dans ses mémoires, il vante les “mets nombreux et savoureux” qui lui sont présentés, la “lancinante musique coréenne”, et s’émeut moins des atteintes aux droits de l’homme que de “l’intense nuage de fumée” duquel Pyongyang est prisonnière. Sur place, des rencontres rassurent sa conscience : les traces d’une donation réalisée par Louis Terrenoire, ancien ministre du général de Gaulle – un autre gaulliste de gauche – et celle, en chair et en os, de François de Grossouvre. Le conseiller de Mitterrand, chargé du dossier, est en mission privée en Corée du Nord. Des discussions ont lieu entre les deux capitales portant sur une éventuelle reconnaissance diplomatique de Pyongyang par Paris.

Rapprochement avec Pyongyang

Pyongyang multiplie depuis une dizaine d’années les gestes envers l’Occident. Le régime cherche particulièrement à être reconnu diplomatiquement par Paris – ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui. Elle envoie donc des professeurs en France pour inviter des universitaires français. Vu comme de plus en plus indépendant de l’URSS et de la Chine, le pays intéresse la gauche au pouvoir.

“Et pour Jouve, le pays se situait dans l’espace politique du général de Gaulle : un pays qui, pour exister dans la sphère communiste, a cherché à marcher sur ses deux pieds, en ne dépendant ni totalement de la Chine ni de la Russie”, explique l’historien Dominique Barjot, l’un de ses successeurs au poste de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences d’Outre-Mer. Mais la lune de miel entre Paris et Pyongyang ne débutera jamais vraiment. Le Quai d’Orsay recommande au pouvoir socialiste d’être prudent pour ne pas froisser les voisins du Sud. Jean-Pierre Chevènement, alors anciennement ministre de la Recherche et de l’Industrie, inquiète particulièrement Séoul, qui le soupçonne d’être un ardent partisan de la reconnaissance de la Corée du Nord. Les Etats-Unis s’agitent par la voie du sous-secrétaire d’Etat américain pour les Affaires européennes, James Dobbins. Au fur et à mesure, Paris reprend ses distances avec Pyongyang.

Pas Edmond Jouve : son rapport au Parti socialiste après son premier voyage “sera le premier et le dernier”, écrit-il dans ses mémoires, amer : “On ne daigne même pas m’en accuser réception”. La raison de ce silence ? Jouve est probablement, déjà, laudateur au sujet du régime nord-coréen. “Il est vrai que je n’abondais pas dans le sens du pouvoir, sur ce sujet comme bien d’autres. Il disait que le régime allait s’effondrer d’un jour à l’autre. Je n’en croyais rien… et les événements m’ont bien donné raison”, poursuit-il.

Présence groupusculaire

Les visites de Jouve en Corée du Nord sont faciles à suivre. On retrouve sa trace dans plusieurs rapports publics du Foreign Broadcast Information Service, une branche de la CIA chargée de consciencieusement recenser les étrangers présents sur le sol nord-coréen. Par la suite, Edmond Jouve épouse même les idées du “Juche”, du nom de l’idéologie autocratique sur laquelle est fondé le régime nord-coréen. En 1985, des documents du Quai d’Orsay signalent qu’il a fondé la “Société européenne pour l’étude des idées du Juche”. Il revient alors d’un nouveau voyage à Pyongyang où les Nord-Coréens ont désiré “qu’il rédige les statuts d’une association dont l’objectif serait de favoriser la propagation de l’idéologie du régime”. Jouve refuse dans un premier temps, puis accepte, dans le but, dit-il, “d’étudier” cette idéologie. Il se rapprochera par la suite d’autres associations liées à la Corée du Nord, de l’Institut international des idées du Juche, ou encore l’association d’amitié franco-coréenne.

Au sein de ces organismes groupusculaires, Edmond Jouve est souvent l’une des personnalités les plus connues. “Pour Pyongyang, qui n’entretient pas de relation diplomatique officielle avec la France, Jouve est un gage de prestige, résume Nicolas Levi, chercheur spécialiste de la Corée du Nord. Les visiteurs étrangers peuvent recevoir des cadeaux – des bouteilles d’alcool, des ceintures de cuir -, mais jamais d’argent. Son intérêt n’est clairement pas pécuniaire.” De son côté, l’universitaire fait figure de pionnier avec ses recherches sur un pays peu étudié. Il est aussi choyé lors de ses visites à Pyongyang, ce qu’il apprécie. “Il a servi de boîte aux lettres aux Nord-Coréens en direction de la France, ajoute Dominique Barjot. L’inverse n’est probablement pas le cas.”

Un rôle important dans la démocratie culturelle

L’universitaire est de toute manière occupé dans bien d’autres régions du monde. Jouve étend son influence bien au-delà de la Corée du Nord. On le croise en Asie, en Amérique du Sud, au Moyen-Orient, mais surtout en Afrique, son terrain de jeu préféré. Dans ses mémoires, le natif du Lot raconte comment le document a été rédigé sur un coin de table, avec des membres du régime, à Nadaillac-de-Rouge, sa commune d’origine. “Edmond Jouve correspond à une certaine époque : celle de la ligne en 1956 du général de Gaulle, un passage progressif de l’indépendance des colonies à une politique de coopération, reprend Dominique Barjot. Plus qu’un influenceur, il a été un relais des milieux gaullistes en direction des pays où s’exerce la coopération française.”

Dans ses interviews, il explique avoir aussi conseillé “gratuitement” plusieurs dirigeants, comme Ben Ali en Tunisie, ainsi qu’Alpha Condé en Guinée. Il a également fréquenté l’élite togolaise ou gabonaise. “En Mauritanie, Jouve était comme chez lui. Il connaissait tout le monde”, raconte l’écrivain Philippe de Saint-Robert, l’un de ses compagnons de voyage. L’homme bénéficie d’un réseau étendu par les relations qu’il entretient avec ses anciens étudiants, certains membres d’une élite africaine ou moyen-orientale venue apprendre en France – il a par exemple été le directeur de thèse d’Aïcha Kadhafi, fille du dictateur libyen.

“Professeur, il a noué des liens avec des étudiants qui sont ensuite devenus des gens importants. Il savait mettre les gens en rapport les uns avec les autres et se débrouiller pour que ces relations laissent autant de traces que possible.” Jouve réunit d’ailleurs ses connaissances dans un festival de la francophonie ayant lieu dans son village natal, à Nadaillac-de-Rouge. Chaque année, une bonne partie de son carnet d’adresses – dont certains membres de gouvernement africains – déboule dans la petite commune du Lot, au grand étonnement des habitants. “Jouve a joué un rôle important dans la démocratie culturelle française, sans être un acteur officiel, notamment dans la francophonie, souligne Roland Pourtier, président de l’Académie des sciences d’Outre-mer. Souvent à son initiative.”

Voilà un motif récurrent dans la personnalité de l’universitaire. Sans doute l’une des clés, même, expliquant son intérêt pour la Corée du Nord, pays à la marge des marges. Animé par une grande soif de reconnaissance, Jouve s’activait seul, souvent. Après ses voyages, notamment à Pyongyang, il rendait par exemple régulièrement compte de ses excursions aux diplomates. “Il était souvent déçu de l’accueil qu’il y recevait, se souvient Jean-Paul Pastorel. Il n’avait l’impression de n’être écouté que d’une oreille.” Identifié comme un défenseur acharné de Pyongyang, Jouve a fini par perdre de son aura universitaire. Son dernier compte rendu de voyage n’a guère été publié que par l’association d’amitié franco-coréenne, largement favorable au régime.




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