“Excusez mon français, il est un peubrutal”, sourit Arturo Pérez-Reverte, avant d’expliquer avoir essentiellement appris la langue de Molière auprès des “chauffeurs de taxi et des soldats” côtoyés lors de ses années de reporter de guerre. En définitive, le français du prolifique auteur espagnol, qui a redonné ses lettres de noblesse au roman historique, se révèle de bonne tenue et sera usité tout du long de l’entretien accordé à l’occasion de la publication de son 29ᵉ roman, L’Italien*. Ce récit d’aventures situé à Gibraltar en 1942 et 1943 est le premier à paraître chez son nouvel éditeur français, Gallimard, qui s’apprête également à republier en poche la plupart des titres de son œuvre (Le Tableau du maître flamand, son premier best-seller, paru en 1990, est déjà disponible).
Son nouvel opus relate la dangereuse connivence entre une libraire espagnole, Elena Arbuès, et un plongeur de combat italien, Teseo Lombardo, chargé d’envoyer par le fond les bâtiments de la Royal Navy. Au-delà des scènes d’action au réalisme impeccable dans les profondeurs de la baie d’Algésiras, fruit d’une documentation minutieuse, le récit creuse les thèmes chers à l’auteur, le courage, fût-il irrationnel, la relation entre la vie et les livres, les amours et leurs implications irrévocables, toutes choses aboutissant à une réflexion sur les notions d’héroïsme et d’honneur, chères à ce grand lecteur de Joseph Conrad. Entretien.
L’Express : Comment l’envie d’un nouveau livre survient-elle ?
Arturo Pérez-Reverte : Il y a plusieurs sortes de romanciers. Pour ma part, j’ai toujours eu beaucoup d’histoires dans la tête, dès mon plus jeune âge. Je regardais des films à la télé, au cinéma, je lisais des livres, je me déguisais, je jouais avec des amis, des frères, j’ai toujours eu une disposition pour inventer des histoires. Quand je me suis lancé dans le journalisme, c’était pour vérifier si la réalité allait correspondre à ce que j’avais lu dans les livres : si je trouverais des filles, des héros, des méchants qui ressembleraient à ceux des romans. Et maintenant que j’ai 72 ans, j’ai toujours la tête remplie d’histoires, et ce que j’ai lu, ce que j’ai vécu et ce que j’imagine se mélange.
Alors, un jour, quelque chose de quasi mystique se produit, une fille qui passe, un ami qui prononce une phrase, une musique, une lecture active cette partie de mon cerveau et va déclencher le roman. Cette fois, l’idée qui m’a guidé, c’est la façon dont le regard d’une femme construit le héros. L’Italien est un soldat, il ne dit rien d’intéressant, il n’est pas cultivé, ce n’est pas un intellectuel, mais il est beau et il est courageux. Elena, en revanche, a lu, elle connaît L’Iliade et l’Odyssée, c’est elle qui fait la projection sur lui et construit le héros. L’homme n’est jamais un héros complet s’il n’y a pas une femme qui le regarde. Tel était le point de départ. Je raconte ce que j’ai vécu et ce que j’imagine. C’est pourquoi je ne me considère pas comme un artiste, à la manière dont pouvait l’être mon ami Javier Marias, qui vivait la littérature de façon intellectuelle, à partir d’un monde intérieur : moi, je suis un artisan.
Le sens de l’honneur est partagé par nombre de vos personnages, mais un honneur très personnel, en vertu duquel on rend des comptes essentiellement à soi…
En effet, et il y a plusieurs raisons à cela. Je viens d’une famille où ce mot, “honneur”, avait un certain sens. Il signifiait le panache face à l’adversité. La parole donnée était importante. Quand j’étais enfant, si je donnais ma parole d’honneur et que quelqu’un se moquait de moi, je me battais… Je la donne encore aujourd’hui mais plus grand monde ne le fait.[Rires.] Ensuite, les lectures. Petit, j’ai lu Les Trois Mousquetaires, un récit dans lequel l’honneur, la loyauté, la fidélité aux principes, à la patrie, aux amis, importent… Idem dans les films que j’ai pu voir enfant. J’avais donc été élevé pour être un gentleman, et quand je me suis retrouvé plus tard dans des situations qui entraient en contradiction avec ces valeurs, j’ai toujours eu comme refuge de me demander quelles étaient les choses qu’on ne pouvait pas faire et celles qu’on devait faire. Car tu es ton propre témoin, et un jour tu risques de regretter certains choix.
Comme tous les citoyens de ma génération, j’ai été élevé dans des mots grandiloquents comme “patrie”, “honneur”, “drapeau”, “religion”, “Dieu”. La vie réelle a eu tôt fait de les anéantir. Et quand ces grands mots ont été détruits, il convient de construire ses propres règles. Ça a été mon cas et c’est celui de la plupart mes personnages. Ils ont dû renoncer à une idéalisation du monde et développer des règles personnelles dans lesquelles se réfugier.
Je n’ai eu de cesse de chercher des Milady, j’en ai même épousé une
Cela vous vient-il aussi de la lecture de Conrad ?
J’ai lu La Ligne d’ombre quand j’avais 15 ans. J’étais lié à la mer depuis mon plus jeune âge : mon père, ingénieur, voyageait à bord de pétroliers dans les pays producteurs, ses amis étaient capitaines de marine, mon oncle était aussi dans la marine, mon grand-père a été marin de guerre… Quand j’ai lu Conrad, c’était comme s’il parlait de moi, je n’étais pas un témoin, mais un protagoniste de tout ce qui arrivait à Lord Jim, à Marlow… Il y a des auteurs auxquels je dois beaucoup : Dumas, Stendhal, Chateaubriand, Barjavel, Montaigne, Dostoïevski, Scott Fitzgerald, mais peu à peu ils sont restés derrière moi, ils m’ont donné tout ce que je pouvais prendre d’eux, je les ai pressés comme des citrons. L’unique qui vit toujours avec moi, c’est Conrad.
Il y a deux semaines, j’ai relu pour la dixième fois La Rescousse, toujours avec la même humilité, je prends des notes, je repère des choses que je n’avais pas encore vues… Dans mon bureau, j’ai une photo de lui, ainsi que sur mon bateau. Conrad, c’est un ami. Lui a passé trente ans en mer, moi vingt à couvrir la guerre [avant de devenir écrivain]. J’ai une bibliothèque avec 300 de ses livres, biographies, correspondance, dans toutes les langues. Un ami a récemment refait la traduction espagnole d’Au cœur des ténèbres, et aucune traduction du premier paragraphe n’était correcte, car la manœuvre que décrit Conrad exige de connaître très bien le monde marin. Mon ami a sollicité mon aide, et j’ai proposé une autre traduction. Je suis fier de ça…
Vos personnages féminins sont très forts, indépendants, des femmes puissantes, pourrait-on dire…
Je crois que tout commence avec Dumas. Je lis Les Trois Mousquetaires, et je tombe amoureux de Milady, une femme qui se bat seule contre le monde des hommes. Ma conception selon laquelle la femme est un soldat perdu en territoire ennemi vient de là. Elle a marqué ma vie. Je n’ai eu de cesse de chercher des Milady, j’en ai même épousé une… [Sourire.] L’idée de la femme face à un monde hostile est là depuis le début. Et je n’ai cessé de l’approfondir, cette idée, dans mes romans, comme Le Tango de la vieille garde. L’homme n’est pas aussi intéressant que la femme. Même la femme la plus heureuse en apparence a des recoins de solitude, d’obscurité. En Espagne, j’ai subi récemment une campagne de féministes, par rapport au langage [NDLR : il a pris position contre l’écriture inclusive]. Moi, j’ai besoin d’un outil professionnel efficace, je ne suis pas prêt à me laisser emmerder pour des conneries qui n’ont rien à voir avec la langue. Mais tous ceux qui lisent mes romans savent que les femmes y sont très puissantes, en contrôle de leur existence. Dans L’Italien, Elena devient une héroïne par défi.
Vous êtes un grand collectionneur de livres, comment voyez-vous son avenir ?
Je ne suis pas bibliophile : j’ai des livres pour les lire. Il y a une vraie contraction des lecteurs. L’édition espagnole de La Reine du Sud [2002] s’était vendue à 800 000 exemplaires en un an ; aujourd’hui, si je parviens à franchir la barre des 200 000 ou 300 000 exemplaires, c’est un exploit. Et encore, je suis un écrivain privilégié. Le livre tel qu’on le connaît va exister encore dix ou vingt ans, et ce sera un objet pour les élites. Mais ça n’a aucune importance. L’être humain, du jour où il affrontait des mammouths, a toujours raconté et écouté des histoires. Cela élève, amuse, et cela va continuer, mais les supports seront différents. Le livre comme objet de lecture est déjà mort. Pour moi, c’est trop tard, je ne vais pas essayer de m’adapter, je descends à la prochaine…
* L’Italien, par Arturo Pérez-Reverte. Gallimard, 448 p., 24 €.
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