D’ordinaire, quand le chef du gouvernement dispose d’une majorité absolue, le vote du budget au Parlement s’apparente à une promenade de santé. Lors des deux derniers examens, Élisabeth Borne ne pouvait compter que sur une majorité relative : la cadence fut donc plus soutenue, au son martial du 49.3. Cette fois, c’est un 110 mètres haies qui s’annonce. Avec vent de face, sans échauffement, et dans un stade globalement hostile, quel que soit le dossard de celui ou celle qui portera le texte.
Le 1er octobre au plus tard, l’exécutif doit transmettre au Parlement, qui ouvrira à cette date sa session ordinaire, un projet de loi de finances (PLF) pour 2025. Mais avant même de discuter de ces orientations budgétaires, les députés sont tenus de se prononcer sur un autre projet de loi, celui relatif aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de 2023, déposé par le gouvernement précédent en juillet 2024. En gros, signer l’état des lieux de sortie.
L’issue de ce “vote” est indifférente, il doit seulement avoir lieu pour permettre la suite du processus. Plus le temps file, et plus cette banale étape risque de devenir compliquée à organiser. “Le président de la République peut convoquer une session extraordinaire du Parlement en septembre pour permettre aux députés de se prononcer sur ce texte comptable, quitte à ce qu’il soit défendu par le gouvernement démissionnaire”, précisent à L’Express Aurélien Baudu et Xavier Cabannes, professeurs de droit public à l’université de Lille et à celle de Paris Cité. Avec une question : “Défendre son bilan relève-t-il des ‘affaires courantes’ ?”
Pour lever l’impôt, l’indispensable accord du Parlement
Le premier obstacle levé, les suivants ne manqueront pas. Ce PLF a beau s’annoncer comme un texte croupion, expurgé de toute dépense à connotation politique pour éviter une coagulation des oppositions, il reste indispensable au fonctionnement du pays. Et pour cause : c’est par lui que l’exécutif reçoit l’autorisation des représentants du peuple de percevoir les impôts. “On l’a un peu oublié mais en 1789, on a fait la Révolution pour ça, rappelle Martin Collet, professeur de droit public à l’université Panthéon-Assas. Le consentement à l’impôt est un élément essentiel de notre démocratie, consacré par l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le gouvernement ne peut pas se passer ici de l’accord parlementaire.”
A moins que la navette entre l’Assemblée et le Sénat traîne en longueur et dépasse les 70 jours. Dans ce cas, l’exécutif reprend la main et, d’autorité, met en œuvre le PLF par ordonnances. “On peut imaginer un blocage en commission mixte paritaire, réunissant les protagonistes parlementaires du texte, et un enlisement des débats. Depuis 1959, il y a déjà eu des dépassements de ce délai d’un ou deux jours, mais le gouvernement n’a jamais usé de la faculté offerte par l’article 47 de la Constitution, pointent Aurélien Baudu et Xavier Cabannes. N’oublions pas non plus qu’il faut laisser un délai raisonnable au Conseil constitutionnel pour se prononcer sur le texte en fin d’année… Le Parlement n’aurait aucun intérêt à se priver de sa compétence budgétaire.”
Les deux jokers du gouvernement
Pour obtenir l’aval de la représentation nationale sur la question essentielle des impôts, le gouvernement dispose de deux cartes dans sa manche : demander un vote séparé sur la première partie du PLF – les recettes – ou, à défaut d’accord des députés sur ce point, revenir à la charge en mettant au vote une loi de finances spéciale qui l’autorise à lever les impôts existants. La manœuvre aurait l’avantage de reporter l’examen de la deuxième partie du PLF, la plus urticante, celle dédiée aux dépenses. Elle permettrait aussi au Premier ministre de signer des décrets de “services votés”, soit les crédits minimums que le gouvernement juge indispensables pour poursuivre l’exécution des services publics – comme payer les salaires des fonctionnaires – dans les conditions approuvées l’année précédente par les deux chambres.
“Est-ce dans l’intérêt du Parlement d’aller jusqu’à priver l’État de tout moyen d’action ?”, s’interrogent Aurélien Baudu et Xavier Cabannes. D’autant que la loi de finances, rappellent-ils, fixe et arrête aussi les crédits de fonctionnement… du Palais Bourbon. S’il advenait, ce double blocage, inédit sous la Ve République, conduirait le pays dans l’impasse. “Le rejet du budget aurait l’effet équivalent à celui du vote d’une motion de censure”, estiment les deux spécialistes. Avec pour conséquence immédiate la démission du gouvernement. Un chaos fiscal doublé d’une crise institutionnelle. Funeste cocktail.
L’article 16, objet de fantasmes
Le pire n’étant “pas toujours sûr”, comme l’écrivait Paul Claudel, certains juristes ont évoqué ces derniers jours le recours possible du président de la République à l’article 16 de la Constitution qui le dote de “pouvoirs exceptionnels” en cas de menaces graves et immédiates sur “les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux.”
Une hypothèse balayée par Denys de Béchillon, professeur de droit public à l’université de Pau et chroniqueur à L’Express : “On parle trop légèrement de l’article 16. D’abord, il n’est pas fait pour répondre à un couac budgétaire mais à un coup d’Etat ou à une guerre. Ensuite, avant de pouvoir être mis en œuvre, il doit faire l’objet d’un avis du Conseil constitutionnel, immédiatement rendu public, qui aurait alors une magnitude politique colossale. Si les Sages disaient non au président, ce dernier s’exposerait très sérieusement à une destitution.” Son collègue Martin Collet abonde : “Le Conseil constitutionnel se ridiculiserait s’il admettait que le président puisse en passer par là pour faire adopter un simple budget. La souplesse du Conseil et son sens de l’Etat sont bien connus. Mais en l’espèce, cette position serait vraiment difficile à tenir…”
Un 49.3 vidé de sa substance
La voie législative reste donc la seule qui vaille pour que la France se dote d’une loi de finances. Avec un dernier handicap, un de plus, par rapport aux procédures habituelles : le recours à l’article 49.3 de la Constitution est désormais vidé de sa substance. Grâce à lui, le Premier ministre peut faire passer un texte sans vote en engageant la responsabilité de son gouvernement. “En temps normal, c’est un dispositif utile pour souder une coalition parlementaire hétéroclite, détaille Denys de Béchillon. Parce qu’il y a un revers de la médaille : en cas de motion de censure, l’Assemblée peut être dissoute par le président de la République, ce qui oblige les députés à y réfléchir à deux fois puisqu’ils prennent le risque de devoir retourner devant les électeurs.”
Pas cette fois. La cartouche ayant été grillée par Emmanuel Macron, les censeurs ont tapis rouge : aucune dissolution nouvelle n’étant possible avant un an, soit en juin 2025, ils seraient assurés de ne pas perdre leur siège si l’envie leur prenait, cet automne, de faire tomber le gouvernement. Un budget de tous les dangers : rarement formule galvaudée n’aura sonné aussi juste.
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