Pourquoi rêve-t-on ? Que nous disent nos rêves ? Dans son nouveau livre Pourquoi nous rêvons (Leduc, 2024), le spécialiste américain Rahul Jandial a compilé les dernières découvertes des neurosciences sur le sujet. Avec plusieurs pistes solides à la clé. Car les rêves, “qui représentent un tiers de notre vie”, obéissent à une certaine logique, explique le célèbre neurochirurgien. Et percer leur mystère est primordial sur le plan médical. “L’étude des liens entre les rêves et la santé est l’une des prochaines grandes frontières scientifiques”, assure Rahul Jandial dans un entretien qu’il nous a accordé cet été. Plusieurs études ont ainsi montré qu’on peut déceler dans les rêves (et surtout dans les cauchemars) des signes avant-coureurs de Parkinson et d’Alzheimer. Sur une note plus légère, le scientifique nous explique en quoi les rêves sont inscrits dans notre ADN et pourquoi ils font partie de nos vies. Et apporte un début de réponse à une question qui titille chacun d’entre nous : comment se fait-il que l’on croise parfois certains collègues de bureau dans nos rêves érotiques ?…. Entretien.
L’Express : Le titre de votre livre en français est “Pourquoi nous rêvons”. Avons-nous vraiment la réponse à cette question ?
Rahul Jandial : Les avancées scientifiques des dernières années nous permettent de proposer des hypothèses solides et des suppositions éclairées. Nous savons que lorsque nous dormons, notre cerveau n’est pas au repos. Les neurones consomment beaucoup de glucose et présentent une activité électrique importante. Le cerveau s’avère donc très actif pendant que nous rêvons. Par rapport au cerveau éveillé, on peut même dire qu’il se montre hyperactif, hypervisuel et hyperémotionnel.
Nous savons aussi que si nous n’utilisons pas certaines parties de notre cerveau, nous les perdons, elles s’atrophient. Ceci a été bien démontré. Il semble donc que le processus du rêve soit un entraînement de haute intensité pour notre cerveau. Un processus de construction par lequel chaque recoin de notre esprit et chaque neurone sont recrutés d’une manière qui ne peut pas être réalisée simplement dans notre vie éveillée.
Si nous dormons, c’est pour rêver
Quelles sont les questions les plus controversées aujourd’hui dans la science des rêves ?
Les rêves lucides, dans lesquels le rêveur a conscience d’être en train de rêver, ont longtemps fait l’objet de débats. Mais des scientifiques ont pu confirmer, grâce à des scanners cérébraux, qu’un tiers de la population avait déjà eu ce type d’expérience. Une partie du réseau exécutif et différentes autres structures normalement inactives pendant le sommeil se remettent alors en marche. Au point qu’en laboratoire, les personnes concernées peuvent même apprendre à bouger leurs globes oculaires pour communiquer avec les chercheurs tout en dormant. L’avoir démontré représente une avancée incontestable.
La question de savoir si nos rêves peuvent nous être utiles si nous ne nous en souvenons pas reste très discutée. Mais en réalité, que l’on se rappelle ou non nos rêves, l’activité cérébrale, mesurée par la consommation de glucose et l’activité électrique des neurones, est la même. Le processus de rêve se déroule donc toujours, même en arrière-plan, et même si on oublie tout au réveil. Les rêves paraissent fondamentaux car ils ont été conservés au fil de l’évolution. Si nous ne dormons pas, si nous passons une nuit blanche, la pression de sommeil augmente pour que nous dormions et alors les rêves arrivent plus tôt et plus forts.
Pour la plupart des gens, les rêves et la rationalité ne sont pas vraiment compatibles. Pourquoi est-il important pour la science d’étudier les rêves ?
Les rêves représentent un tiers de notre vie, nous les partageons tous, nous avons hérité de cette capacité. J’irais même plus loin : je pense que si nous dormons, c’est pour rêver. Le sommeil est destiné au cerveau, pas au corps. Les rêves sont essentiels pour garder notre esprit créatif et ouvert à de nouvelles idées grâce à toutes les connexions qui se produisent pendant cette période coupée du monde extérieur. Mais ils pourraient aussi être liés à notre santé. L’étude des liens entre les rêves et la santé est l’une des prochaines grandes frontières scientifiques : on découvre que l’attention portée aux rêves pourrait offrir aux médecins une occasion rare d’intervenir de façon véritablement précoce.
De quelles maladies parlez-vous et quels signes doivent nous alerter ?
Chez les personnes atteintes de la maladie de Parkinson, les cauchemars semblent être l’un des tout premiers symptômes, parfois quinze ans avant l’apparition de la pathologie. Des changements dans les rêves ont également été signalés avant le développement d’un lupus. Chez les adultes, il n’y a rien de grave à faire des cauchemars de temps en temps. Mais si ces cauchemars arrivent de plus en plus fréquemment, qu’ils persistent, il faut alors y prêter attention. De manière générale, s’ils surviennent alors que vous ne les avez jamais eus auparavant, et qu’ils sont violents, cela pourrait indiquer que vous luttez contre quelque chose d’intérieur que vous n’avez pas vraiment examiné et auquel vous n’avez pas fait face. C’est une invitation à en discuter avec votre médecin.
Dans votre livre, vous évoquez aussi le cancer du sein et la dépression…
Dans une étude que je cite dans le livre, des femmes qui avaient déclaré un cancer du sein ont raconté avoir pris la décision de se faire dépister après avoir ressenti des choses étranges dans leurs rêves. Elles ont décrit une menace latente ou un contact physique avec leur poitrine. Bien sûr, il est difficile de savoir si tout cela est réel parce que nous regardons toujours dans le rétroviseur et nous pouvons nous souvenir des choses différemment.
S’agissant de la dépression, il existe ici une corrélation plus directe. Les personnes déprimées font beaucoup plus de rêves sombres que la moyenne. On estime qu’une personne en état de dépression clinique fait des cauchemars plus de deux fois plus souvent. Chez les adolescents, les études ont aussi montré que les tentatives de suicide sont corrélées à la fréquence des cauchemars antérieurs. Les récits de rêves permettent donc de prédire les comportements suicidaires et d’intervenir le plus en amont possible.
Ce qui est fascinant dans votre livre, c’est que nous semblons tous faire des rêves très similaires. Avons-nous une idée de la raison pour laquelle il en est ainsi ?
Les scientifiques ont constitué des “banques de rêves”, où les participants consignent leurs songes. En examinant des milliers de ces rapports, des schémas clairs se sont dégagés : les cauchemars et les rêves érotiques sont universels, nous en faisons tous. Il y a aussi d’autres rêves communs : tomber, et être poursuivi. Ces schémas semblent résister au fil des générations et des cultures. Compte tenu de cette continuité, on peut raisonnablement conclure que leurs caractéristiques et leurs contenus sont inscrits dans notre ADN, telle une fonction neurobiologique et évolutive.
Vous dites dans votre livre que les rêves peuvent être utilisés comme des outils de créativité. Comment cela est-il possible ?
La science a commencé à expliquer des phénomènes rapportés parfois depuis des décennies. De multiples artistes et scientifiques ont déjà raconté comment ils utilisent l’entrée dans le sommeil, cette période d’une dizaine de minutes pendant laquelle vous êtes à la fois éveillé et endormi. Salvador Dali disait par exemple tirer parti de cette période pour créer ses œuvres les plus folles et les plus imaginatives. Différentes études ont confirmé que durant ce laps de temps, on est effectivement à la fois éveillé et en train de rêver.
Certains pensent que c’est le moment où l’on peut incuber les pensées créatives, que le processus de rêve va les faire “rebondir”. Il existe des enquêtes et des questionnaires montrant que les personnes qui essaient de faire un puzzle et qui rêvent du puzzle ou du labyrinthe obtiennent de meilleurs résultats. Les spécialistes parlent de “pensée divergente” : nous cherchons le signal dans le bruit, des associations inattendues parce que la raison est amortie et que l’imagination et l’émotion sont libérées. Cet état cérébral différent crée un type de pensée différent.
Y a-t-il un sens à essayer d’interpréter ses rêves ? Sont-ils l’expression de nos désirs refoulés, comme le disait Freud, le père de la psychanalyse ?
Je ne pense pas, il n’y a aucune preuve de cela. Il n’y a pas de désir caché, ce dont on rêve ne dit rien de notre sexualité ou de nos pulsions. Il existe différents types de rêves. Par exemple les cauchemars, qui arrivent vers l’âge de 6 ou 7 ans. Ces rêves universels aident probablement à la construction de la conscience de soi. On connaît aussi les rêves de fin de vie et de grossesse, où les événements survenus à l’état de veille sont si importants qu’ils se reflètent directement dans les rêves, sans qu’il soit nécessaire de les interpréter. Et puis il y a aussi les rêves très riches en émotions et en visuels. J’y vois une invitation à réfléchir : pourquoi ai-je fait ce rêve ? Que signifie-t-il pour moi ? Y a-t-il quelque chose dans ma vie éveillée que je n’aurais pas pris en compte ?
Vous consacrez tout un chapitre à la question des rêves érotiques. Que savons-nous à leur sujet ?
Avant toute chose, les récits de rêves ont montré que les rêves érotiques sont universels. Ils sont inhérents à la nature humaine. On les retrouve dans tous les pays et dans des cultures différentes. Et peu importe que vous soyez chaste ou que vous ayez une vie sexuelle intense, que vous soyez marié ou célibataire. Tout le monde est concerné. Autre enseignement : les rêves d’infidélité ou de tromperie sont courants, que vous soyez dans une relation de couple épanouie ou pas, cela ne fait pas de différence.
Derrière le rêve érotique, il y a un processus cognitif fondamental. Le rêve sexuel précède l’acte sexuel. Il s’agit d’un coup de pouce cognitif ou d’une indication que nous devons procréer. Il a été établi que les personnes éprouvent des sentiments sexuels dans leurs rêves avant de les éprouver dans leur vie éveillée. Je pense donc qu’il s’agit davantage de désir et de sexualité que le reflet d’un désir caché ou latent. Enfin, la cible des rêves érotiques est assez étroite. Ils impliquent en général des personnes qui nous entourent, que ce soit notre chef, un ami, un ex, voire, lorsque nous sommes plus jeunes, des membres de notre famille. Et parce que certaines célébrités prennent parfois une place considérable dans nos vies, elles deviennent si familières qu’il est logique de les retrouver ensuite dans nos rêves érotiques.
Le cauchemar ultime serait que la publicité entre dans nos rêves, comme vous le décrivez dans votre livre. Les publicitaires ont-ils vraiment la capacité de s’attaquer à nos rêves ?
Malheureusement, c’est le cas. N’oubliez pas que lorsque nous dormons et rêvons, nous ne sommes pas complètement coupés du monde. Notre cerveau rationnel est déconnecté, et cela nous rend plus vulnérables aux messages ciblés. De nombreuses entreprises ont commencé à étudier les signatures cérébrales et les schémas électriques du cerveau à des fins publicitaires. Elles émettent ainsi certains sons et diffusent certaines odeurs [NDLR : l’odorat est celui des cinq sens qui constitue un passage du monde extérieur vers nos pensées et nos rêves lorsque nous dormons] pour voir si cela conduit à un changement de comportement dans la consommation de leur produit. C’est ce qu’on appelle le secteur de l’incubation du rêve ciblé [NDLR : dans son livre, Rahul Jandial cite l’exemple d’une marque américaine d’alcool qui a contourné l’interdiction de faire la publicité de sa bière pendant la finale d’un grand match pour tester sur des volontaires une vidéo psychédélique supposée stimuler les rêves de ses spectateurs en échange de bons de réduction]. Nous sommes là à l’intersection de la technologie et du sommeil, ou plutôt des rêves. Les autorités ont tout intérêt à surveiller tout cela de près.
La fin de notre vie n’est peut-être qu’un immense rêve
Vous affirmez que les rêves obéissent à certaines règles. Par exemple, les hommes se transforment rarement en animaux écrivez-vous. Pourquoi ?
Lorsque vous examinez tous les récits de rêves, vous vous dites que tout peut arriver. Mais en réalité, les rêves existent dans le cadre de leurs origines neurobiologiques. Ils suivent en quelque sorte les schémas de conservation de la mémoire dans notre cerveau. C’est ainsi que notre mémoire regroupe les choses, qu’elle les conserve dans certains modèles. Or, dans la vie éveillée, il est plus fréquent de voir un objet se changer en un autre objet qu’un être humain se transformer en un objet inanimé. Ainsi, les folles possibilités offertes par les rêves et les songes ont des limites. Encore une fois, cela montre que le cerveau rêveur n’est pas une anomalie ou un accident, mais qu’il existe des règles et des limites qui nous permettent de donner un sens au processus de rêve.
Les rêves seraient-ils rationnels ?
Une sorte de rationalité ? C’est magnifique, personne ne me l’avait fait remarquer ! Je ne parlerais pas de rationalité. Disons qu’ils ont leur propre logique si vous préférez. Si les rêves étaient aléatoires, nous ne pourrions pas nous lever pour aller aux toilettes, revenir et nous glisser à nouveau dans le rêve.
Les émotions ressenties pendant un rêve sont parfois si fortes qu’elles peuvent entraîner des problèmes de santé, par exemple pour les personnes fragiles. Rêver semble presque dangereux…
Tous les rêves intenses ne s’accompagnent pas d’une réaction corporelle intense. Lorsque des cauchemars surviennent ou qu’un rêve intense se produit, parfois, le rythme cardiaque n’augmente pas mais parfois, cela peut entraîner de fortes hausses de la tension artérielle. En Asie du Sud-Est, un groupe de personnes a été victime d’une recrudescence de cauchemars intenses et de crises cardiaques associées. Il y a donc une corrélation. Cela reste du cas par cas et il faut rester à chaque fois prudent. Mais oui, il peut y avoir une corrélation entre des rêves d’une extrême intensité qui engagent le corps d’une manière si forte qu’ils peuvent être associés à des crises cardiaques.
Les cauchemars ont-ils plus d’importance que les rêves ? Avons-nous besoin des deux ?
Je pense que les cauchemars sont une espèce de rêve. Et tout comme les rêves érotiques, il s’agit de rêves universels. C’est même l’un des premiers types de rêves que nous faisons [NDLR : la fréquence des cauchemars est cinq fois plus élevée chez les enfants que chez les adultes]. A ce sujet, il est intéressant de noter que dans la démence, lorsque celle-ci progresse, les gens recommencent à faire des cauchemars. Nous commençons donc notre vie par des cauchemars. Et nous la finissons de la même façon.
Savons-nous si avec l’âge, les rêves sont moins fréquents ou différents ? On a parfois l’impression qu’ils sont moins créatifs à l’âge adulte que dans l’enfance…
C’est une excellente question. Je pense que les rêves nous accompagnent tout au long de la vie. Il semble qu’avec l’âge, les gens se souviennent moins des rêves, mais à la toute fin de la vie, comme je l’ai dit, les gens recommencent à faire des rêves. Des mesures récentes montrent que l’électricité du cerveau explose d’activité une à deux minutes après que notre cœur a cessé de battre. La mort n’est donc pas le moment où notre cœur devient électriquement silencieux. C’est le moment où notre cerveau devient électriquement silencieux. Quand la dernière bouffée de sang arrive au cerveau, le cœur s’est déjà arrêté. Il est mort. Mais le cerveau utilise cette dernière bouffée de sang et le glucose qu’elle contient, et il explose de neurotransmetteurs et d’activité électrique. Les ondes cérébrales ressemblent à un rappel de mémoire. Il est donc fascinant de constater que la fin de notre vie n’est peut-être qu’un immense rêve.
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