On peut toujours compter sur elle pour électriser une bien trop sage rentrée littéraire, seulement animée par la polémique autour du (lourd) roman à thèse d’Aurélien Bellanger. Après La Maison et L’Inconduite, Emma Becker publie le Mal joli (Albin Michel), qui alimente les conversations dans le milieu de l’édition depuis plusieurs mois. Emma Becker y raconte par le menu son histoire passionnelle et adultérine avec Antonin de Quincy d’Avricourt, écrivain aristo qui aime les auteurs sulfureux (Rebatet, Brasillach…), l’opéra et les pantalons de velours rouge. Au-delà de l’identité de ce Antonin – aisément reconnaissable – et de quelques scènes intimes qui ont fait jaser, Le Mal joli est surtout un magnifique roman d’amour écrit dans une langue qui swingue. “Si ce livre hérissera autant les néoféministes que les faux dévots, il réjouira les vrais amateurs de littérature, qui salueront en Becker la seule héritière de Colette digne de ce nom” annoncions-nous dès début août.
Mais la trentenaire s’avère aussi une passionnante interlocutrice en interview. Loin de la langue de bois bien trop répandue dans sa profession, Emma Becker parle très librement aussi bien du désir féminin que des contradictions du féminisme, du mépris de classe dans le milieu littéraire ou de ses questionnements familiaux. Entretien.
L’Express : En cette rentrée, plusieurs auteurs de la jeune génération (Aurélien Bellanger, Abel Quentin) s’emparent de grands sujets de société. Vous, vous restez fidèle à votre thème de prédilection : l’intime…
Emma Becker : Je n’ai pas encore lu le Bellanger. J’avoue que les sujets d’actualité m’intéressent moins sur le long terme que les grands thèmes universels que sont les relations entre les êtres. Je n’écris pas sur la politique mais sur l’intime en effet, et c’est indémodable. Mon espoir c’est que, les gens, en ayant ras le bol de l’actualité, préfèrent se plonger dans une histoire d’amour comme celle que je raconte.
Le fait que votre amant, nommé Antonin dans le livre, soit un homme de droite a-t-il posé un problème ?
La droite ne m’est pas une terre inconnue : je viens d’une famille de droite, j’ai été élevée par des hommes de droite. J’ai dû m’inventer sous le joug de gens comme ça, c’est un environnement familier. Les hommes de droite, je les connais donc par cœur. Aucun d’entre eux ne m’a jamais expliqué comment être une bonne féministe. Ils ne sont pas dans le mansplaining ! Ils s’en fichent, mais ont au moins pour eux de ne pas prétendre le contraire. Alors que les hommes de gauche, qui se font fort d’être déconstruits, croient vous apprendre ce qu’est une femme. Je me sens beaucoup mieux en compagnie d’hommes qui savent que le féminisme n’est pas leur domaine et ne s’en mêlent pas. La condescendance et le paternalisme des hommes de droite, c’est du petit lait pour moi, je trouve facile de m’en défendre.
Antonin s’est-il “déconstruit” à votre contact ?
C’est plutôt un homme déconstruit à la base ! Il n’a pas cette tentation de vouloir être autre chose que ce qu’il est. Il sait pourquoi il aime les femmes, il est entouré par des femmes plus que par des hommes, il témoigne aux femmes la galanterie, les bonnes manières… On m’a rarement écoutée comme lui m’écoute. Il ne la ramène pas constamment, un travers fréquent chez des hommes de gauche. Certains amis se sont quand même inquiétés : qu’allais-je faire avec un homme de droite ? Comme si j’avais été jusque-là un fer de lance de la gauche radicale !
J’aime les hommes qui ne sont pas à s’excuser en permanence
Dans le livre, un homme dit que “les mecs de droite sont meilleurs au lit”. Vrai ?
Les hommes de droite sont dégagés de toutes les angoisses qui ont poussé récemment chez les jeunes générations d’hommes de gauche : être dans l’abus. Quand on fait l’amour avec des mecs de droite, on n’a pas à se justifier en tant que femme d’avoir envie d’être traitée comme on le désire. J’aime les hommes sûrs d’eux, qui savent ce qui chez eux donne envie et qui ne sont pas à s’excuser en permanence. Il n’est pas question d’outrepasser le consentement, mais dans la sexualité, deux adversités se frottent, c’est le principe, et j’aime ça.
Attention, je ne veux pas faire une caricature de la sexualité des hommes de gauche et de droite. Ce n’est pas un clivage intéressant. Mais la seule chose que je souligne, c’est que les hommes de droite ne s’excusent pas d’être des hommes – et il n’y a rien de plus débandant que de devoir s’excuser dans les relations intimes.
Dès la page 25, votre héroïne arrive chez Antonin, “une alcôve de marquis troussant ses domestiques”. Cet imaginaire rétro c’est un fantasme ? Un jeu littéraire ?
J’aime bien cette formulation, je la trouve piquante– c’est mon petit côté John Malkovich dans les Liaisons dangereuses. Le fantasme et la réalité sont deux choses différentes : je trouvais l’image excitante. Je n’ai pas l’impression de me transformer politiquement parce que soudain je me retrouve avec un homme de droite. Ce serait légèrement réactionnaire de penser que j’absorbe les opinions de l’homme que j’aime : vous remarquerez qu’on ne soupçonne jamais les hommes d’être influencés par les femmes avec lesquelles ils sont…
Votre livre valorise un mâle blanc de 50 ans, et pourtant il choque beaucoup d’hommes de cette génération. Pourquoi ?
A cause des passages sur le trou du cul d’Antonin… Le sexe anal chez les mecs hétéros, ça reste un tabou énorme. On ne peut pas parler du cul des hommes. Dans mon livre, je mets Antonin à quatre pattes, c’est moins facile à digérer que quand je le suis, moi, et qu’un homme m’entreprend. Voici la preuve qu’Antonin est déconstruit : ça ne lui pose pas de problème de se retrouver dans un mes livres dans cette position-là, il s’en fiche de ce qu’on pense de lui.
C’est en cela qu’il est un aristocrate et non un bourgeois !
Je ne connaissais pas cette différence sociale avant de rencontrer Antonin. Mais effectivement, Antonin n’a rien à perdre. Je ne lui porte pas préjudice. Dans L’Inconduite, j’évoquais un grand bourgeois. Ces gens-là craignent bien plus le qu’en-dira-t-on. Plein d’hommes ont peur de ce que j’écris.
Vous semblez obsédée par le mépris social…
On m’a beaucoup répété que je ne suis pas du même monde qu’Antonin, que nous n’avons pas les mêmes codes, qu’il ne voudrait pas ternir son image avec moi… Peu à peu, ça m’a obsédée. J’étais folle amoureuse et je ne pouvais pas faire passer Antonin dans mon monde – pour lui, ça aurait été une dégringolade. Puis-je passer dans le sien ? A Saint-Germain-des-Prés, on croise beaucoup de gens bien nés, et qui froncent le nez : certains disent que je veux me faire épouser, que je rêve d’une petite bagouze et d’une double particule…
Reparlons un peu d’érotisme. Dans ce champ littéraire, les écrivains gays sont-ils meilleurs ?
Ce que j’ai toujours aimé chez Hervé Guibert ou Guillaume Dustan c’est que, quand ils parlent de cul, ils en parlent sans fard. La préparation du terrain, les hétéros ne l’évoquent jamais, pour ne pas ternir l’image sacrée de la femme, qui est une illusion dangereuse. Dans mon livre, il y a une scène de lavement. Chez Albin Michel, la préparatrice de copie voulait me la faire couper. Ça la choquait. Il y a une obsession des mecs pour le cul des filles, mais il ne leur vient jamais à l’idée cette question : pourquoi ne veulent-elles jamais faire ça par derrière ? Tout simplement pour la raison que j’évoque… Il faut bien lever les malentendus !
Les enfants finissent toujours par nous détester, et pour d’excellentes raisons.
Comment se renouveler quand on écrit sur sa propre vie ? Philippe Jaenada a su se renouveler en écrivant depuis une dizaine d’années sur des faits divers. Comment ferez-vous ?
Sans faire d’essentialisme, une grande partie de la vie des femmes se passe dans le silence et l’intériorité. Il y a donc toujours quelque chose à en dire. Je n’étais pas la même il y a deux ans, je serai encore différente dans deux ans. Le monde n’est pas vraiment fait à notre mesure… Et le féminisme lui-même ne cesse de changer. Quand j’ai sorti La Maison en 2019 on écoutait beaucoup Marguerite Stern comme étant la colleuse d’affiches, la féministe radicale… Maintenant, dans ce milieu, plus personne ne veut plus en entendre parler, parce qu’elle s’est investie dans la question de la transidentité.
J’ajouterai juste un point : l’expérience féminine ne se réduit pas aux femmes. Depuis que les livres existent, on apprend de l’expérience masculine. Pourquoi les hommes n’apprendraient pas de notre expérience ? Il me semble que c’est un dialogue, au-dessus des débats entre droite et gauche.
A la fin de votre livre, vous dites qu’on pourrait le juger “abominable”. Où placez-vous la frontière morale dans ce que vous pouvez dire et ne pas dire, notamment par rapport à vos deux enfants ?
Au fond, c’est moi qui le trouve et me trouve abominable… Personne ne me dit que je suis une mère indigne. Si on veut faire de la moralité, on n’écrit pas de littérature. A chaque fois que je suis en train de terminer un livre, je tergiverse. Comment mon mari pourrait excuser un tel livre ? Pour vivre avec un écrivain il faut avoir des “couilles” bien accrochées comme mon mari, ou être écrivain.
Ce que je fais, c’est monstrueux. Mais dans cet étalage de narcissisme et d’égoïsme, je me dis que je vais rassurer quelques lecteurs… Je vis hantée par la culpabilité des retournements de situation que je fais vivre à ma famille, seulement je n’avais pas envie que mes enfants retiennent de moi que j’avais sacrifié ma vie pour eux. De toute façon les enfants n’ont pas de gratitude pour leurs parents. Dans ce cas, autant ne pas être un martyr du couple.
Quand on écrit comme vous de la littérature “en direct”, est-on promis aux regrets ?
Les regrets que je pourrais avoir ne sont pas d’ordre littéraire. J’aime aussi Le Mal joli pour ses défauts, son côté brouillon, un peu trop à chaud… Les enfants finissent toujours par nous détester, et pour d’excellentes raisons. Avec moi, ils n’iront pas à chercher bien loin. Mais ils comprendront qu’être parent n’est pas la totalité d’une vie, qu’il y a autre chose. Une mère comme moi, qui râle et qui est pleine de tempêtes, c’est peut-être plus sain qu’une gentille maman qui sourit et qui à la fin va péter les plombs. Je me trouve peut-être des excuses. Il faut bien vivre avec la culpabilité…
Le Mal joli, par Emma Becker. Albin Michel, 416 p., 21,90 €.
Source