Mardi 3 septembre, l’EPR de Flamanville a pris vie. Une réaction nucléaire en chaîne a été démarrée dans le cœur de ce nouveau réacteur, attendu avec 12 ans de retard par toute l’industrie. Progressivement, l’installation devra monter en puissance avant d’être connectée au réseau électrique “d’ici la fin de l’automne”, comme l’indique EDF. Mais pour l’énergéticien français, le moment est historique. A double titre. Non seulement Flamanville est le premier réacteur inauguré depuis 25 ans, mais son démarrage marque le début du plus grand défi de l’énergéticien français depuis le plan Messmer dans les années 1970. En effet, EDF prévoit, au cours des vingt prochaines années, la construction de six nouveaux EPR2 sur les sites de trois centrales déjà existantes, et huit autres en option. La réussite de ce plan ambitieux reposera en grande partie sur l’apprentissage des erreurs passées et la reconquête de notre savoir-faire dans le nucléaire, souligne Claude Jaouen, ancien directeur de l’activité réacteurs d’Areva, restructuré en 2018.
L’Express : Flamanville est devenu le symbole d’un nucléaire extrêmement coûteux et complexe. Quelles leçons tirez-vous de ce chantier “maudit” ?
Claude Jaouen : La première leçon, c’est qu’avec 25 ans sans grand projet en France, il y a un certain nombre de savoir-faire qu’il faut reconquérir. Je parle là de compétences techniques, d’ingénierie, d’organisation… Le retour d’expérience du chantier d’Olkiluoto en Finlande, et de celui de Flamanville a aussi montré que l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement devait être renforcé. Dans les deux cas, on s’est rendu compte tardivement que l’on avait plus les capacités et l’historique nécessaire pour des chantiers aussi complexes. Ces derniers requièrent une exigence normative extrêmement élevée. Et celle-ci se traduit concrètement par une masse de documentation, de justifications et de corrections à l’origine de nombreux retards. Ces éléments doivent être pris en compte dès le départ. C’est la principale voie d’amélioration de l’EPR 2 et de son programme futur.
Enfin, Flamanville nous apprend qu’il est fondamental de disposer d’un référentiel réglementaire stable sur toute la durée du projet. Cela n’a pas été le cas. Par exemple, la réglementation sur les appareils à pression – ils régulent l’ensemble de la tuyauterie – a évolué durant le projet. Certains composants avaient été commandés dès 2006, mais une nouvelle réglementation concernant ces produits est arrivée en 2010 et l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) a voulu la rendre applicable rétroactivement. Cela nous a coûté très cher en reprises et en délais supplémentaires. Sur un générateur de vapeur – l’une des pièces principales du cœur du réacteur – nous avons eu jusqu’à 1500 interruptions pendant le processus de fabrication. Imaginez la documentation et la réorganisation nécessaire. C’est extrêmement pénalisant. Si on part avec un référentiel réglementaire clair, le cheminement de la construction est plus facile et la fabrication plus fluide.
Le prochain EPR doit être construit sur le site de la centrale de Penly (Seine-Maritime) d’ici 2040, en quoi sera-t-il différent de Flamanville ?
Son architecture globale est simplifiée, avec des taux de ferraillage – la part d’acier dans le béton – moins importants, ou encore un meilleur alignement des parois. Cependant, l’EPR2 reste assez proche du réacteur de Flamanville. La plupart des composants vont donc être repris. Ce sera la même turbine, la même puissance… Le retour d’expérience comptera donc beaucoup. D’autant que le rapport Folz, sorti en 2019, pointait déjà de manière précise quels éléments sont à l’origine des retards et des surcoûts. Toute cette réflexion a été intégrée dans la manière dont l’EPR2 est conçu.
On parle beaucoup de l’effet de série, qui doit permettre à EDF de gagner en efficacité sur la construction des prochains réacteurs. Mais qu’en est-il de l’organisation de l’entreprise ? Sera-t-elle à la hauteur du défi industriel ?
Vous avez raison. Ce point est essentiel pour accélérer dans la construction des prochains EPR. Aujourd’hui, la relance d’un programme nucléaire sur vingt ans, et éventuellement plus, donne de la visibilité pour investir, recruter… Un travail très important a été réalisé autour des chaînes d’approvisionnement. Cela se traduit par un renforcement des partenariats avec les sous-traitants. C’est pourquoi les coûts et les délais constatés sur le chantier de Flamanville ne peuvent servir de référence pour la suite. Luc Rémont, le PDG d’EDF, a fixé un délai d’environ six ans pour la construction des prochains réacteurs. Cela peut paraître ambitieux. Mais quand on regarde ce que font les autres pays, on voit que c’est à peu près la norme. Selon toute vraisemblance, l’organisation du projet, l’évolution du savoir-faire, et la visibilité donnée à l’ensemble de la chaîne de valeur devrait garantir le bon déroulement du programme. Historiquement, l’effet de série a toujours fini par jouer. Le premier réacteur construit dans l’Hexagone a coûté beaucoup plus cher que prévu et sa construction s’est étalée sur 10 ans, alors que les derniers réacteurs nécessitaient 5 ans de construction et étaient 40 % moins onéreux dans leur fabrication.
L’ambition d’EDF est aussi de multiplier les contrats à l’étranger pour assurer sa pérennité économique et le maintien des savoir-faire… Cela vous semble crédible ?
Les chantiers menés à l’étranger peuvent effectivement permettre d’accélérer en France, mais dans une certaine mesure seulement. Bien sûr, ces contrats maintiennent un savoir-faire, mais ils confrontent l’entreprise à d’autres contextes réglementaires. Construire dans d’autres pays passe aussi par une nouvelle chaîne d’approvisionnement, ce qui entraîne des difficultés. On le voit avec le chantier d’Hinkley Point en Angleterre. Les premiers chantiers d’une série s’avèrent compliqués. Mais je ne suis pas persuadé que cela joue un rôle majeur dans notre capacité à tenir les objectifs de construction des futurs réacteurs sur le sol français.
Face aux concurrents américains, coréen ou même chinois, peut-on encore gagner des parts de marché ?
Dans la liste de nos concurrents, n’oublions pas les Russes. Ils sont les premiers sur le marché des exportations, avec un schéma particulier puisqu’ils apportent les financements. Mais en Europe, on voit effectivement une concurrence assez forte des Américains avec Westinghouse et des Coréens avec KHNP. On sait que les pays de l’Union européenne sont assez réticents à se tourner vers la Russie et la Chine pour des raisons géopolitiques qui se comprennent aisément. Pour autant, au sein de la communauté européenne la préférence continentale ne joue pas tellement, ce qui laisse une bonne place aux concurrents américains et coréens. Et les exemples de Flamanville et d’Olkiluoto en Finlande, sur lequel EDF a accumulé de lourds retards, créent un historique défavorable à la France.
Quand on s’appelle EDF et que l’on a quinze ans de retard dans la construction d’un réacteur dans son propre pays, cela ne donne pas tellement envie à des clients potentiels. Toutefois, de nombreux programmes ont été lancés en Europe et il y a encore moyen de se battre. Il n’y a pas que la République tchèque et la Pologne qui ouvrent de nouvelles centrales. Nous sommes implantés en Angleterre, où d’autres projets pourraient voir le jour car il y a une volonté politique d’y poursuivre un programme nucléaire. A nous de saisir cette opportunité.
Le coût de l’EPR sera quand même déterminant, alors que l’on sait que la facture de l’EPR de Flamanville est désormais estimée à 13,2 milliards d’euros par EDF, soit quatre fois le devis initial…
Les dépassements financiers vont de pair avec l’allongement des délais. Au moment du lancement du chantier de Flamanville, le coût de construction était d’environ un million d’euros par jour ! Forcément, à ce rythme, la facture devient vite abyssale. Cependant, je reste convaincu que le coût de l’EPR de Flamanville, ou celui construit en Finlande, est bien supérieur à celui d’un EPR construit en série !
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