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Jacques-Louis Ménétra ou l’art de savoir écrire quand on n’est jamais allé à l’école


Imaginez que vous soyez né au XVIIIᵉ siècle. Imaginez que vous n’ayez reçu aucune instruction. Et imaginez que vous décidiez d’écrire votre autobiographie. Si étonnante soit-elle, cette entreprise extraordinaire a été menée à son terme par Jacques-Louis Ménétra. D’une main malhabile, ce vitrier parisien a multiplié les écrits : un Journal de ma vie, donc, mais aussi des traités religieux, des textes philosophiques, des essais politiques et même des poésies érotiques. Une sorte de Douanier Rousseau de la langue française.

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Comment y est-il parvenu, sachant, on l’a dit, qu’il n’avait jamais été initié aux mystères de l’orthographe ? Pour l’essentiel, il a suivi son oreille et s’est affranchi des règles de grammaire. “Je suis née le 13 juillet 1738 natif de cette grande citée”, lance-t-il ainsi au tout début de son Journal, lequel fascine les historiens de la langue dans la mesure où il présente un français singulier, libre de toute contrainte. “Chez lui, ‘je’ n’est pas différent de ‘j’ai’ et les accords sont guidés par le sens, comme dans ‘toute la garnison a été fait prisonniers’. Quant à la ponctuation, c’est bien simple : elle est inexistante”, précise la très pédagogique Histoirede la langue française*, publiée par les éditions Hatier.

Sous l’Ancien Régime, le recours à ce “français non normé” est plus fréquent qu’on ne le croit. Logique : au XVIIIᵉ siècle, le niveau d’éducation atteint seulement 10 % chez les hommes et se situe à un niveau moindre encore chez les femmes. Cela n’empêche pas une partie de la population d’écrire, que ce soit pour tenir des livres de comptes ou échanger des informations pratiques. A côté des érudits et des illettrés, on trouve donc aussi des “peu lettrés”, autrement dit des domestiques, des artisans, des bourgeois et même des nobles qui manient l’écrit avec difficulté, sans doute, mais qui le manient néanmoins. Rarissimes, en revanche, sont ceux qui, comme Ménétra, osent se lancer dans une véritable production littéraire.

C’est dans ce contexte que paraît en 1803 le très étonnant Manuel de cacographie, rédigé par un certain Jean-Etienne-Judith Forestier, dit Boinvilliers, dont j’ai appris l’existence dans la même Histoire de la langue française. La cacographie ? Voici la définition qu’en donne lui-même ce grammairien : “Cacographie vient des deux mots grecs ’cacos’ (‘malus’, ‘mauvais’) et ‘graphê’(‘scriptura’, écriture) ; ce qui signifie ’écrire mal, écrire d’une manière vicieuse ou contraire aux lois de l’orthographe’.” Son ouvrage rassemble donc des textes volontairement fautifs dans un but pédagogique : obliger le lecteur à corriger les “erreurs” qu’il y a glissées.

“L’instucsion est ci prétieuse”

Prenons quelques exemples : “La sciance est le plus beau thresor” ; “L’instucsion est ci prétieuse ! Pourquoi la négligé ?” ; “Les jeune-jens doive cherché les moiens de devenire savant”… Vous avez maintenant compris le système (ou alors, procurez-vous un Bled sans trop tarder) : il convient de rectifier les inexactitudes qui pullulent dans ces “phrases dans lesquelles on a violé à dessein l’orthographe des mots, les règles des participes et les lois de la ponctuation”.

A sa sortie, l’ouvrage de Boinvilliers rencontre très vite le succès, et cela s’explique. En ce début de XIXᵉ siècle, alors que la France commence à s’urbaniser, l’écrit détermine de plus en plus la réussite sociale. Or non seulement le peuple demeure largement illettré, mais les notables eux-mêmes sont loin de maîtriser les subtilités de la langue nationale. Une attitude qui fait d’ailleurs enrager notre grammairien : “Se croient-ils dispensés d’écrire selon les lois de l’orthographe parce qu’ils possèdent des châteaux ?” Dans une société qui aspire à l’alphabétisation, son Manuel de cacographie vient opportunément combler un manque.

Cela ne lui épargne pas les critiques, au contraire. Très vite, on l’accuse d’aggraver le mal qu’il prétend combattre. En diffusant des formes fautives, sa cacographie ne perturbe-t-elle pas la mémoire photographique des lecteurs ? Aussi d’autres prônent-ils la méthode inverse, dite “praxigraphie”. En clair : la fameuse dictée ! Celle-ci, apparue au XVIIIᵉ siècle, devient très vite l’un des loisirs préférés de l’aristocratie et atteint, avec celle de Mérimée, des sommets de raffinement (ou de sadisme, selon les points de vue). Elle Elle deviendra matière reine à l’école sous la IIIᵉ République et tournera même au phénomène de société, bien plus tard, avec celles du regretté Bernard Pivot.

Un triomfe qui sonerat déphinnitifeman le glat de la kacaugrafi.

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* Chronologie. L’histoire de la langue française, par Frédéric Duval, Jacques Dürrenmatt, Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt, préface de Jean Pruvost (Bescherelle/Hatier). On peut également se reporter à cette conférence donnée par Daniel Roche, qui a étudié le Journal de Ménétra.

À LIRE AILLEURS

Breton, occitan, wolof… Google Traduction ajoute une centaine de langues à son répertoire

Belle avancée pour la diversité linguistique. Google vient d’ajouter une centaine de langues à son service de traduction. Au total, celles-ci concernent plus de 600 millions de locuteurs, soit 8 % de la population mondiale, estime le géant des moteurs de recherche. La sélection est effectuée selon trois critères : le nombre de demandes reçues ; le nombre de locuteurs et la quantité de données disponibles. Parmi les langues de France figurent le breton et l’occitan. Le corse et le basque y avaient déjà été intégrés.

Faut-il supprimer les noms de plantes jugés racistes ?

Réunis en congrès, les botanistes du monde entier ont pris cette décision historique. Dans leur viseur, notamment : George Hibbert, un membre du lobby esclavagiste du Royaume-Uni, qui a donné son nom à plusieurs plantes. Leur décision ne fait toutefois pas l’unanimité.

Toponymie bretonne: un “enjeu culturel”, mais pas d’urgence, selon l’Unesco

L’Unesco a rejeté la requête visant à inscrire en « extrême urgence » la toponymie bretonne au patrimoine immatériel de l’humanité. Selon l’agence de l’Onu, il ne s’agit pas d'”un cas d’extrême urgence”. En revanche, l’Unesco encourage « la France à continuer à travailler avec les communautés concernées pour assurer la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel » en Bretagne. “L’Unesco dit que notre toponymie relève bien du patrimoine immatériel de l’Humanité et appelle l’État à la sauvegarder et à mesurer l’impact de ses lois”, se félicite Yvon Ollivier, le président de l’association Koun Breizh, qui avait saisi l’Unesco.

Guingamp : suppression de la section bilingue breton-français

Les futurs élèves de sixième ont appris la mise en veille de l’apprentissage bilingue du breton au collège Jacques-Prévert de Guingamp (Côtes-d’Armor). Une annonce qui a provoqué la colère de l’Union démocratique bretonne (UDB) : “Cette décision, qui incombe au rectorat, est un nouveau coup porté à l’enseignement de la langue bretonne, condition sine qua non à sa survie et à son développement.”

Quand un concours portant le nom d’un poète provençal interdit… le provençal

Louis Brauquier a publié de nombreuses œuvres, dont certaines en provençal. En son honneur, un concours international de poésie portant son nom a été créé. Mais, surprise : celui-ci impose désormais l’usage exclusif du français. “Notre concours est international ; seule la langue française nous permet d’être tous sur un pied d’égalité et de fraternité”, justifie auprès de L’Express son organisateur, Gilles Bourdy. Une “égalité” et une “fraternité” qui, visiblement, ne s’appliquent pas aux langues de France…

Un colloque en hommage aux auteurs baroques provençaux

On ne saurait donc trop recommander ce colloque organisé en hommage aux écrivains baroques aixois ayant écrit en langue d’oc provençale. A l’initiative de Didier Maurell, il réunira des universitaires et se tiendra le 15 septembre au musée Granet d’Aix-en-Provence et vise à « remettre en lumière la richesse et l’originalité des œuvres produites en langue d’oc provençale aux 17e et 18e siècles ». On pourra également visiter l’exposition “Viser juste. Pétanque et jeu provençal dans l’objectif de Hans Silvester”, qui se tient jusqu’au 29 septembre au Museon Arlaten-musée de Provence d’Arles, où a été prévu un guide écrit en provençal.

L’occitan fait son entrée à l’université de Berkeley…

A l’initiative d’un universitaire états-unien, Oliver Whitmore, l’occitan est désormais enseigné dans la prestigieuse université de Californie à Berkeley. Il en explique les raisons sur le site Cheminez, “le média des langues et des cultures d’ici et d’ailleurs”. La manière dont la France traite ses langues dites régionales rappelle “les politiques sur l’homosexualité aux Etats-Unisavant son acceptation récente”, assure-t-il.

… mais quasiment sorti de France Bleu Occitanie

En revanche, Radio France poursuit sa politique de marginalisation des langues de France. Son antenne en Occitanie vient en effet de supprimer l’émission Conta Monde, qui était consacrée à l’occitan. Elle est censée être remplacée par une chronique de deux minutes à partir de la rentrée. Une pétition a été lancée pour demander son rétablissement.

Perfectionnez votre platt

Le philologue belge Léo Wintgens a consacré plusieurs livres et articles aux langues pratiquées dans les régions frontalières de la France, de l’Allemagne et du Luxembourg. On recommandera notamment Et hat von os plat, précis de grammaire bilingue français-allemand du francique carolingien ; les deux volumes de L’Atlas linguistique du francique carolingien et Clef 4. La morphologie du francique carolingien, synthèse élaborée en langue française (à commander ici : [email protected]).

L’écriture inclusive disparaît des textes officiels en Wallonie et à Bruxelles

La nouvelle majorité régionale de Wallonie et de la fédération Wallonie-Bruxelles a décidé d’interdire dans les textes officiels le point médian, considérant qu’il “complique l’accès à l’information pour les citoyens les plus fragilisés, en particulier dans leurs contacts avec les administrations et complexifie l’apprentissage de la langue française”.

Dites “bureau flexible” et non “flex office”

Telle est l’une des recommandations de la Commission d’enrichissement de la langue française, qui s’est penchée sur le vocabulaire de l’urbanisme. D’autres équivalents sont proposés, tels que “minimaison” (au lieu de “tiny house”) et “concepteur (ou conceptrice) d’espace de travail” (au lieu d’“office space planner”).

À ÉCOUTER

Potion, par Djé Balèti

Le groupe Djé Balèti, qui met à l’honneur lerock trad occitan, vient de sortir son nouvel album, intitulé Potion. Il comporte 14 titres où alternent langue française et nissart.

À REGARDER

Quand les Québécois créent des mots nouveaux

“Plaisard”, “balentin” et “soiedenter”. Voici trois mots qui viennent d’être inventés par les élèves du secondaire et les enseignants québécois dans le cadre d’un concours organisé par l’office québécois de la langue française. Un “plaisard” ? Un individu qui veut plaire à tout prix. Un “balentin” ? Une personne qui en accompagne une autre à un bal. “Soiedenter” ? Se nettoyer les interstices des dents au moyen d’une soie dentaire ! Une belle illustration de la capacité d’invention de la langue française, comme le souligne Linda Giguère dans sa chronique de TV Monde.

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