Spécialiste du monde arabo-musulman et des différents groupes islamistes dans la région, Bernard Haykel est professeur au département des études proche-orientales à l’université de Princeton, aux Etats-Unis. Pour L’Express, il décrypte les conséquences des attaques des deux derniers jours contre les membres du Hezbollah au Liban.
L’Express : Après les bipeurs, des talkies-walkies appartenant à des membres du Hezbollah ont explosé au Liban. Sur le plan opérationnel, c’est une victoire spectaculaire pour Israël. Mais quelles seront selon vous les conséquences stratégiques ?
Bernard Haykel : Ces derniers mois, Israël avait déjà assassiné le chef politique du Hamas Ismaïl Haniyeh à Téhéran, ou le commandant du Hezbollah Fouad Chokr à Beyrouth. Mais là, c’est une opération spectaculaire, sans précédent. Les Israéliens veulent en terminer avec la menace du Hezbollah, car ils souhaitent que leur population qui habite dans le nord du pays puisse retourner chez elles. Qu’une partie d’Israël ait été évacuée signifie à leurs yeux qu’ils ont perdu du territoire. C’est inacceptable. C’est comme si en France, il avait fallu évacuer la population d’Alsace. Il y a un consensus à ce sujet en Israël. Mais il faut aussi ajouter à l’équation le caractère personnel de Benyamin Netanyahou, qui entend sauver sa peau politiquement. Dans tous les cas, il y a une population traumatisée par le 7 octobre, et qui entend prouver qu’elle est un pays qui ne veut pas être anéanti.
En face, il est désormais manifeste le Hezbollah est assez faible. En même temps, c’est une milice qui domine tout un pays, le Liban, et qui possède 150 000 roquettes et missiles. Ils ont toujours une capacité de nuisance contre Israël. Il ne faut cependant pas oublier que le Hezbollah existe pour protéger l’Iran. Il n’est pas là pour le Liban, mais pour servir de première ligne de défense au régime de Téhéran. C’est bien pour ça que le Hezbollah n’est jamais complètement entré dans la guerre après le 7 octobre. En dépit de nombreux morts dans ses rangs et du fait que des villages ont été détruits au Sud-Liban, le mouvement chiite ne voulait pas d’escalade. Mais aujourd’hui, après cette opération spectaculaire israélienne, ils vont apparaître comme des faibles et des minables. Or le Hezbollah a une réputation à gérer. Je ne sais pas quels seront ces calculs après ces attaques. Mais ces leaders sont parfaitement capables de parler beaucoup sans agir vraiment, en se contentant d’actions symboliques. Il est en tout cas clair que les Israéliens ont “enlevé les gants” comme on dit en anglais. Pour eux, il s’agit d’une guerre existentielle. C’est très sérieux.
Au départ, l’objectif d’Israël était d’éliminer les responsables du 7 octobre à Gaza, dans une stratégie proche de celle qui a suivi l’attentat contre les athlètes à Munich en 1972. Mais le conflit s’est élargi à la frontière nord avec le Liban. Se dirige-t-on vers une guerre sans fin ? Israël peut-il même s’en prendre directement à l’Iran ?
Après l’attentat de Munich en 1972, Israël ne faisait face qu’à des factions palestiniennes qui n’étaient pas professionnelles comme c’est actuellement le cas avec le Hezbollah et les Gardiens de la révolution iraniens [milice du régime de Téhéran]. L’OLP n’avait pas non plus un Etat comme l’Iran qui la soutenait. Aujourd’hui, nous sommes passés dans une tout autre dimension. En même temps, Israël est aussi beaucoup plus fort qu’à l’époque, avec des moyens technologiques ultramodernes. A Gaza, ils n’ont perdu que 300 soldats, ce qui semblait imaginable. Une telle opération aurait dû leur coûter des milliers de combattants. Le problème pour Israël, c’est que tant que le régime islamique iranien sera là, il subventionnera des milices, les entraînant et les armant. Ce sera donc une guerre sans fin…
Il y a eu des discussions indirectes entre Américains et Iraniens au printemps. N’y a-t-il pas des leviers pour négocier ?
Les Américains ont essayé d’utiliser les Chinois pour négocier avec l’Iran. Mais cela n’a pas fonctionné. Aujourd’hui, le régime iranien considère Joe Biden et les démocrates comme des mous, qui ne sont pas vraiment prêts à faire la guerre au Moyen-Orient. Téhéran entend donc tirer avantage de cette situation. C’est pour cela que le régime de Téhéran ne souhaite pas une victoire de Donald Trump lors des élections en novembre. On remarquera d’ailleurs que l’Iran et la Russie ne sont pas sur la même ligne à ce sujet. Les Iraniens veulent une victoire démocrate, tandis que les Russes espèrent Trump. La Chine préfère elle aussi Kamala Harris. Il y a donc un vrai clivage à l’intérieur de cette alliance.
Dans tous les cas, Israël se trouve face à un problème stratégique, qui est l’Iran. Même si Tsahal détruisait le Hezbollah et le Hamas, dans cinq ou dix ans, ces milices reviendront, avec des armes encore plus perfectionnées. Toutes ces opérations que mène actuellement Israël relèvent donc de la tactique, mais ce ne sont pas des solutions stratégiques. Dans ce contexte, faire tomber le régime iranien est un objectif majeur de la politique israélienne, alors que ce n’est pas le cas pour les Etats-Unis jusqu’à présent. Mais si Trump revient à la Maison Blanche, et qu’il nomme quelqu’un comme Mike Pompeo comme secrétaire d’Etat, Israéliens et Américains seront sur la même position en ce qui concerne l’Iran. Il ne faut pas oublier que Pompeo est aujourd’hui obligé de se déplacer avec des gardes du corps même sur le sol américain, car les Iraniens l’ont menacé directement. Pour lui, c’est un sujet très personnel.
Face au Hamas et aujourd’hui face au Hezbollah, Israël l’emporte largement sur le plan militaire, infligeant de lourdes pertes à ses adversaires. En revanche, l’Etat hébreu semble avoir totalement perdu la bataille médiatique au niveau international…
Il y a énormément de civils qui sont morts à Gaza, avec des destructions importantes. Mais en Occident, on a également assisté à une alliance idéologique entre la gauche woke et les islamistes, avec la première qui ne considère Israël que comme un pays colonisateur, un pays de “blancs” juifs faisant face à des “autochtones” palestiniens. C’est une grille de lecture étrange, mais celle-ci est très efficace auprès des jeunes Occidentaux.
Comment les pays sunnites comme l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis (EAU) ou la Jordanie considèrent-ils ces opérations israéliennes ? Cela les confortent-ils dans leur volonté de s’allier à Israël du fait de son avantage militaire et technologique ?
Ces régimes sont tiraillés. D’un côté, leurs peuples sont très pro-palestiniens. Sur le plan rhétorique, ils doivent donc parler de la tragédie des Palestiniens. Mais en même temps, comme vous le soulignez, ils voient la capacité militaire d’Israël, mais aussi le soutien des Etats-Unis qui ont permis de résister à plus de 300 missiles iraniens en avril. Si j’étais dirigeant de l’Arabie saoudite ou des EAU, je souhaiterais bénéficier du même traitement qu’Israël, qui a pu compter sur l’envoi de deux porte-avions américains dans la région. Ces Etats sunnites ont vu à quel point une alliance avec les Etats-Unis leur garantit leur survie. Si, après la fin de la guerre de Gaza, le coût pour l’Arabie saoudite est de normaliser ses relations avec Israéliens, les Saoudiens en paieront le prix. Pour eux, les enjeux nationaux prévalent sur toutes les autres considérations. Ils souhaitent d’un côté que cette guerre à Gaza s’achève, et qu’Israël promette un Etat palestinien avec des échéances fixes. Mais en même temps, ils veulent se protéger contre l’Iran et ses milices.
En revanche, il y a une vraie menace qui pèse sur la Jordanie. Ce pays a une forte population palestinienne, avec de nombreux sympathisants du Hamas et des Frères musulmans. Ces derniers viennent de remporter les élections législatives. Si j’étais l’Iran, je ferais donc tout pour faire tomber le régime jordanien et le remplacer par un régime islamiste. Cela permettrait d’encercler non seulement Israël, mais aussi l’Arabie saoudite. Pour l’instant, la monarchie jordanienne n’a jamais vraiment laissé le pouvoir aux Frères musulmans. Mais c’est la principale menace pour elle.
Ni Israël ni les Etats-Unis ne semblent capables d’enrayer la capacité de nuisance des Houthis au Yémen, alliés de l’Iran…
Les Houthis sont une minorité yéménite faisant partie d’une classe sociale, les zaïdis, qui descendent du prophète, et représentent moins de 10 % de la population du pays. Ils ont peu de légitimité, mais se servent de leur force tout comme de leur antisionisme. Les Houthis utilisent ainsi cette guerre à Gaza pour renforcer leur pouvoir à l’intérieur du Yémen. Ils ne lâcheront jamais. Même si le conflit à Gaza se terminait, les Houthis ont constaté que leur hostilité à Israël et leur capacité à arrêter le trafic de bateaux en mer Rouge leur octroyaient une influence mondiale. Ils essaieront sans aucun doute de faire taxer les navires passant dans la région. Les Américains ont tenté d’utiliser la Chine, via l’Iran, pour que les Houthis cessent leurs opérations de piratage. Mais la Chine a préféré faire un accord séparé avec les Houthis, lui garantissant la sécurité de ses bateaux.
Pour conclure : l’escalade est-elle inévitable au Moyen-Orient ?
Israël veut vraiment en finir avec cette menace pesant sur le nord de son territoire. Il y a un moyen diplomatique pour mettre un terme au conflit : que le Hezbollah admette la résolution des Nations Unies qui stipule que ses troupes se placent en retrait de la frontière israélo-libanaise, et qu’Israël arrête de survoler le Liban. Mais les deux parties ont refusé. Aujourd’hui, après ces actions spectaculaires d’Israël contre le Hezbollah, je ne vois pas comment on pourrait éviter une escalade.
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