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Cannabis : dans certains Etats américains, la légalisation a de surprenants effets

Régulation d’un marché contrôlé par les réseaux mafieux, création d’emplois, nouvelles recettes fiscales permettant de financer des campagnes d’information et de prévention, voire le système de santé. La légalisation du cannabis est toujours accompagnée de son lot de promesses, qui se heurtent à des craintes bien réelles de dégâts potentiels sur la santé publique.

En France, la question de la légalisation du cannabis est au point mort. L’idée n’est pas un sujet majeur pour les grands partis politiques du pays. Dans le reste de l’Europe, les positions évoluent doucement. En avril dernier, l’Allemagne est ainsi devenu le troisième pays européen, à partiellement légaliser le cannabis récréatif, après Malte et le Luxembourg. Mais ces décisions, encore récentes, n’ont pas encore livré tous leurs enseignements.

Aux Etats-Unis, la légalisation de la marijuana remonte à plus de dix ans dans certains Etats. L’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) s’est donc penché sur les impacts de ces politiques dans trois Etats (Californie, Washington, Oregon). Cette analyse, proposée dans l’enquête Astracan (Analyse stratégique des politiques de régulation du cannabis) parue ce lundi 30 septembre, est riche en enseignements. “Nous avons mené un travail de plusieurs années, sur le terrain, afin d’obtenir une vue transversale de ce que recouvre la régulation du marché du cannabis dans ces trois Etats, ainsi que ses impacts économiques et sur la santé publique”, explique Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’OFDT et auteure du rapport.

Le marché noir en recul, persistance du “marché gris”

Aux Etats-Unis, la plante est légalisée dans certains Etats, mais reste classée dans les drogues illégales au niveau fédéral, ce qui crée un étonnant patchwork de règles. Néanmoins, ces projets de légalisation affichent tous un objectif commun : “renforcer l’interdit d’accès des mineurs au cannabis, reprendre la main sur le marché (illégal) et mieux protéger les consommateurs adultes à travers un meilleur contrôle de la substance, de ses usages et de ses conséquences”, rappelle le rapport de l’OFDT. Certains États ont également voulu développer une filière économique rentable (Californie, Oregon), tout en favorisant l’accès des “petits opérateurs” au marché légal (Californie) et en évitant la constitution de monopoles (Washington).

“Partout, le cannabis a été un marché très florissant qui s’est professionnalisé et développé. Ce secteur s’est industrialisé, un changement majeur qui est allé de pair avec le développement d’une économie directe (la production et la création de nouvelles gammes de produits) et indirecte : création de sociétés de biotechnologie, développement de la recherche mais aussi d’un marketing spécifique”, résume Ivana Obradovic. La légalisation du cannabis est donc allée de pair avec une amplification de l’offre de produits dérivés, ce qui a généré des profits économiques importants.

Plusieurs difficultés apparaissent néanmoins, dont celles liées à la transition du marché illicite vers le marché légal. “Dans les trois États étudiés, le marché noir recule progressivement”, indique le rapport. Mais la légalisation semble tout de même avoir participé à juxtaposer les marchés licites, illicites et “gris”. Ainsi, le marché légal est parfois alimenté par le cannabis produit illégalement, mais vendu dans des dispensaires non contrôlés proposant du cannabis à usage médical. Le marché illégal, lui, se fournit parfois avec du cannabis légalement produit, mais ne trouvant pas de débouché sur le marché légal faute de points de vente physiques en nombre suffisant et à cause de l’interdit fédéral qui empêche d’exporter le cannabis légal, y compris d’un Etat à l’autre.

Hausse de la consommation chez les majeurs

L’enquête montre aussi que, contrairement aux promesses des politiques de légalisation, le développement du marché du cannabis légal ne s’est articulé que très marginalement autour de la santé publique. Ainsi, les contraintes pesant sur les règles d’emballage et d’étiquetage des produits du cannabis restent faibles, tout comme les tentatives de limiter la publicité et la promotion de produits dérivés du cannabis. Surtout, l’autorisation de l’innovation commerciale a ouvert la voie à une diversification rapide de l’offre et à un élargissement des clientèles.

Heureusement, la consommation de cannabis chez les mineurs – qui reste interdite malgré la légalisation – a diminué. “Cette baisse était déjà visible avant la légalisation, rappelle Ivana Obradovic. En tout cas, la légalisation n’a pas infléchi cette diminution”. En revanche, la consommation chez les adultes de plus de 25 ans a augmenté de manière très rapide dans les trois Etats étudiés. Cette hausse s’explique, selon la spécialiste, par l’amplification de l’offre de produits dérivés, dont des nouveaux produits de synthèse, mais aussi des produits de niche, comme les “cannabis gourmet”, en plein essor en Californie, qui imitent les codes et les savoir-faire promotionnels de l’œnologie et de l’industrie du luxe.

La tendance haussière est uniforme au-delà de 25 ans. Et la consommation de cannabis a également augmenté parmi les jeunes adultes (18-25
ans) dans les premières années suivant la légalisation, dans des proportions parfois importantes.
La tendance haussière est uniforme au-delà de 25 ans. Et la consommation de cannabis a également augmenté parmi les jeunes adultes (18-25
ans) dans les premières années suivant la légalisation, dans des proportions parfois importantes.

“Il y a également tout un jeu marketing autour des différents cannabinoïdes – il y en a une centaine dans la plante de cannabis, outre le THC et le CBD -, mais aussi des terpènes, c’est-à-dire les arômes, ce qui a abouti à la création quasi infinie de nouveaux produits”, précise Ivana Obradovic. De nouvelles manières de consommer sont également apparues, dont le dabbing, qui consiste à fumer du cannabis à la manière de l’opium, et surtout le vapotage régulier.

Les “concentrés” inquiètent

Plus inquiétant, l’OFDT constate un manque de restriction sur la composition des produits autorisés. Le taux de THC, le principal composant psychoactif de la plante, n’a ainsi pas été plafonné. “Cela a donné lieu à la création de’concentrés’, des produits aux tons jaune ou beige, liquides ou solides, parfois fumés mais surtout utilisés dans des vaporisateurs plus ou moins design, plus ou moins tendance”, poursuit la spécialiste. Certains’concentrés’affichent des taux de THC allant jusqu’à 80 %, parfois même 90 %, contre généralement 15 à 25 % pour l’herbe ou les résines “classiques”. Sur Internet, de nombreuses vidéos montrent des utilisateurs s’écrouler après une simple bouffée de ce genre de produit.

Le succès économique est là. Dans les Etats de Washington et de l’Oregon, les “concentrés” représentent un tiers de la vente de cannabis ces deux dernières années. Mais, au-delà du risque d’intoxication aiguë, les effets sanitaires à long terme ne sont pas connus, ce qui ouvre de grandes zones d’incertitudes, surtout dans un marché aussi débridé.

Produit de cosmétique, à fumer, à vapoter, à “dabber” ou encore à ingérer. La créativité marketing semble sans fin.

“Cela fait 10 ans que le cannabis est légalisé dans certains Etats, mais il est encore trop tôt pour évaluer les impacts sur la santé, notamment la santé mentale, à moyen et long terme”, prévient la directrice adjointe de l’OFDT, qui ajoute néanmoins que la légalisation a permis un nouvel essor du développement de la recherche sur l’impact des cannabinoïdes sur la santé. Une chose paraît claire : plus il y a de points de vente physique, et plus les problèmes de santé publique sont accrus.

Le rapport pointe, enfin, une autre promesse tenue. La légalisation devait permettre d’engranger de nouvelles recettes fiscales qui devaient financer des campagnes de prévention. “Mais quand on regarde l’allocation des ressources, on se rend compte qu’il y a peu d’argent consacré à cet objectif”, affirme Ivana Obradovic. Ainsi, l’un des éléments clefs d’une légalisation visant à une plus grande sécurité de la santé publique se trouve, là encore, mis de côté.




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