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La reine des échecs qui tient tête aux mollahs : l’incroyable destin de Mitra Hejazipour, par François-Henri Désérable

Elle m’a donné rendez-vous au Select, “maison fondée en 1923”, nous renseigne la carte. La célèbre brasserie de Montparnasse est à deux pas de chez elle, ou du moins elle était à deux pas de chez elle – “mais quand vous m’avez demandé où nous pouvions nous retrouver, j’ai oublié que j’avais déménagé”. Qu’une tête aussi bien faite que la sienne puisse être parfois dans la lune, voilà qui au fond nous rassure.

Nous voici donc au Select, loin du XIIe arrondissement où elle vit aujourd’hui, mais à l’endroit même où il arrivait à Scott Fitzgerald et Ernest Hemingway de s’enquiller des godets, au temps de Paris est une fête. S’ils étaient avec nous, Fitzgerald prendrait sûrement un gin fizz – sa boisson préférée, le lubrifiant de son esprit comme de ses phrases –, Hemingway, je ne sais pas, un daïquiri je dirais, avec double dose de rhum en souvenir de ses années à Cuba. Et si nous étions en Iran, ils seraient aussitôt condamnés à quatre-vingts coups de fouet pour avoir consommé de l’alcool. Mais nous ne sommes pas en Iran, et d’ailleurs, en Iran, ni elle ni moi ne pouvons plus nous y rendre.

Une figure de la dissidence iranienne

C’est presque du jour au lendemain que Mitra Hejazipour est devenue une figure de la dissidence iranienne, très exactement depuis le 29 décembre 2019 : ce jour-là, à Moscou, aux championnats du monde de blitz – une partie d’échecs où chaque adversaire dispose de seulement trois minutes pour jouer l’ensemble de ses coups –, elle refuse de se couvrir les cheveux du voile islamique. Elle n’en a parlé à personne, pas même à ses parents qui auraient pu l’en dissuader. C’est la première fois qu’elle joue sans voile, avec cette impression d’être nue et de sentir sur elle le poids des regards.

La championne d’échecs, grand maître international féminin, a reçu le prix L’Express de la Liberte.

L’idée a commencé à germer dans son esprit avec son entrée à l’université : les hommes et les femmes y sont séparés, et ce qui lui avait paru un état de fait sur lequel elle n’avait aucune prise lui apparaît maintenant comme une réalité insupportable. Mais l’élément déclencheur, c’est d’avoir vu les images de Vida Movahed, “la femme de la rue Enghelab”. Fin décembre 2017, pour protester contre le port du voile obligatoire, la jeune femme grimpe sur un boîtier de distribution électrique au cœur de Téhéran, retire son hijab et le brandit au bout d’un bâton. Elle est arrêtée une heure plus tard et condamnée à un an de prison. “A l’époque, déplore Mitra Hejazipour, elle n’a pas reçu beaucoup de soutien. Moi, j’étais championne d’Asie, des gens m’écoutaient, je ne pouvais pas rester là, à ne rien faire.”

Elle laissera son voile à l’hôtel

Quand viennent les championnats du monde, sa décision est prise : elle laissera son voile à l’hôtel. Pour prendre la mesure de son geste, il convient de rappeler qu’on est deux ans et demi avant le mouvement Femme, Vie, Liberté, qui va secouer l’Iran après la mort de Mahsa Amini : “Ma crainte, c’était d’avoir pris des risques pour rien : je n’avais aucune certitude qu’on en parle.” Mais l’affaire fait du bruit, tant de bruit que Mitra Hejazipour est aussitôt exclue de la Fédération iranienne, ce qui veut dire, par ricochet, qu’elle ne peut plus retourner en Iran, ou plutôt, qu’elle ne peut plus y retourner sans risquer un séjour en prison : “Le problème, c’est que les règles ne sont pas claires.

En Iran, vous ne savez jamais quelles conséquences vos actions peuvent avoir : si par exemple vous partagez sur Facebook un post critique à l’égard du régime, on peut vous laisser tranquille, mais on peut aussi vous mettre une amende ou bien vous arrêter et vous envoyer croupir dans une geôle, pour quelques semaines ou quelques mois, au bon vouloir des juridictions. La règle de droit est aléatoire, et ça dans un seul but : maintenir la population dans un état de peur perpétuelle. “Au-delà de sa portée politique, ôter son voile ce jour-là n’était pas un geste anodin, ça voulait dire ne plus pouvoir retourner en Iran, ça voulait dire ne plus voir ses parents, sa sœur, ses amis, sa ville de Machhad – qui est aussi, accessoirement, celle de l’ayatollah Khamenei, Guide suprême de la Révolution islamique depuis bientôt trente-cinq ans.

Fin 2022, j’ai traversé l’Iran de Tabriz au Baloutchistan sur les traces de l’écrivain suisse Nicolas Bouvier, histoire de refaire en partie le périple qu’il raconte dans L’Usage du monde – jusqu’à preuve du contraire, le plus beau récit de voyage toutes époques et toutes langues confondues. Comme Bouvier n’est pas passé par Machhad, moi non plus, mais comme il est passé par Qom et que Machhad, m’apprend Mitra Hejazipour, ressemble un peu à Qom, je crois pouvoir me faire une idée de la ville où elle a vécu les vingt-cinq premières années de sa vie : ville de théologiens, de pèlerins et d’étudiants auxquels est enseigné le fiqh, le droit religieux, ville sainte du chiisme où le corps des femmes disparaît sous les plis du tchador, où même les fillettes sont sommées de porter le hijab.

Mitra Hejazipour avait 5 ans quand elle a dû pour la première fois se couvrir les cheveux. C’est aussi l’époque où elle découvre un drôle de jeu, où l’on se fait face à face de part et d’autre d’un carré de huit cases sur huit alternativement claires et sombres et qui permet des combinaisons infinies. Son père, ingénieur du génie civil, s’adonne en son temps libre à des parties d’échecs entre amis. Ces joueurs aguerris, Mitra les observe, en les observant elle apprend, et l’on finit naturellement par l’inviter à jouer. Six mois plus tard, son père et les amis de son père sont incapables de la battre, impossible pour eux de se hisser à son niveau, ce qui pour ces messieurs est un poil humiliant : Mitra n’a pas encore 6 ans.

Tout ce qui a trait aux échecs est proscrit

La Fédération iranienne des échecs, dont le siège, ça ne s’invente pas, se trouve à Téhéran dans la bien nommée rue Hijab, a une histoire mouvementée. Créée sous le chah au début des années 1950, elle est dissoute en 1979 avec l’avènement de la République islamique : les échecs sont un jeu, or les jeux sont haram, interdits, et pendant plus d’une décennie, les échiquiers, les livres d’échecs et les tournois d’échecs, bref, tout ce qui a trait aux échecs est proscrit. Des joueurs talentueux, qui étaient sur le point de percer sur la scène internationale, voient leur carrière brisée net, quelques-uns de dépit jettent pièces et plateaux à la poubelle, d’autres, qui ne peuvent pas s’en passer, se retrouvent dans des caves pour des parties clandestines, jusqu’à ce jour de 1988 où le régime autorise à nouveau ses citoyens à se retrouver autour d’un échiquier. La Fédération renaît de ses cendres, ici et là s’ouvrent des clubs, et c’est dans l’un d’eux que le père de Mitra Hejazipour inscrit sa fille.

Et alors, je lui demande entre deux gorgées d’une menthe à l’eau qui me vaudrait les regards réprobateurs de Fitzgerald et Hemingway, “Vous vous mettez à battre tout le monde ?” Elle rit, deux grappes de raisin dorées oscillent à ses oreilles, “Oh non, dit-elle : au début, ça n’était pas si facile.” Et puis elle ajoute : “Les autres filles avaient 10 ans.”

Les autres filles, elle ne tarde pas à les battre : vice-championne du monde des moins de 10 ans en 2003, championne d’Iran à 19 ans et championne d’Asie trois ans plus tard, avec une variante Najdorf parfaitement exécutée – l’ouverture préférée du grand Bobby Fischer, difficile à jouer car reposant davantage sur des calculs spécifiques, au coup par coup, que sur des principes stratégiques (je ne fais que recracher ce que j’ai lu, je ne connais rien aux échecs). La même année, elle reçoit le titre de grand maître international, et ça, je connais, c’est la plus haute distinction qui existe, l’équivalent d’un Oscar si l’on est dans le cinéma ou si l’on écrit des romans d’une publication en Pléiade. Les compétitions s’enchaînent un peu partout en Iran, puis un peu partout dans le monde – à ce jour, elle a voyagé dans une quarantaine de pays. Elle est admirée, célébrée, convoitée : Reza Salami, l’adjoint au maire de Brest, lui aussi d’origine iranienne, grand joueur d’échecs lui aussi, la convainc de rejoindre le club de sa ville. En janvier 2019, à 25 ans, elle y débarque sans parler un mot de français.

Elles sont devant un échiquier dans une salle de la Fédération d'échecs, le 10 octobre 2016 à Téhéran.
Elles sont devant un échiquier dans une salle de la Fédération d’échecs, le 10 octobre 2016 à Téhéran.

Elle a la politesse exquise de dire que c’est “très beau”

“Quand on arrive à Brest, ce qu’on voit c’est la ville un peu blanche en arrière-fond du port, un peu lumineuse aussi, mais plate, cubique et aplatie, tranchée comme une pyramide aztèque par un coup de faux horizontal. “La meilleure description de Brest est à mettre au crédit de Tanguy Viel, qui en a fait le décor de plusieurs de ses romans dont l’excellent Paris-Brest. Il y explique qu’après la guerre, “un architecte audacieux proposa, tant qu’à reconstruire, que tous les habitants puissent voir la mer : on aurait construit la ville en hémicycle, augmenté la hauteur des immeubles, avancé la ville au rebord de ses plages. En quelque sorte on aurait tout réinventé. On aurait tout réinventé, oui, s’il n’y avait pas eu quelques riches grincheux voulant récupérer leur bien, ou non pas leur bien puisque la ville était de cendres, mais l’emplacement de leur bien. Alors à Brest, comme à Lorient, comme à Saint-Nazaire, on n’a rien réinventé du tout, seulement empilé des pierres sur des ruines enfouies.” Résultat : une ville qu’on dit avec quelques autres la plus affreuse de France.

De Brest, Mitra Hejazipour a la politesse exquise de dire que c’est “très beau”. On la soupçonne de mentir, on la soupçonne de garder par-devers elle ce qu’elle en pense réellement – et on la pardonne de le faire par reconnaissance envers cette ville qui fut pour elle une terre d’accueil. “Tout de même, s’autorise-t-elle, qu’est-ce qu’il pleut.” Machhad, c’est en moyenne 200 millimètres de pluie à l’année. À Brest, 200 millimètres de pluie, on appelle ça le mois de décembre.

Dans le Finistère, Dominique, “une dame formidable”, lui apprend le français. En parallèle des échecs Mitra reprend ses études, en informatique et en ingénierie logicielle. Est-ce qu’elle a souffert de la solitude ? “Oui, beaucoup” (voilà qui n’a rien d’étonnant). Est-ce que les Français se sont montrés accueillants ? “Avec moi, oui” (là, on est un peu plus étonné). Il faut dire que la tradition d’accueil des Iraniens est sans commune mesure avec celle pratiquée sous nos latitudes. Traverser l’Iran, c’est redonner à l’hospitalité son vrai nom, et tous ceux qui ont eu la chance d’y aller vous le diront, à commencer par Nicolas Bouvier, en 1963 : “Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d’hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage n’en pourraient attendre de ma ville, où pourtant tout marche bien.”

Elle s’entraîne 5 à 6 heures par jour

Après deux ans passés à Brest, Mitra Hejazipour emménage à Paris. Son quotidien : s’entraîner cinq à six heures par jour, “parce que jouer une partie d’échecs après avoir arrêté pendant longtemps, c’est comme se mettre à courir après avoir mangé un burger”. Le reste du temps, un peu de badminton et des bouquins – elle lit Zola en français. En mars 2023, on lui octroie la nationalité française. On pourrait croire que c’est une formalité : ça ne l’est pas. Et l’on me pardonnera pour l’illustrer de me permettre une digression : il y a quelques années, j’ai rencontré Samin, une étudiante iranienne en littérature qui faisait une thèse à la Sorbonne sur l’écrivain Pierre Michon. Samin, qui parle un français plus pur que ces Français qui s’enorgueillissent d’être de souche, a déposé par deux fois un dossier de demande de naturalisation, et par deux fois elle s’est vue refuser sa demande au motif qu’elle n’était pas “professionnellement insérée”, ce qui, pardonnez-moi, est une connerie sans nom étant donné qu’elle faisait des études. Je vous passe les innombrables rendez-vous en préfecture, les innombrables pièces à réunir, les innombrables nuits sans parvenir à trouver le sommeil parce qu’on ne sait pas si dans quelques mois, dans quelques semaines la vie qu’on est en train de construire ici, cet appartement qu’on a joliment décoré, ce cercle d’amis que petit à petit on s’est fait, on ne sait pas si tout cela d’un seul coup ne va pas vous être enlevé, et s’il ne va pas falloir retourner en Iran, ce pays où, comme me l’a dit un Iranien en ne plaisantant qu’à moitié, la justice est celle de l’Etat islamique, les libertés civiles celles de la Corée du Nord, l’économie celle du Venezuela et le système de santé celui du Bangladesh.

Bref, quand Mitra Hejazipour apprend que désormais elle est française, ce n’est pas seulement de la gratitude, pas seulement de la fierté qu’elle ressent, mais aussi, surtout, “un immense soulagement”. “Je la comprends”, me dit Samin, qui voudrait bien aussi le connaître, ce soulagement.

La police des mœurs

Entre-temps, entre l’installation de Mitra Hejazipour à Paris et sa naturalisation, il s’est passé quelque chose d’encore jamais vu en Iran. Mais d’abord, il faut revenir au 6 mars 1979. Deux mois plus tôt, le peuple a fait tomber le shah qui est parti en exil. L’ayatollah Khomeini, lui, est rentré de Neauphle-le-Château, petite commune des Yvelines où lui rendirent visite quelques-uns de nos intellectuels les plus éminents, qui croyaient voir chez ce barbu enturbanné la possibilité d’un Iran indépendant, anticolonialiste et anti-impérialiste. Les Iraniens pensaient avoir chassé le diable au profit du bon Dieu ? Ils se retrouvent avec le diable grimé sous les traits du bon Dieu. Le 6 mars, deux jours avant la Journée internationale des femmes, le Guide suprême de la Révolution prononce un discours dans lequel il explique qu’il n’est pas interdit aux Iraniennes de travailler – largesse d’esprit qu’il assortit toutefois d’une condition non négociable : elles doivent porter le voile islamique. Quatre ans plus tard, 72 coups de fouet sont promis à celles qui s’aventurent tête nue dans la rue.

La question du voile, vue de France, est complexe : simple morceau de tissu qui couvre les cheveux, allèguent ses défenseurs, et qui ne mérite pas qu’on fasse tant de foin – et dans un pays où le porter ou non relève du choix personnel, l’argument peut s’entendre. Les opposants au voile rétorqueront qu’il est l’un des signes les plus éclatants du patriarcat, et que s’il y a des femmes qui prétendent être voilées par convenance personnelle, eh bien, c’est que le système d’oppression le plus efficace est celui qui parvient à convaincre l’opprimé du bien-fondé de son oppression. “L’important, pour Mitra Hejazipour, c’est que les femmes qui portent le voile en France se demandent pourquoi elles le portent.” Mais dans un pays comme l’Iran, dans un pays où le porter est un devoir, dire du voile qu’il n’est qu’un simple morceau de tissu serait comme dire des chaînes de l’esclave qu’elles ne sont que de simples morceaux de métal qui enserrent les poignets.

En 1989, Khamenei succède à Khomeini : les barbes, les turbans, les idées rétrogrades et les méthodes répressives sont les mêmes. En 2005, sous la présidence d’Ahmadinejad, une police un peu particulière voit le jour : la police des mœurs, dont la prérogative principale consiste à s’assurer que les femmes portent convenablement le hijab. Chaque année, des dizaines de milliers d’entre elles sont arrêtées pour une mèche de cheveux qui dépasse. Un jour de septembre 2022, c’est ce qui arrive à une jeune fille de 22 ans originaire de Saqqez, au Kurdistan iranien, venue passer quelques jours à Téhéran où son frère étudie. Passée à tabac dans le fourgon de police, elle tombe dans le coma et meurt trois jours plus tard. Lors de son enterrement au cimetière d’Aychi, la foule est massive et laisse éclater sa colère. Quelqu’un se met à crier “Jin, Jiyan, Azadî“, c’est du kurde, en français ça veut dire “Femme, Vie, Liberté”, et ce cri du cœur se propage aussitôt à travers tout l’Iran, de Tabriz au Baloutchistan des dizaines de milliers de manifestants le reprennent sous sa forme persane : “Zan, Zendegi, Azadi“.

Le nom de Jina Mahsa Amini devient le mot de passe du soulèvement contre un régime liberticide et qui réprime dans le sang les aspirations de son peuple. En l’espace de quelques semaines, les manifestations font plus de 500 morts et les arrestations se comptent par milliers. Comme toute la diaspora iranienne, Mitra Hejazipour suit tout cela de très près : “Le régime est en zugzwang, explique-t-elle. Le zugzwang, aux échecs, c’est quand on est obligé de jouer un coup perdant. Quoi qu’il fasse, tôt ou tard, ce régime finira par tomber.”

Après tout, “échec et mat”, ou checkmate en anglais, vient du persan shah mat – littéralement : mort du roi.

*François-Henri Désérable est un écrivain français, auteur, notamment, de Mon maître et mon vainqueur (Grand prix du roman de l’Académie française, en 2021). Fin 2022, alors que le mouvement Femme, Vie, Liberté vient d’éclater, il parcourt l’Iran sur les pas de l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier. De son voyage, il a tiré un récit : L’Usure d’un monde (Gallimard, mai 2023).




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