Le maire Patrick Campagne voulait bien faire. Dans sa commune de Villeneuve-de-Marsan (Landes), peuplée de 2 500 âmes, il avait lancé deux projets en faveur de la transition écologique : un premier de géothermie afin d’alimenter un réseau de chaleur, et un second de récupération des eaux de pluie. Mais pour mettre en place ce type d’innovation, il faut suivre un processus lourd, lancer des études au coût prohibitif que l’élu n’a pas pu assumer, faute de moyens financiers. Comment mener une politique environnementale au niveau des territoires alors que les cordons de la bourse se resserrent ? Pour les élus locaux, la transition écologique vire au cauchemar. Nombre d’entre eux préviennent : les projets verts pourraient se raréfier dans les mois et les années qui viennent car le gouvernement prévoit de ramener en 2025 le déficit public à 5 % du PIB, contre 6,1 % attendus cette année.
Pour atteindre cet objectif très ambitieux, Michel Barnier et ses équipes prévoient 60 milliards d’euros d’économies, dont 40 milliards d’euros de baisses de dépenses. Les départements, les régions et les communes seront mis à contribution à hauteur de 5 milliards d’euros, au minimum. Une diète qui tranche avec les ambitions fixées au début du second quinquennat Macron. “Nous comprenons la nécessité de remettre les finances publiques d’aplomb, mais nous sommes surpris par ce décalage entre la volonté affichée il y a un an et demi d’entraîner les collectivités dans la planification écologique, et la réalité”, déplore-t-on du côté de Départements de France. “C’est une sorte de récession complète avec des coupes sombres pour les deux victimes expiatoires de la situation budgétaire du pays, s’insurge Nicolas Garnier, délégué général de l’association Amorce : l’écologie et les collectivités.”
Car ces dernières ont été pointées du doigt, plusieurs fois récemment, pour avoir laissé filer leurs dépenses. Dans une note publiée en juillet dernier, la Direction générale des finances publiques alertait sur le risque d’un sérieux dérapage qui pourrait mener à un déficit de 16 milliards d’euros en fin d’année. En finances locales, il existe une règle d’or qui impose aux collectivités de toujours voter un budget à l’équilibre concernant les dépenses de fonctionnement. En revanche, pour celles d’investissement, elles sont autorisées à s’autofinancer avec leur solde positif et à emprunter. Or ce sont ces dépenses d’investissement qui ont explosé ces derniers mois, sans qu’il n’y ait d’excès, promet Olivier Sichel. “Les collectivités ont globalement une gestion prudente, peut-être même trop”, confie le directeur général de la Banque des Territoires.
L’heure des choix
Il existe néanmoins des disparités selon les strates. Les départements, par exemple, sont dans le rouge. Leurs recettes, provenant en grande partie des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), ont largement diminué – moins 3,8 milliards d’euros entre 2022 et 2023 – en raison de la chute du marché immobilier. Dans le même temps, leurs dépenses sociales, dont le versement du RSA, ont connu le chemin inverse. Avec le resserrement qui s’annonce, certains ont déjà pris les devants. L’Essonne avait dans les tuyaux un certain nombre de projets de rénovation et de construction de collèges. Deux ont été livrés, mais trois autres ont d’ores et déjà été reportés, tandis que plusieurs sont simplement arrêtés.
La situation des régions et des communes reste certes plus stable, mais se dégrade peu à peu. Il leur faudra, elles aussi, faire des choix. Pour l’eurométropole de Strasbourg, l’effort budgétaire, s’il est confirmé, est évalué à 17 millions d’euros, soit l’équivalent du portefeuille consacré à la mobilité et aux opérations de voirie. “Des investissements sont évidemment nécessaires pour faire face au dérèglement climatique. Les réductions qui sont annoncées risquent de mettre en péril nos projets. Nous sommes amenés à en prioriser certains, alors que nous sommes à la fin du mandat, ce qui est préjudiciable au regard des promesses et des engagements tenus auprès des 33 communes de l’eurométropole”, soupire sa présidente, Pia Imbs.
2024, la première lame
Selon André Laignel, le président du Comité des finances locales, “si 2025 est l’année du massacre à la tronçonneuse pour les crédits liés à la transition, 2024 a été la première lame”. Les projets de pistes cyclables en sont un des exemples les plus visibles.Le plan vélo annoncé en grande pompe en 2023 par la Première ministre de l’époque, Élisabeth Borne, prévoyait en effet deux milliards d’euros d’ici 2027. Le septième appel à projet “aménagement cyclable” s’est ouvert en novembre dernier. Près de 400 collectivités locales ont postulé pour se partager les 250 millions d’euros alloués. Début 2024, les services du ministère des Transports ont épluché, sélectionné les dossiers et promis une réponse aux lauréats en juillet… Qui l’attendent toujours. Crédits gelés, silence radio. “Ces projets ne peuvent pas être lancés puisque les collectivités ne peuvent pas se les payer seules”, déplore Thibault Quéré, directeur du plaidoyer de la Fédération française des usagers de la bicyclette (FUB). Ce coup d’arrêt concerne des villes de toutes tailles, des communes rurales de Pont-de-Vaux ou de Bellay, dans l’Ain, à la métropole de Rennes (Ille-et-Vilaine). Personne n’est épargné.
D’autant que d’autres aides de l’Etat, essentielles pour financer les différents projets, sont en nette baisse. C’est le cas du Fonds vert, ce dispositif notamment destiné à la rénovation énergétique des bâtiments, sabré de 400 millions d’euros en avril dernier et que le nouveau gouvernement voudrait encore réduire d’un milliard. “En le rabotant de façon considérable, il revient sur des engagements passés, alors que ce fonds devait être pérennisé. Il envoie un signal de dépriorisation de ces sujets”, critique François Thomazeau, directeur du programme collectivités et adaptation au changement climatique à l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE). La cure d’amaigrissement pourrait ne pas s’arrêter là. L’Ademe verrait également son budget réduit de 35 %. Or cet opérateur de l’Etat gère le Fonds chaleur, servant à financer les projets de production de chaleur à partir d’énergies renouvelables et de récupération. “Si c’est confirmé, il y aurait clairement des projets de réseaux de chaleur retardés ou abandonnés, surtout ceux de petite envergure”, regrette Alexis Goldberg, directeur commercial France chez Engie Solutions.
“On est en train de créer un climat insécurisant”
Les collectivités territoriales sont pourtant en première ligne pour permettre à la France d’atteindre ses objectifs climatiques de neutralité carbone à horizon 2050. Chacune d’entre elles doit élaborer un Plan climat-air-énergie territorial (PCAET), c’est-à-dire la transposition locale d’une feuille de route régionale (SRCAE), elle-même issue de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Dans ce monde de sigles à rallonge et de plans superposés, les échelons locaux n’ont évidemment pas attendu de se voir couper les vivres pour engager des actions. Selon un panorama de l’I4CE publié en septembre, ils ont investi près de 8,3 milliards d’euros en 2022 dans les secteurs du bâtiment, des transports et de l’énergie. Soit 44 % de plus que cinq ans auparavant. Mais la somme est toujours loin d’être suffisante, d’après le même institut, puisque les collectivités devront avancer 11 milliards d’euros de plus par an d’ici la fin de la décennie pour rentrer dans les clous des objectifs fixés à cette échéance. “C’est réaliste… en théorie. Mais devenu totalement utopique après les récentes annonces, cingle André Laignel, aussi maire d’Issoudun (Indre). On nous dit qu’il faut accélérer puis on nous bloque les freins. Cherchez l’erreur. Nous sommes une variable ajustement et considérés comme des sous-traitants bas de gamme.”
Sevrées de subventions, certaines communes voient pourtant leurs factures exploser. “On a tellement ancré l’idée que la dette financière était une mauvaise chose que certaines d’entre elles ont laissé filer leur dette écologique sous le poids du choc de l’énergie. Par exemple, les écoles, qui étaient des passoires thermiques, se sont transformées en sources de dépenses très importantes ; et c’est la même chose pour d’autres bâtiments publics qui n’ont pas été raccordés à des réseaux de chaleur …”, pointe Olivier Sichel de la Banque des territoires. Rattachée à la Caisse des dépôts, l’institution représente un maillon essentiel de la transition écologique dans les territoires. Elle a accordé, en 2023, 16 milliards d’euros de prêts, contre 12 milliards l’année précédente. En 2024, la barre des 20 milliards d’euros devrait être dépassée. Pour autant, Olivier Sichel assure qu’il est encore possible de faire mieux. “Il faut qu’on sorte collectivement de ce mauvais signal envoyé. J’appelle à une responsabilisation de l’ensemble des acteurs. La dynamique est enclenchée, chacun doit faire un effort. Si les collectivités se disent, ‘il me faut des subventions pour agir’, on continuera à avoir un dialogue perdant-perdant”, juge-t-il. “Une collectivité est comme une entreprise, tempère François Thomazeau, de l’I4CE. Un investissement est une prise de risque. Plus on a de garanties sur les ressources, plus on va en prendre. On est en train de créer un climat insécurisant.”
Et puis comment convaincre ses administrés de s’embarquer vers une nécessaire transition quand le gouvernement vous accuse d’être mauvais gestionnaire ? Sur le terrain, certains élus sont bien en peine. “Si le message global est de dire qu’on met beaucoup moins d’argent sur ces politiques, il sera plus difficile de porter des projets, de sensibiliser, d’accompagner en disant que c’est prioritaire”, regrette Oriane Cébile, conseillère Eau, climat, énergie et biodiversité à Intercommunalités de France. La question est d’autant plus sensible que le mandat municipal s’achève en 2026. Ce qui peut pousser certains élus à soupeser deux fois l’envie de lancer dans des investissements coûteux financièrement… et politiquement. “C’est vrai sur le vélo, confirme Thibault Quéré, de la FUB. Les pistes cyclables, c’est très bien quand elles sont réalisées. Mais avant, il y a la phase où il faut convaincre, négocier, dire qu’on va supprimer des places de stationnement, fermer la circulation de telle rue… Bien souvent, les collectivités reçoivent des salves de critiques lors des réunions publiques. Elles ont besoin de s’assurer qu’elles ne devront pas reculer sur des engagements parfois pris dans la douleur.”
“Plus on va attendre, plus cela nous coûtera cher”
Cibler un appel à projet (si ce n’est plusieurs), constituer un dossier en s’assurant de cocher toutes les cases, chercher les sources de subventions possibles – souvent éparpillées façon puzzle – est bien plus compliqué qu’on ne le pense. “Cette succession d’étapes n’est pas vraiment adaptée pour soutenir des politiques de transition qui s’inscrivent dans le temps”, regrette Oriane Cébile. A cela s’ajoutent des contraintes réglementaires toujours plus nombreuses. “Elles se traduisent par du temps perdu et des dépenses inutiles. A l’arrivée, des projets sont ralentis ou ne se concrétisent même pas”, fustige le président de l’Association des maires de France, David Lisnard. Surtout, la majorité des communes ne possèdent pas les équipes pour effectuer une telle veille. “Seules les grosses structures peuvent y répondre. Cela crée des effets d’injustice territoriale considérables, et représente un coût faramineux en termes de bureaux d’études. Il faut mettre fin à ces appels à projet qui enrichissent les cabinets et nous paupérisent”, grince André Laignel.
L’élu plaide pour la mise en place de crédits d’investissements accordés aux collectivités territoriales avec une vraie liberté d’utilisation, sans la supervision poussée à l’extrême d’un “Etat se souhaitant omnipotent mais devenu impotent”. Plusieurs acteurs interrogés réclament des financements garantis de survivre chaque automne à l’épreuve du feu budgétaire. “Il faudrait qu’il y ait une loi de finances de collectivités territoriales. Et même une loi de programmation, ce qui permettrait d’avoir une visibilité sur trois ou cinq ans de nos principales ressources”, ajoute le président du Comité des finances locales.
“Tout ce qu’on ne fait pas aujourd’hui, on le paiera sur le long terme : la gestion des zones humides qui permet du déstockage d’eau en période de crue, la rénovation énergétique… Plus on va attendre, plus cela nous coûtera cher”, alerte Départements de France. Pour l’ancien préfet Pierre Monzani, directeur de l’Association de soutien pour l’exercice des responsabilités départementales et locales (Aserdel), la solution serait peut-être à trouver du côté d’une fiscalité qu’il qualifie “d’écologique”. Mais à l’heure où le gouvernement entend déjà augmenter les prélèvements obligatoires pour les plus hauts revenus et les grandes entreprises, un nouvel impôt provoquerait à coup sûr une levée de boucliers. Laissant les collectivités empêtrées dans leur mission impossible.
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