Et soudain, le bruit des bombes et de la haine se fait moins oppressant. Brièvement, l’espace de 300 pages. Dans Israël-Palestine, Année zéro (paru le 18 octobre aux éditions Le Bord de l’Eau), David Khalfa, codirecteur de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation Jean-Jaurès, rassemble des penseurs israéliens et palestiniens pour réfléchir aux bouleversements vécus depuis le 7 octobre 2023, et surtout penser l’après. De l’ancien ambassadeur d’Israël Elie Barnavi au négociateur palestinien Gaith Al-Omari, en passant par des militants de la paix des deux peuples, tous esquissent des solutions concrètes, porteuses d’un mince espoir.
Leurs textes nuancés laissent le lecteur sur un optimisme mesuré au regard des tragédies sans fin du Proche-Orient. “Même si la guerre en cours produira ses effets destructeurs sur les générations à venir, il faudra tout faire pour que ce soit la dernière”, résume dans le livre Ahmed Fouad Alkhatib, lui qui a quitté Gaza à l’âge de 15 ans pour rejoindre les Etats-Unis. Là-bas, écrit-il, l’adolescent palestinien a rencontré pour la première fois des juifs qui n’étaient “ni des soldats ni des colons”, ce qui lui a permis de sortir de son antisémitisme. Comme une ode au dialogue.
PourL’Express, David Khalfa raconte ce travail indispensable de communication entre les peuples et dessine les contours d’un avenir plus stable pour le Proche-Orient. Le chercheur critique aussi durement la diplomatie d’Emmanuel Macron dans la région, difficilement lisible et qui affaiblit, selon lui, le rôle futur de la France dans d’éventuelles négociations de paix.
Des auteurs israéliens et palestiniens se partagent les pages de votre livre, avec des points de vue forcément très différents sur les tragédies en cours depuis le 7 octobre 2023. Un espace de dialogue reste donc possible dans le chaos israélo-palestinien ?
David Khalfa L’objectif du livre était de restaurer un certain art de la conversation. Dans le vacarme ambiant, on entend souvent les voix de ceux qui crient le plus fort et, malheureusement, celles-ci manquent cruellement de nuances. Ces postures très militantes et, partant, très manichéennes, contribuent à instaurer un climat délétère en France, avec une explosion de l’antisémitisme inédite depuis la Seconde Guerre mondiale, mais aussi une montée des haines et de l’exclusion dont profitent les extrêmes de tout bord. Ces comportements renforcent aussi les extrémistes qui sévissent au Proche-Orient : l’extrême droite israélienne d’un côté, le Hamas et les autres groupes armés fondamentalistes sunnites et chiites de l’autre.
Avec ce livre, nous avons essayé de tracer un chemin intellectuel permettant d’envisager une sortie de crise lorsque les armes se seront tues. L’objectif n’était pas d’accorder artificiellement les violons des uns et des autres. Les contributeurs israéliens et palestiniens ont des approches souvent divergentes du conflit qui les oppose et il n’était pas question d’édulcorer la réalité et l’ampleur de ces différends. Pour autant, ils sont d’accord sur l’essentiel : la solution à deux Etats et la nécessité, pour y parvenir, de maintenir le fil ténu du dialogue malgré le chaos et les dévastations, malgré la guerre et les traumatismes qu’elle engendre.
Les Israéliens sont sortis de la logique de guerre d’usure que veulent leur imposer leurs adversaires
Dans un contexte d’affrontement armé et de montée des extrêmes, le risque consiste à répercuter dans le champ informationnel et médiatique le bruit des éclats, le vacarme des destructions et d’aggraver la querelle plutôt que d’essayer de l’apaiser. Malgré ce contexte de forte polarisation idéologique qui enferme trop souvent les soutiens des deux camps dans une bulle cognitive, et donc dans une impasse morale et intellectuelle, le dialogue critique et le débat argumenté sont possibles entre Israéliens et Palestiniens. Ce livre en est la preuve.
Comment le 7 octobre modifie-t-il à long terme la façon de penser des Israéliens ?
Le 7 octobre a provoqué un changement de paradigme sécuritaire chez les Israéliens. Il y a un avant et un après. Ces massacres ont ouvert un abîme, une faille spatio-temporelle qui va entraîner à court, moyen et long terme, de profonds changements en Israël. Pour que l’Etat juif puisse survivre dans un environnement qui lui reste hostile, il lui faudra conjuguer les vertus guerrières de Sparte avec l’éthos démocratique d’Athènes. Ce pays d’une extraordinaire complexité a le sentiment de mener une guerre existentielle. Privé de profondeur stratégique et doté d’un territoire lilliputien, Israël est en effet assailli de toute part par des groupes islamistes armés qui ne cachent pas leur volonté farouche de le détruire. Ce sentiment de vulnérabilité est d’autant plus vif qu’il est accentué, depuis le pogrom du Hamas, par la réactivation de la mémoire traumatique de la Shoah.
Les massacres du 7 octobre ont réinscrit l’histoire moderne d’Israël dans celle, souvent tragique, du peuple juif vivant en diaspora. Les Israéliens sont déterminés à ne pas revivre ce cauchemar. Ils ne veulent plus attendre que les menaces s’accumulent à leur frontière, jusqu’à constituer un danger imminent pour la survie même de leur Etat. Il s’agit donc d’un tournant dans l’histoire du Proche-Orient et d’Israël, qui va sans doute renouer dans les prochaines années avec la doctrine des guerres dites préventives.
Il y a désormais chez les Israéliens une volonté de sortir de l’équilibre de la terreur que leurs ennemis jurés leur ont imposé ces deux dernières décennies en s’appuyant sur le régime islamique d’Iran et son réseau de proxys surarmés. Des centaines de milliers de missiles sont braqués sur leur tempe, du nord au sud, d’est en ouest.Cet arsenal est entre les mains d’un nombre équivalent de miliciens fanatisés adeptes du djihad armé dans ses variantes sunnites et chiites.Et c’est précisément de cette tenailledont les Israéliens veulent se défaire.C’est la raison pour laquelle ils combattent avec cette férocité et cette détermination. Ils ont le sentiment d’être dos au mur, de ne plus avoir le choix. Ils sont sortis de la logique de guerre d’usure que veulent leur imposer leurs adversaires et renouent avec ce que les stratèges issus de la génération des pères fondateurs de l’Etat d’Israël appelaient la bataille décisive. Il ne s’agit plus de “tondre le gazon”, c’est-à-dire de dégrader les capacités offensives de l’adversaire pour allonger les périodes de trêve entre deux guerres, mais de les détruire pour que ces capacités ne se consolident pas et ne constituent pas une menace pouvant déboucher sur une invasion terrestre meurtrière du type de celle que le Hamas et ses supplétifs ont mis en œuvre le 7 octobre 2023.
Les atrocités du 7 octobre puis la guerre à Gaza ont tout de même porté un coup presque fatal au camp de la paix dans la région. Dans quel état se trouve-t-il aujourd’hui ?
Le 7 octobre a pulvérisé la solution à deux Etats, au moins à court terme. Mais en dépit de la dégradation de la situation sur tous les plans – diplomatique, militaire, etc. – le camp de la paix n’a non seulement pas disparu mais il est en train de se réinventer. En Israël, l’affaiblissement structurel de la gauche parlementaire est un fait réel, historique et structurel. Mais cette gauche est néanmoins en train de reprendre du poil de la bête à travers la création du parti “les démocrates”. Par ailleurs, il existe toute une myriade d’organisations extraparlementaires qui font un travail formidable au quotidien. Leur objectif n’est pas “la paix demain” ou “la paix maintenant”, qui était le slogan du camp de la paix dans les années 1990, porté par le processus d’Oslo. Les ambitions du nouveau camp de la paix sont plus modestes. D’abord, faire baisser la fièvre identitaire qui s’est emparée de ces deux nations plongées dans le deuil et la colère, ce qui implique de créer des fronts communs entre juifs et Arabes, Israéliens et Palestiniens, en Israël comme en Palestine. Ensuite, créer les conditions politiques pour que la solution à deux Etats puisse être à nouveau crédible et fédérer les populations des deux camps, au-delà des clivages partisans habituels.
Bien sûr, le 7 octobre et la guerre qui en a découlé ont compliqué leur tâche parce que ces activistes israéliens et palestiniens sont souvent, dans le meilleur des cas, moqués parce qu’ils feraient preuve d’une indécrottable naïveté en dépit du bon sens. Dans le pire, ils sont accusés de “trahison” et de “collusion avec l’ennemi”. Or leur vision n’est pas celle d’une coexistence mièvre. Ils sont bien sûr au fait de la gravité de la situation et c’est précisément avec la conscience aiguë de cette gravité qu’ils mènent le combat politique et intellectuel pour enclencher une dynamique vertueuse et sortir les deux nations de l’abîme dans lequel elles ont été plongées. Ces organisations mènent un double combat : contre l’extrême droite juive israélienne incarnée par Ben Gvir, Smotrich et leurs alliés au sein du Likoud dirigé par Netanyahou, mais aussi contre l’extrême droite musulmane palestinienne incarnée par le Hamas et les groupes fondamentalistes de Gaza et de Cisjordanie.
Dans Israël-Palestine, Année Zéro, vous écrivez que nous devons arrêter de considérer ce conflit comme un drame, car cela empêche de faire de la politique, de chercher des solutions. Mais tant que le gouvernement Netanyahou est en place et que le Hamas reste une force importante à Gaza, qui peut apporter ces solutions politiques ?
Le niveau de défiance est tel entre les deux sociétés, entre les deux peuples, qu’ils ne peuvent pas s’en sortir tout seul. Seule une intervention extérieure, d’abord des Américains mais aussi et surtout des pays arabes, notamment du Golfe, peuvent leur permettre de sortir de l’ornière.
Une sortie de crise après la guerre passera forcément par la diplomatie, laquelle – ne soyons pas naïfs – résulte toujours d’un rapport de forces sur le terrain. Il faudra une nouvelle donne régionale, qui implique un changement de leadership de part et d’autre mais aussi une nouvelle vision stratégique. Côté palestinien, cela signifie la neutralisation politique et militaire du Hamas et du Djihad islamique, mais aussi le départ de Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, qui n’a plus aucune légitimité dans la société palestinienne. Côté israélien, cela veut dire tourner la page Netanyahou et de son alliance faustienne avec l’extrême droite, mais pas seulement. Les ressorts du néopopulisme à l’israélienne sont ancrés dans une réalité géopolitique très belligène qui génère un sentiment de peur et d’insécurité permanent.
L’isolement d’Israël est très relatif
L’alternance post-populiste israélienne devra répondre à cette problématique en s’appuyant sur les nouveaux alliés arabes d’Israël et sur la perspective d’un élargissement des accords d’Abraham [NDLR : conclus en 2020 avec les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan] à l’Arabie saoudite, à condition de sérieusement prendre en charge la question palestinienne. Au fond, le mouvement national palestinien et le mouvement national juif doivent se réinventer.
L’isolement d’Israël sur la scène internationale fait-il peser un risque particulier pour son avenir ?
La dégradation de la position diplomatique d’Israël est réelle, en particulier dans une partie du monde occidental, avec des appels à un embargo sur les armes non seulement de la part de la France, mais aussi de l’Espagne et du Canada. Dans le même temps, ce constat doit être relativisé. Dans le monde arabe, les pays signataires des accords d’Abraham n’ont pas rompu leurs relations diplomatiques avec Israël, ni même rappelé leurs ambassadeurs. Un silence gêné règne dans ces capitales qui, en catimini, se félicitent de l’affaiblissement du Hamas, mouvement islamiste palestinien issu de la confrérie des Frères musulmans qui constitue un danger existentiel aux yeux des Jordaniens, des Egyptiens et des pays du Golfe. Par ailleurs, l’affaiblissement du Hezbollah, qui est la pièce maîtresse du fameux axe dit “de la résistance”, est également une bonne nouvelle pour les puissances arabes sunnites qui continuent à voir l’Iran comme une puissance hostile et expansionniste. Cet isolement d’Israël est donc très relatif.
Ensuite, si on élargit la focale, la Turquie d’Erdogan adopte une posture très anti-israélienne, proche de celle de l’Iran, avec des déclarations belliqueuses qui confinent parfois à l’antisémitisme mais qui sont surtout à usage interne, à destination de l’électorat conservateur de l’AKP. Si les échanges économiques ont été récemment suspendus entre Israël et la Turquie, il ne fait pas de doute qu’ils reprendront après la guerre tant ils correspondent à l’intérêt de ces deux pays. Israël a aussi pivoté vers l’Asie, avec des relations très stables et consolidées avec l’Inde du Premier ministre Narendra Modi, mais aussi avec la Chine. La position chinoise reste d’ailleurs extrêmement prudente depuis le début de la guerre à Gaza. Les relations entre la Russie et Israël ont connu une dégradation très nette, mais Vladimir Poutine n’a pas non plus rompu les relations avec Netanyahou.
Aux Etats-Unis, les relations sont plus compliquées avec le camp démocrate, mais l’aile gauche propalestinienne apparaît minoritaire aujourd’hui. En effet, en dépit des désaccords politiques qui opposent Netanyahou à Biden sur le dossier palestinien, l’administration démocrate actuelle fait preuve d’un soutien très important sur le plan militaire, similaire voire plus significatif encore que celui dont les Américains avaient fait montre lors de la guerre du Kippour de 1973. Kamala Harris entend quant à elle reconquérir l’électorat jeune et montre une sensibilité plus importante que Joe Biden quant à l’ampleur du désastre humanitaire à Gaza. Pour autant, elle maintient un positionnement très centriste sur le conflit israélo-palestinien et refuse notamment de céder aux demandes de mise en place d’un embargo sur les armes à destination d’Israël. Côté républicain, le soutien à Israël reste massif.
Le problème diplomatique se situe donc seulement avec l’Europe ?
L’Europe n’a jamais été unie dans son positionnement sur le conflit israélo-palestinien. Ses divisions sont réapparues depuis le 7 octobre, avec une Europe centrale et orientale globalement pro-Israël, parce que pro-américaine. C’est en fait dans le ventre mou de l’Europe occidentale qu’Israël perd beaucoup de points dans l’opinion publique. Et même là, il faut être précis : dans Israël-Palestine, Année zéro, nous publions les résultats d’un sondage réalisé en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, analysés par Jérôme Fourquet. Cette enquête d’opinion inédite démontre, s’il était besoin, la nécessité de distinguer l’opinion publique mobilisée de l’opinion publique tout court. Dans les quatre pays sondés, cette dernière se montre plutôt nuancée et équilibrée. D’abord, la majorité des sondés estime, à raison, qu’il s’agit d’un conflit lointain et que leur capacité à avoir une influence sur son issue est faible, voire quasi nulle. Par ailleurs, elle considère que ce conflit séculaire est passablement compliqué et semble sisyphéen, ce qui peut expliquer une forme de désengagement observé dans un large segment de l’opinion de ces pays qui est probablement dû à la répétition des tragédies.
Les foucades anti-israéliennes de Jean-Luc Mélenchon servent objectivement la stratégie de dédiabolisation et de banalisation de l’extrême droite
En revanche, pour certaines minorités très engagées et/ou concernées, les choses sont très différentes et la polarisation est particulièrement forte, notamment du côté des minorités juive et musulmane, mais aussi dans certains courants de la gauche radicale. Cette polarisation se déploie notamment sur les réseaux sociaux où s’affrontent quotidiennement les deux camps, qui vivent dans une espèce de bulle cognitive et informationnelle. C’est le règne du clash permanent et de la prime à la radicalité bruyante et vociférante. Il y a donc un effet de loupe sur lequel les entrepreneurs identitaires et politiques, notamment à la gauche de la gauche, surfent pour engranger des soutiens et solidifier leur base militante.
La stratégie de Jean-Luc Mélenchon en fournit une triste et inquiétante illustration. A l’instar des révolutionnaires blanquistes qui avaient soutenu le général Boulanger et son antisémitisme virulent par anticapitalisme mais aussi par opportunisme (la haine des juifs séduisant alors une partie du mouvement ouvrier), Mélenchon semble reconnaître dans l’antisémitisme politique moderne qu’est l’antisionisme, un élément fédérateur, une “formule populaire” (Drumont) permettant de séduire les nouveaux “damnés de la terre” dont le soutien pourrait lui permettre de franchir enfin les portes du pouvoir. Cette stratégie politique s’est montrée efficace dans les quartiers populaires où La France insoumise a enregistré des scores très élevés et en nette progression aux élections européennes, grâce notamment à une campagne axée sur la dénonciation du “génocide à Gaza”. Mais elle a son revers. La participation en hausse dans ces quartiers reste plus faible qu’ailleurs et entraîne en réaction la reconstruction d’un plafond de verre électoral. Une partie de la bourgeoisie de gauche et plus largement les électeurs de tendance sociale-démocrate estiment que le leader de La France insoumise va trop loin et que ses outrances le “déprésidentialisent”. La France périphérique et rurale se méfie quant à elle de cette “bordélisation” permanente de la vie politique. Enfin, les foucades anti-israéliennes de Jean-Luc Mélenchon servent objectivement la stratégie de dédiabolisation et de banalisation de l’extrême droite, une stratégie à front renversée puisque cette dernière se présente désormais comme le “bouclier” des Français juifs.
Votre enquête montre des nuances très importantes au sein de ces quatre pays européens, France, Allemagne, Pays-Bas et Royaume-Uni…
En Grande-Bretagne, les chiffres sont catastrophiques au sein de la communauté musulmane, avec une haine antijuifs stratosphérique. En Allemagne, contrairement à l’extrême droite française qui se présente aujourd’hui comme pro-israélienne, l’extrême droite reste plus classique, plus antisémite, plus hostile aux juifs : elle n’apparaît pas seulement hostile à Israël, mais à la population d’Israël.
Emmanuel Macron appelle à mettre fin aux envois d’armes à Israël et interdit à certaines entreprises israéliennes de venir au Salon Euronaval, prévu en novembre à Paris. Ce boycott français peut-il avoir une influence sur les autorités israéliennes ?
Pas vraiment. Cette posture conforte au contraire Netanyahou et ses alliés dans leur discours obsidional qui séduit une part importante de la population israélienne. Sur le plan éthique, cet appel au boycott paraît peu cohérent. Les exportations d’armes de la France vers Israël sont très faibles. Sur les dix dernières années, Israël représente moins de 0,28 % des commandes. Notre pays vend en revanche en très grande quantité des armes à l’Egypte, au Qatar et à l’Arabie saoudite, pays dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont pas des parangons de démocratie et des modèles de vertu en matière de respect des droits humains…
Par ailleurs, sur le plan opérationnel, cet appel au boycott semble rentrer en contradiction avec l’objectif déclaré de notre politique étrangère, soit la promotion de la solution à deux Etats, à laquelle le Hamas est farouchement opposé pour des raisons à la fois idéologiques et religieuses. Or proposer un embargo sur les armes à destination d’Israël dans sa guerre contre le Hamas pourrait précisément permettre à ce dernier de survivre aux assauts de l’armée israélienne et donc de reconstruire tôt ou tard son arsenal avec l’aide de l’Iran. Bref, à revenir austatu quo ante avec un régime islamiste qui se maintient par la terreur qu’il inspire à la population de Gaza et qui n’offre à cette dernière d’autres perspectives que la guerre “sainte” et son cortège de destructions et de dévastations.
Les Américains ont choisi quant à eux d’exercer des pressions sur le cabinet de guerre israélien en conditionnant leur soutien militaire à l’Etat juif à la fourniture de davantage d’aides humanitaires et à la prise de précautions supplémentaires en matière de conduite de la guerre afin de limiter au maximum les dommages dits “collatéraux”. Cette stratégie américaine de pression “amicale” me semble bien plus efficace que celle adoptée par le président Macron. Dans le nord de la bande de Gaza, les Israéliens ont été obligés d’augmenter de manière significative la livraison d’aide humanitaire, les Américains ayant déclaré qu’ils cesseraient de fournir des armes à Israël sous trente jours si le gouvernement Netanyahou continuait à bloquer l’aide humanitaire dans le nord de l’enclave côtière.
Et que change la posture française ?
Au fond, elle fait le jeu de Netanyahou. Cette menace d’embargo a très peu de poids, car la France est un partenaire marginal d’Israël. Pour l’année 2022, le montant des exportations représente moins de 0,1 % de ce que nous exportons en termes de matériel de guerre. C’est dérisoire. Cette posture “gaullienne” du président Macron affaiblit notre influence politique et diplomatique parce qu’elle donne le sentiment que la France prend fait et cause pour une partie aux dépens d’une autre. Plus grave encore, elle ne semble pas offrir d’autres alternatives aux Israéliens qu’une énième trêve avec le Hamas, par nature temporaire et fragile, tout en contribuant à maintenir la population palestinienne sous la botte du mouvement islamiste.
Comme Karl Marx le disait avec justesse et malice dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, “tous les grands événements et personnages de l’Histoire se produisent pour ainsi dire deux fois […]. La première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce.” Lorsque le général de Gaulle déclare un embargo sur les armes à destination d’Israël en 1967, l’Etat juif dépend largement de l’industrie militaire française, notamment pour son aviation (90 % des avions de chasse israéliens ont été fournis par la France). Lorsque le président Macron fait une déclaration similaire près de soixante ans plus tard, la France ne dispose plus du tout des mêmes leviers sur l’Etat juif, ce qui condamne notre diplomatie à l’impuissance au Levant, même si elle permet d’engranger des soutiens au sein du “Sud global”.
Et encore une fois, cette posture pseudo gaullienne sert objectivement les intérêts de Netanyahou qui use et abuse de cette querelle avec son homologue français : ces déclarations du président Macron permettent au leader de la droite israélienne d’endosser le costume churchillien du chef de guerre qui résiste aux pressions internationales.
Que cherche alors Emmanuel Macron avec cet embargo symbolique sur les armes ?
Il faut regarder dans son ensemble la séquence vertigineuse qui s’étend du 7 octobre 2023 au 7 octobre 2024. Nous avons assisté en un an à une véritable volte-face du président Macron qui rend illisible la stratégie de la diplomatie française. Cette dernière eut été bien plus efficace si elle avait fait preuve de clarté et de cohérence dans la durée. Ce virage à 180 degrés est une extension du domaine du “en même temps” macronien à la politique étrangère de notre pays. C’est à la fois moralement problématique et politiquement inefficace. De plus, le timing de cette escalade verbale avec Netanyahou, à la veille des commémorations du 7 octobre, était selon moi désastreux. Ce qui me conduit à me demander s’il s’agit d’une véritable stratégie pensée en amont ou seulement d’un énième coup de menton auquel la présidence disruptive d’Emmanuel Macron nous a habitués.
Une alliance israélo-arabe finira tôt ou tard par se formaliser parce qu’elle correspond avant tout aux intérêts stratégiques des principales puissances de la région
Cette diplomatie du verbe et de la petite phrase traduit sans doute un agacement à l’endroit de Netanyahou qui est un animal politique particulièrement retors et dont la probité n’est pas la première des qualités, lui qui a fait du mensonge un art qu’il pratique avec gourmandise. Mais cette escalade verbale semble obéir également à des considérations de politique intérieure. Emmanuel Macron entend exister dans un paysage politique qu’il a largement contribué à atomiser. La séquence ratée de la dissolution semble l’avoir piqué au vif et conduit à vouloir surinvestir le “domaine réservé” pour se hisser au-dessus de la mêlée. Emmanuel Macron entend reprendre le flambeau du “protecteur du Liban”, mais ce costume gaullien semble mal taillé pour lui, alors qu’il est contesté dans son propre camp.
Ce virage “pro-arabe” du président français confirme au fond le fameux adage de Kissinger que ce dernier appliquait à Israël : la politique étrangère au Levant, c’est aussi et surtout de la politique intérieure. Au vu des gains électoraux engrangés par La France insoumise dans certaines banlieues françaises, le président peut vouloir séduire une partie de cet électorat pour remonter dans les sondages et regagner en popularité. Résultat, à l’étranger on ne comprend plus grand-chose à la position française. Notre diplomatie semble se réduire à des coups d’éclat permanents et s’élaborer au fil de l’eau. Elle est soumise à une communication erratique qui n’aboutit qu’à froisser les uns et les autres.
Votre livre regorge de pistes concrètes pour la suite des événements au Proche-Orient, avec le dialogue et la politique au centre du jeu. En son temps, le Premier ministre israélien Shimon Peres rêvait d’un nouveau Proche-Orient, qui intégrerait complètement les Palestiniens et comprendrait une alliance entre Israël et les pays arabes. Le plan Biden reprend ses principes, mais est-il encore réaliste ?
C’est tout le paradoxe de cette année zéro du conflit israélo-palestinien : il y a, d’un côté, cette dévastation cataclysmique qui endeuille des milliers de familles ayant tout perdu et, de l’autre, la possibilité d’une reconstruction matérielle, morale, intellectuelle et politique après la guerre. Autrement dit, il faudra tout recommencer à zéro. Avant le pogrom du Hamas, la perspective d’une normalisation israélo-saoudienne, et plus largement israélo-arabe et judéo-musulmane, était réelle. Mais les Israéliens, comme les pays arabes du Golfe, comme les Américains, ont sous-estimé l’importance de la question palestinienne. L’un des objectifs du Hamas et de son parrain iranien était de faire dérailler cette normalisation israélo-saoudienne. Pour l’Iran, il fallait à tout prix éviter ce scénario d’une intégration croissante d’Israël dans la région, le régime des mollahs voyant en l’Etat juif le principal obstacle à la mise en place de sa stratégie expansionniste et hégémonique.
Paradoxalement, la guerre qui a découlé de l’attaque du 7 octobre et l’affaiblissement subséquent du Hamas permettent d’envisager une sortie de crise à condition qu’Israël et ses alliés arabes s’en donnent les moyens. Il faudra faire preuve d’une véritable volonté politique et de créativité intellectuelle pour imposer une nouvelle donne régionale selon les paramètres de la “doctrine Biden”. Celle-ci vise à normaliser les relations d’Israël avec l’Arabie saoudite et plus largement avec le monde arabo-musulman, en échange d’une relance du processus de paix avec pour objectif la concrétisation d’une solution à deux Etats à moyen/long terme. Ce plan implique évidemment un changement de leadership aussi bien en Palestine qu’en Israël, a minima s’agissant de ce dernier, un changement de la composition de l’actuelle coalition au pouvoir. Les pays arabes, notamment du Golfe, devront assumer dans ce cas de figure un rôle direct dans la reconstruction matérielle de la bande de Gaza et du sud Liban, mais aussi accepter de jouer un rôle diplomatique et peut-être même militaire, en participant par exemple à l’établissement d’une force multinationale à Gaza après la guerre.
Dans quel scénario cette nouvelle donne régionale peut-elle aboutir ?
Le 13 avril, quand le régime iranien a tiré une première salve de missiles et de drones tueurs sur Israël, cette contre-alliance israélo-arabe a vu le jour dans les faits avec une coalition antiaérienne ad hoc au sein de laquelle l’Arabie saoudite, les Emirats Arabes unis et la Jordanie ont joué un rôle non négligeable. C’était un moment de vérité et les masques de la rhétorique usée de la “solidarité arabe et islamique” sont tombés.
Cette mobilisation sous la houlette des Américains et à laquelle la France a participé, permet d’envisager une stabilisation de cette région hautement stratégique à moyen terme. Les Américains veulent capitaliser sur ce succès en lui donnant une composante politique et diplomatique. En régionalisant, finalement, la question palestinienne, ce que les Américains appellent la stratégie du “outside in” : la résolution concomitante du conflit israélo-arabe et israélo-palestinien, la normalisation des relations israélo-arabes permettant, selon eux, de faciliter l’émergence d’une issue diplomatique au conflit séculaire qui oppose Israéliens et Palestiniens.
Cette fameuse nouvelle donne régionale devra nécessairement inclure la question palestinienne de manière beaucoup plus sérieuse que ne l’avaient fait les accords dits d’Abraham, qui avaient au contraire cherché à la marginaliser et à la contourner.
Il y a peu de chance pour que cette nouvelle donne régionale voit le jour sous la présidence Biden, tant Netanyahou n’entend pas lui faire de cadeau dans un contexte électoral tendu et alors que le Premier ministre israélien espère la réélection de Donald Trump. Mais cette alliance israélo-arabe finira tôt ou tard par se formaliser parce qu’elle correspond avant tout aux intérêts stratégiques des principales puissances de la région : celui des belligérants israélo-palestiniens qui ne peuvent vivre éternellement dans le fracas des armes et des bombes, celui des puissances arabes qui veulent moderniser leur économie, modernisation qui dépend de la stabilité de cette région et donc de la résolution du conflit israélo-palestinien. Et c’est aussi notre intérêt à nous, Occidentaux, parce que le Moyen-Orient reste une région clé d’approvisionnement énergétique. Sa stabilisation passera par une intégration régionale d’Israël et par l’affaiblissement des extrémismes de tout bord.
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