Une coupe mulet, une barbichette, un bermuda, une chemisette hawaïenne et des tongs. Palmer Luckey, à peine 32 ans, ne correspond pas à l’image qu’on se fait d’un marchand d’armes. Après avoir bricolé des prototypes prometteurs dans le garage de ses parents, ce petit génie de l’électronique a fondé Oculus, entreprise pionnière des masques de réalité virtuelle. Sa revente pour 2 milliards de dollars à Facebook lui a permis de lancer en 2017 une nouvelle start-up spécialisée dans l’armement, baptisée Anduril.
Palmer Luckey et sa société sont aujourd’hui le symbole des fiançailles entre la Silicon Valley et la défense américaine. A l’heure des promesses offertes par l’intelligence artificielle (IA), le Pentagone compte sur les innovateurs de la tech américaine, leurs logiciels et leur agilité pour rester à l’avant-garde des forces militaires de la planète. Et de plus en plus, ces sociétés voient d’un bon œil une coopération qui leur rapporte des milliards de dollars, au-delà de leurs activités civiles, et participe à renforcer la sécurité nationale.
Anduril ambitionne ainsi de faire avec les armes autonomes, en particulier les drones, ce que Tesla a fait avec les voitures : révolutionner les habitudes industrielles pour produire vite, en bousculant des poids lourds de l’armement établis de longue date (Lockheed Martin, Boeing, RTX, Northrop Grumman et General Dynamics), et ceci grâce à des logiciels mis à jour en permanence. “Certaines technologies américaines sont très mauvaises, elles sont également extrêmement chères et pas nécessairement adaptées aux types de conflits que nous allons voir dans le futur”, clame Luckey. Ses armes se veulent moins chères que celles de la concurrence.
Pour les innovations de rupture, l’armée américaine dispose déjà de la Darpa. Cette agence de recherche est notamment à l’origine du GPS, d’Internet et, plus récemment, de véhicules autonomes. “Son approche est radicalement différente du modèle bureaucratique des appels à projets que nous connaissons en Europe, analyse André Loesekrug-Pietri, président de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI, précurseur d’une agence européenne sur le modèle de la Darpa). Ses 75 scientifiques et experts technologiques ont une liberté totale pour repousser les frontières et leur mandat de deux ans renouvelable une seule fois pousse à l’audace et aux approches les plus novatrices.”
Réticences chez Google
Parallèlement, les forces américaines sont engagées dans une accélération du développement de leurs capacités pour ne pas se faire distancer par les Chinois. Pour accompagner le mouvement, “elles ont ressenti le besoin de ne pas se limiter aux fournisseurs habituels et aux solutions internes en matière de défense, en sollicitant beaucoup plus Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft”, souligne Philippe Gros, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique. Tous fournissent des services de cloud (stockage de données) aux armées.
La participation à des projets plus opérationnels ne va pas sans résistance. Au printemps 2018, plusieurs milliers de ses employés ont pris Google au mot en lui rappelant sa devise : “Don’t be evil” (“Ne pas être l’artisan du mal”). Sous leur pression, la firme californienne a renoncé à un contrat avec le Pentagone, que les mécontents considéraient comme contraire à ses valeurs, le projet Maven. Celui-ci prévoyait de recourir aux IA développées par Google pour mieux distinguer les personnes et les objets dans les vidéos captées par les drones militaires.
Pour être au plus près des écosystèmes de la high-tech, le ministère de la Défense peut néanmoins s’appuyer, depuis une décennie, sur sa Defence Innovation Unit (DIU), dont s’est inspirée la France pour lancer son Agence de l’innovation de défense. Basée au cœur de la Silicon Valley, la DIU sert d’interface avec les start-up commerciales qui disposent de technologies duales, d’intérêt aussi bien civil que militaire. Parmi ses succès : Jigsaw, un outil numérique de rationalisation de la planification du ravitaillement en vol qui a permis de faire d’importantes économies.
“L’avenir, ce sont des mises à jour quotidiennes dans les systèmes, et non plus que cela prenne un an pour l’homologation d’un software”, explique le Franco-Américain Nicolas Chaillan, responsable des logiciels de l’US Air Force de 2018 à 2021, où il a porté cette vision. Mais celui-ci s’inquiète : “Il y a encore trop de gaspillage d’argent et de temps au Pentagone et une bureaucratie qui freine l’innovation susceptible de faire la différence par rapport à une Chine en avance sur certaines technologies comme l’IA ou l’hypersonique.” Un fossé que seul le savoir-faire de la tech peut combler.
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