Sur le sentier de la guerre, des milliers de soldats nord-coréens des forces spéciales sont entrés en Russie pour être déployés dans la région de Koursk. Là, leur mission sera, aux côtés de l’armée de Poutine, de reprendre le petit territoire occupé par les Ukrainiens depuis le mois d’août. Confirmée par les services américains, la présence inédite de ces mercenaires d’Extrême-Orient en Europe n’augure rien de bon. Pyongyang, qui a fourni des millions d’obus à l’artillerie russe, franchit en effet un seuil psychologique qui donne au conflit une nouvelle dimension… Dans sa guerre d’agression, Vladimir Poutine compte aussi sur l’appui de l’Iran dont les drones kamikazes Shahed-136 pleuvent sur les civils de Karkhiv, d’Odessa et d’ailleurs. Après près de trois ans de combats, il s’est même offert le luxe, lors du récent sommet des Brics, sur les rives de la Volga, de réunir une vingtaine de chefs d’Etat du “Sud”, dont le Chinois Xi Jinping, son partenaire stratégique.
Au Moyen-Orient aussi, où le conflit oppose Israël, armé par Washington, à l’Iran et ses alliés (le Hamas à Gaza, le Hezbollah au Liban et, au Yémen, les houthistes), la situation est explosive. Alors que les frappes de représailles s’enchaînent entre Tel-Aviv et Téhéran, l’Amérique tente d’éviter une escalade dans laquelle elle serait entraînée. A ce sombre tableau du monde, il faut ajouter l’Asie, également au bord du précipice. La Chine harcèle les alliés des Etats-Unis dans les eaux des Philippines et de Taïwan. Dernièrement, Pékin a lancé un immense exercice d’encerclement de l’île avec 125 avions de chasses et 17 bâtiments de guerre. Plus au nord, l’on assiste à un regain de tensions entre les deux Corées. Le dictateur Kim Jong-un multiplie les diatribes contre son voisin du Sud, allié de Washington. Début octobre, il a déclaré qu’il recourrait “sans hésiter” à l’arme nucléaire en cas d’attaque sur son sol.
Le 5 novembre, les Américains élisent un “président de guerre”
Bref, ce n’est peut-être pas encore une guerre “mondiale”, mais, déjà, une nébuleuse d’acteurs interconnectés partagent une ambition sur différents théâtres : faire reculer la domination américaine et occidentale partout. “J’estime qu’il y a 20 à 30 % de chances de se retrouver [bientôt] dans une guerre mondialisée [NDLR : avec une série de conflits plus ou moins interconnectés] écrit, dans un article remarqué de la Texas National Security Review, Philip Zelikow, expert du Hoover Institute de Stanford (Californie) qui a travaillé dans cinq administrations américaines dont celle de Reagan et Obama. Le candidat élu par les Américains le 5 novembre – Kamala Harris ou Donald Trump – sera donc un “président de guerre” ou, du moins, un président “pour temps de guerre”.
Dès le premier jour de son mandat le 20 janvier, le nouveau locataire de la Maison-Blanche sera confronté à une coalition hétéroclite d’autocrates (des régimes communiste, nationaliste ou religieux) qui forment “l’Axe” du XXIe siècle : la Russie, la Chine, la Corée du Nord, l’Iran. “Ces pays travaillent en étroite collaboration depuis plus longtemps et de manière plus approfondie que ne le firent les futurs pays de l’Axe Berlin-Rome-Tokyo dans les années 1930”, alerte Zelikow. A Washington, Eliot A. Cohen, un républicain anti-Trump qui fut le conseiller de Condoleezza Rice sous George W. Bush renchérit : “Avant la Seconde Guerre mondiale, les démocraties ont commis l’erreur de ne pas voir que les crises en cascade étaient liées entre elles : invasion de la Mandchourie par le Japon, invasion de l’Ethiopie par l’Italie, annexion des Sudètes par l’Allemagne. Aujourd’hui, tout notre défi intellectuel est de comprendre que, pareillement, la menace est globale.” Problème, les leaders occidentaux sont affaiblis et divisés face à Vladimir Poutine et Xi Jinping, deux autocrates ancrés au pouvoir depuis plus d’une ou deux décennies.
Qui stoppera leur marche contre l’Occident ? Pour l’instant, pas les Etats-Unis dont la capacité de dissuasion est un brin émoussée. Comme l’observe le général H. R. McMaster, Washington n’a été capable d’empêcher ni la guerre en Ukraine, ni le déclenchement des hostilités au Moyen Orient. Le temps où Hubert Védrine inventait l’expression d'”hyperpuissance” – en 1999 – semble bien loin. Affaiblie par le fiasco de la guerre en Irak sous Bush fils et par la montée du courant isolationniste, l’influence de l’Oncle Sam décline. “Nous traversons un moment historique où il devient de plus en plus difficile d’obtenir des alliés qu’ils fassent ce que nous voulons, observe Charles Kupchan, ancien conseiller à la Maison-Blanche sous Barack Obama. Ainsi, Israël n’a pas ralenti sa guerre à Gaza malgré les pressions de Joe Biden sur Benyamin Netanyahou. L’Inde est une autre illustration : Washington l’avait exhortée à rejoindre le camp opposé à la Russie et à voter des sanctions économiques. Or en juillet, Narendra Modi s’est envolé pour Moscou pour faire l’accolade à Poutine”, soupire Kupchan.
Mais comment en est-on arrivé là ? Après une décennie de domination de “l’hyperpuissance” consécutive à la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’URSS, le 11 Septembre marque un tournant géopolitique, aussitôt suivi par les guerres de George W. Bush en Irak et en Afghanistan, qui abîment l’image de l’Amérique. Une décennie plus tard, Barack Obama fragilise la dissuasion américaine en multipliant les signaux de faiblesses. En 2013, l’Amérique ne réagit pas aux attaques chimiques perpétrées par Bachar el-Assad en Syrie. Obama avait pourtant déclaré que l’emploi l’armes de destruction massive constituait une “ligne rouge”. “Sa pusillanimité a aussitôt été perçue par Poutine”, regrette John E. Herbst, membre dirigeant de l’Atlantic Council et ancien ambassadeur en Ukraine. L’année d’après, le ‘tsar’ Poutine attaque le Donbass et annexe la Crimée. Et là encore, le président Obama fait preuve d’indécision.” Herbst enfonce le clou : “Plus récemment, en 2021, l’administration Biden est restée pareillement silencieuse après deux cyberattaques russes majeures aux Etats-Unis qui ont fait des dégâts dans les chaînes de distribution pétrolière et agroalimentaire.” Et, en Ukraine, Biden a fait l’erreur d’annoncer dès le départ qu’il n’interviendrait pas.
Les Chinois simulent déjà la guerre aéronavale
Pendant que les Occidentaux tergiversaient face aux provocations de Poutine, leurs adversaires, eux, se lançaient, dans une spectaculaire course aux armements. Dès son arrivée au pouvoir, Xi Jinping n’a qu’une obsession : muscler son arsenal nucléaire et dissuader les Etats-Unis d’intervenir en cas de conflit à Taïwan. La Chine, qui dispose d’environ 500 têtes nucléaires, compte doubler ce nombre d’ici à 2030, selon le renseignement américain. Xi Jinping a lancé une modernisation à marche forcée de ses armées, avec l’objectif d’être “capable de gagner des guerres”.
Sa marine compte déjà plus de navires que l’US Navy, et pourrait la rattraper en tonnage lors de la prochaine décennie – grâce à une capacité de production industrielle 200 fois supérieure à celle des Etats-Unis ! Déjà, les Chinois simulent la guerre aéronavale : dans le désert du Xinjiang, ils ont installé des cibles à taille réelle figurant la silhouette exacte des porte-avions américains… En Corée du Nord, le turbulent voisin Kim Jong-un ne jure, lui aussi, que par l’atome. Il disposerait déjà d’une cinquantaine de têtes nucléaires et a lancé l’an dernier un satellite “espion” qui inquiète sérieusement les Sud-Coréens.
Les membres de “l’axe autocratique” multiplient les coopérations bilatérales, même s’ils ne forment pas une alliance ou un bloc uni. Kim Jong-un et Vladimir Poutine ont signé en juin un accord de soutien militaire mutuel en cas d’attaque sur leur territoire. En échange des obus et des troupes fournies au Kremlin, Pyongyang reçoit déjà un soutien technologique. La Russie bénéficie aussi de son partenariat avec la Chine, qui apporte son appui diplomatique dans les instances internationales, finance son effort de guerre en lui achetant du pétrole, et l’approvisionne en composants à usage dual (à la fois civil et militaire). Enfin, les deux géants participent à des exercices militaires communs.
Tous les protagonistes de “l’axe” sont directement ou indirectement engagés aux côtés de Moscou en Ukraine. Raison pour laquelle l’issue de cette guerre est cruciale pour l’avenir des démocraties européennes. C’est la “mère” de toutes les batailles. Car en cas de victoire russe, l’Occident en ressortirait durablement affaibli. “Ce serait une catastrophe, anticipe le professeur Eliot A. Cohen. Conforté dans son projet de restauration de l’empire soviétique, Poutine viserait d’autres régions, comme les pays Baltes. L’Europe serait submergée par des millions de réfugiés ukrainiens. Et les armes nucléaires se répandraient à l’est du continent, à commencer par la Pologne”, pronostique-t-il.
Une victoire de Poutine pourrait en outre inciter Xi Jinping à attaquer Taïwan, qu’il s’est juré de récupérer, au besoin par la force. Même si ce scénario n’est pas écrit d’avance – l’invasion de cette île montagneuse serait extrêmement complexe – une guerre en Asie de l’Est changerait toute l’équation géopolitique. Pour l’heure, les Etats-Unis, première puissance mondiale, participent déjà à deux conflits, en Ukraine et au Moyen-Orient, mais sans que ses soldats soient engagés sur le terrain. “Si la Chine attaquait Taïwan, ou si la Corée du Nord agressait la Corée du Sud, les troupes américaines seraient instantanément impliquées dans un conflit majeur qui deviendrait la priorité absolue de Washington : la ponction sur les ressources américaines serait énorme et obligerait à dégarnir d’autres fronts”, évalue Charles Kupchan.
A condition que l’Amérique intervienne. Joe Biden a dit et répété que l’US Army s’engagerait au côté de Taïwan si l’île de 23 millions d’habitants était attaqué. Question : le prochain locataire de la Maison-Blanche sera-t-il sur la même ligne, sachant que l’Asie est le moteur économique de la planète, rassemble 60 % de la population mondiale et abrite quatre puissances nucléaires ? “Si les Etats-Unis veulent rester une superpuissance mondiale, ils doivent maintenir une forte présence dans cette région”, répond Ryan Hass, spécialiste de politique étrangère à l’Institut Brookings. Abandonner Taïwan qui produit 90 % des semi-conducteurs les plus avancés de la planète, aurait des conséquences dévastatrices pour les Etats-Unis et ses alliés.
Si Trump revient à la Maison-Blanche…
“Cela modifierait profondément les équilibres en Asie, résume l’ex-diplomate Aaron David Miller, du think tank Carnegie. Se sentant menacés, la Corée du Sud et le Japon chercheraient à se doter de l’arme nucléaire. Les Chinois, eux, contrôleraient les principales routes maritimes internationales.” Pour éviter d’être boutés hors du Pacifique, les Etats-Unis n’ont d’autre choix que d’accroître leur dissuasion militaire dans cette région. De nombreux experts américains préconisent de porter les dépenses militaires de 3,5 % à 5 % du PIB. “Il s’agit de faire comprendre à la Chine que les Etats-Unis ne sont pas ‘un tigre de papier’, pour citer Mao”, insiste John E. Herbst.
La candidate Kamala Harris promet qu’elle ne laissera pas la Chine gagner la bataille du XXIe siècle. Mais nul ne sait si elle haussera le ton face à Moscou, ni si elle osera aller jusqu’au conflit avec Pékin. Si Donald Trump, qui ne cache pas une certaine fascination pour les dictateurs, retourne à la Maison-Blanche, l’avenir est encore plus incertain. “Dans son entourage, certains pensent que l’Amérique n’a aucun intérêt à défendre l’Ukraine et qu’il faut arrêter d’aider ce pays. Mais d’autres, comme Mike Pompeo et Robert O’Brien [NDLR : ex-secrétaires d’Etat et conseillers à la Sécurité] savent qu’il ne faut pas laisser la victoire à Poutine”, résume John E. Herbst. Si Trump s’entoure des extrémistes du Parti républicain, son come-back ouvrira une ère sombre. “Il pourrait faire de l’Amérique une nation isolationniste, comme au XIXe siècle : il quitterait les organisations internationales (Otan, Organisation mondiale du commerce…) et romprait ses alliances asiatiques ; cela conduirait au chaos”, s’inquiète, à Washington, Jacob Heilbrunn, qui dirige la revue de géopolitique The National Interest.
La Chine et la Russie ont aussi des faiblesses
Nous n’en sommes pas là. Pour l’instant, les Etats-Unis conservent quantité d’atouts. “L’économie se porte bien, le pays a des ressources naturelles et il n’est pas menacé à ses frontières, rassure Heilbrunn. Si l’Amérique agit rationnellement, elle pourrait même connaître un âge d’or.” D’autant que son principal rival ne manque pas de faiblesses : la Chine n’a pas mené de guerre depuis 1979, son économie ralentit et sa démographie recule (tout comme celle de la Russie). “Les Etats-Unis conserveront encore pendant dix ou vingt ans une longueur d’avance, car la Chine n’est, pour l’instant, qu’une puissance militaire régionale, prédit Charles Kupchan. Mais après, ils ne seront sans doute plus la seule puissance dominante.”
Enterrer dès à présent l’Oncle Sam paraît quoi qu’il en soit un rien prématuré. Ceux qui l’ont fait par le passé se sont régulièrement trompés. “Dans les années 1970, en pleine guerre du Vietnam et pendant les révoltes sociales, Raymond Aron, que pourtant j’admire, pronostiquait déjà le déclin imminent de l’empire américain…”, sourit Eliot A. Cohen. Cinquante ans plus tard, les quatre pays de l’axe antiaméricain font tout pour que la prophétie d’Aron se réalise. Mais, ils auraient tort de sous-estimer l’Amérique.
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