Passés la stupeur, l’effroi et la consternation, passés les trois jours de deuil national, arrive le temps de l’analyse de l’apocalypse survenue en Espagne, dans la nuit du 29 au 30 octobre. L’heure est venue, comme en France, en Belgique et en Allemagne où des épisodes météorologiques cataclysmiques se sont aussi produits ces derniers mois et dernières années, de regarder en face ce que l’orgueil, la cupidité et la vanité peuvent avoir pour conséquences. A eux seuls, les amoncellements invraisemblables de voitures encastrées dans les villages des environs de Valence désignent, par une scabreuse ironie, le principal responsable de cette tragédie, la consommation abusive d’énergies fossiles et les émissions de CO2 dans des quantités délirantes. La “goutte froide”, cette dépression de très haute altitude qui vient de tuer plus de deux cents personnes – 211 selon un dernier bilan, encore provisoire, de Pedro Sánchez ce samedi – et en a fait disparaître des dizaines, voire des centaines d’autres, au sud-est de la péninsule ibérique, a sonné le tocsin. Désormais, en Europe occidentale, des précipitations dantesques, l’équivalent d’une année de pluie en quelques heures, peuvent s’abattre sur les têtes à tout moment.
Nier cet état de fait en adoptant encore aujourd’hui la posture de l’autruche relève au mieux de la provocation, au pire du cynisme le plus absolu. C’est pourtant ce qu’ont fait les dirigeants de la région de Valence, chargés de la prévention des risques en vertu des pouvoirs décentralisés dont jouissent les dix-sept communautés autonomes du royaume espagnol. Il se trouve que ce territoire équivalent à la Bretagne en superficie, peuplé de 5 millions d’habitants, est depuis juin 2023 le laboratoire du rapprochement entre la droite de gouvernement, le Parti populaire (PP), et l’extrême droite, incarnée par le mouvement Vox. Cet été, ce dernier a certes claqué la porte de l’exécutif local. Mais il a eu le temps d’imprimer sa marque climatosceptique, symbolisée par le démantèlement de l’Unité valencienne de réponse aux urgences, un service public qui venait d’être créé par la majorité précédente de gauche, à la suite du passage d’une première “goutte froide” autrement moins meurtrière, en 2019.
Mardi 29 octobre, cinq jours après avoir allumé les premiers clignotants, l’Agence nationale de météorologie (Aemet) avait sonné l’alerte maximale à 7 h 31. Or en milieu de journée, le président de la Généralité de Valence, Carlos Mazón (PP), a opté pour le déni, assurant que la tempête s’éloignait, “qu’à partir de 18 h” son intensité “allait diminuer”, et que dans l’arrière-pays valencien, les réservoirs étaient “bien en dessous de leur capacité et capables d’accumuler l’eau reçue sans problème”. Ce n’est que vers 16 h, alors que les premiers villages de la banlieue de Valence étaient déjà en train d’être submergés, que les services d’urgence ont été mobilisés. Et seulement à 20 h 03 que les autorités ont donné l’alerte sur les téléphones portables de la population. Au même moment, les flots emportaient des automobilistes au volant de leur véhicule et des centaines de gens grimpaient sur le toit de leur maison, de leur commerce, de leur usine.
Le lendemain, après le désastre, le président du PP Alberto Feijóo, anti-écologiste notoire au nom de la défense des intérêts économiques, s’est couvert de ridicule en se précipitant sur place pour accuser de négligence l’Aemet et le gouvernement central du socialiste Pedro Sanchez, à l’instar de groupuscules d’extrême droite déversant sur les réseaux sociaux leurs inepties contre le caractère prétendument punitif des mesures de prévention. Il ne revenait pourtant pas à Madrid d’intervenir, le gouvernement régional de Carlos Mazon s’étant contenté le veille de déclencher, très tardivement donc, un état d’urgence de niveau 2. La loi prévoit que ce n’est qu’à partir du niveau 3 que le gouvernement central prend la main, lorsque l’urgence devient “d’intérêt national”.
Un million de logements en zone inondable
Les appels à la démission de Carlos Mazón ne seront sans doute pas suivis d’effet. L’impérieuse nécessité de stopper le bétonnage galopant dans les régions bordant la Méditerranée le sera, espérons-le, davantage. Et c’est évidemment le plus important et le plus urgent. Car s’il va falloir reloger des milliers d’habitants, il va surtout falloir redonner ses droits à la nature, avant qu’elle ne cherche à nouveau à se les réapproprier par la force. La précédente coalition socialiste et écologiste de Valence avait commencé à le faire avant 2023, en détruisant d’anciens barrages pour redonner leur liberté aux rivières. Certes, le détournement du cours du fleuve Turia, à la suite de la grande crue de 1957, a permis cette semaine de sauver le centre-ville de Valence, troisième agglomération d’Espagne, des inondations meurtrières. A contrario, le domptage des moindres cours d’eau et l’imperméabilisation des sols ont accéléré les débits et aggravé la violence de la crue soudaine dans les faubourgs environnants, à Chiva, Picanya, Paiporta…
Il est impensable que les autorités restent maintenant les bras ballants, alors qu’un million de logements se trouveraient en zone inondable dans le pays, dont plus du quart (280 000) dans la seule province de Valence. Les visions urbanistiques actuelles, en particulier dans les plaines côtières, doivent être remises à plat avec la plus grande humilité. Et cela ne vaut pas qu’en Espagne.
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