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Les arrêts maladie explosent : alléger la facture, le grand défi des entreprises

“Vous accédez à un espace sécurisé.” Au cinquième niveau de cet immeuble du XIIIe arrondissement de Paris, la discrétion est de mise. Une porte en verre trempé sépare le hall d’accès aux ascenseurs de cette partie de l’étage où seuls les employés habilités peuvent pénétrer. C’est ici que le groupe de protection sociale Malakoff Humanis s’attaque à la fraude depuis une dizaine d’années. Une quinzaine d’experts enquêtent sur les nombreux cas suspects qui leur sont remontés. Aucun document ne sort d’ici, de manière physique ou numérique. Les données personnelles et de santé constituent un actif sensible à manier avec précaution.

Parmi les multiples fraudes possibles dans le domaine de la couverture santé – frais médicaux et soins – et de la prévoyance – incapacité de travail, invalidité ou encore dépendance -, les abus et les falsifications d’arrêts de travail connaissent un bond significatif. “Le sujet prend de l’ampleur en ce moment”, confirme Anthony Jabre, directeur médical et maîtrise de la sinistralité au sein de la mutuelle. Sur les neuf premiers mois de l’année, 757 refus d’indemnisation ont été adressés à des assurés, en raison d’une fraude ou d’une incohérence constatée. Un chiffre en hausse de 57 % par rapport à la même période en 2023. Le nombre de demandes est passé, lui, de 37 000 en 2022 à 42 000 en 2024. Et l’année n’est pas terminée. Le thème agite aussi les débats autour du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), alors que le gouvernement prévoit d’aligner le secteur public sur le privé en relevant à trois le nombre de jours de carence, afin de faire des économies sur les indemnités journalières.

Le tournant de l’intelligence artificielle

La lutte contre la fraude chez Malakoff Humanis a pris une nouvelle dimension avec l’arrivée de l’intelligence artificielle. Les data scientists de la maison ont développé des algorithmes capables de détecter des altérations sur des documents, mais aussi des contradictions. Ces outils permettent de mettre le doigt sur des cas que l’humain n’aurait pas été capable d’identifier à l’œil nu. Chaque arrêt de travail est passé au crible par le logiciel conçu en interne. Et lorsque l’algorithme parvient à repérer une anomalie, il génère une alerte afin qu’un expert puisse ensuite procéder à des vérifications.

Depuis quelques années, les sites délivrant de faux documents pour quelques euros ont fleuri sur la toile. On se procure sans mal un arrêt maladie sur Telegram, Snapchat ou WhatsApp. Les équipes de Malakoff Humanis s’aventurent sur tous ces réseaux pour parfaire la détection des fraudes. “Le but du jeu est d’intervenir avant l’indemnisation. Comme il est difficile de recouvrer a posteriori, il faut agir le plus tôt possible”, reconnaît Anthony Jabre. Le responsable décrit aussi des situations plus atypiques : un assuré qui crée une entreprise en parallèle de son arrêt de travail, des individus portant le même nom de famille ou habitant dans des zones proches et qui s’arrêtent en même temps… Autant d’indices suspects.

“Ces algorithmes sont auto-apprenants. Au fur et à mesure, on indique à la machine si oui ou non les alertes étaient bien fondées, et sa capacité à cibler les cas de fraude va s’améliorer”, précise Anthony Jabre. Cette technologie est même capable de signaler lorsque la durée ou la répétition d’un arrêt maladie ne semble pas correspondre à la pathologie mentionnée sur le document. Il faut alors l’avis du médecin en chef de l’équipe pour confirmer l’incohérence. Lorsqu’une fraude est avérée, Malakoff Humanis s’efforce, depuis 2023, d’engager des poursuites, pour éviter les récidives.

La percée de l’IA dans le secteur a suscité au départ des interrogations. Il y a six ans, lorsque la presse a fait mention de l’algorithme, le service de la mutuelle a reçu dans les trois jours une visite impromptue de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). “Nous avons ouvert le capot : comment on construit les algorithmes, quels types de données on utilise, quelles règles de confidentialité et d’habilitation nous nous imposons…”, liste Anthony Jabre. Une fois le feu vert reçu, Malakoff Humanis a pu poursuivre le développement de son outil et monter en puissance. D’autant que les demandes des entreprises clientes, premières victimes de ces malversations, se multiplient.

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Des dépenses d’arrêts maladie qui explosent

Le travail du groupe de protection sociale se révèle précieux au moment où la facture des arrêts maladies explose. Depuis 2015, les dépenses de la Sécurité sociale sur ce poste – hors période Covid – ont bondi de 52 % et devraient dépasser la barre des 17 milliards d’euros fin 2024, contre 10,4 milliards d’euros il y a moins de dix ans. “Nous n’avons pas découvert le sujet l’an dernier. Différents travaux ont été menés ces dernières années pour expliquer les éléments dynamiques de la dépense. Il n’y a pas une cause unique d’augmentation”, indique Thomas Fatôme, le directeur général de la Caisse nationale de l’assurance-maladie (Cnam). Deux éléments sont bien identifiés. A commencer par le facteur prix : le smic étant indexé sur l’inflation, celui-ci a été revalorisé à plusieurs reprises au cours de la période récente. Et, d’une manière générale, l’ensemble des salaires a augmenté. S’y ajoute l’évolution démographique : la population française continue de croître, et, au gré des réformes successives des retraites, nous travaillons de plus en plus tard.

Mais ces deux facteurs n’expliquent pas à eux seuls le dérapage. Entrent aussi en ligne de compte le rapport individuel au travail, l’augmentation des maladies professionnelles, la dégradation des conditions de travail, les abus, les fraudes… Une liste à la Prévert que la Cnam n’est pas en mesure de pondérer. Des prises de contact ou des enquêtes sont en cours auprès des assurés en arrêt, des médecins qui prescrivent plus que la moyenne et des entreprises qui connaissent un taux d’absentéisme plus élevé qu’ailleurs. “Cette problématique concerne de nombreux acteurs : les syndicats de salariés, l’Assurance-maladie, les employeurs, les praticiens… Il faut que les mondes du travail et de la santé collaborent. Ce n’est pas évident, mais c’est nécessaire”, admet Thomas Fatôme.

Face à ce fléau, les entreprises se retrouvent en première ligne. “Nous n’étions pas préparés à la multiplication des arrêts dus aux impacts psychologiques, d’autant qu’on ne connaissait pas, jusqu’ici, les questionnements autour de la santé mentale”, confesse Audrey Richard, présidente de l’Association nationale des DRH. Burn-out, dépression, sentiment de mal-être… Ces syndromes, maladies ou souffrances ont connu une accélération récente. “Le mal-être né du Covid a beaucoup influé sur le phénomène que l’on vit aujourd’hui. Le contrecoup arrive maintenant”, estime Yves Audo, président du Conseil du commerce de France. “La relation au travail a été modifiée avec la pandémie. Notre santé est devenue aussi un point de plus grande sensibilité, abonde un dirigeant. C’est une réalité.”

Les employeurs disposent de leviers d’action, en matière notamment de prévention. Mais beaucoup s’interrogent sur leur rôle. “Ce n’est pas chez nous qu’est le problème. Le mal-être français infuse dans toute la société”, veut croire Eric Chevée, vice-président chargé des affaires sociales de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Même son de cloche au Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (Meti). “Par le rapport qu’ils entretiennent avec le territoire et leur vision de développement de long terme, nos adhérents sont très soucieux de la qualité de travail. Mais ils sont un peu démunis face à ce phénomène”, complète Florence Naillat, déléguée générale adjointe de l’organisation.

Le débat enflammé autour du PLFSS

A l’occasion de l’examen du PLFSS, plusieurs propositions ont émergé pour limiter le nombre d’arrêts maladie et leur coût. La rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale, Yannick Neuder (Droite républicaine, ex-LR), a par exemple plaidé pour qu’un jour de carence “d’ordre public” soit mis en place dans le privé. Le principe : le salarié ne serait pas indemnisé, ni par son employeur ni par l’Assurance-maladie, le premier jour de son arrêt de travail. Aujourd’hui, les deux tiers environ des entreprises indemnisent leurs employés lors des trois premiers jours de carence. Cette journée blanche “permettrait de responsabiliser tout le monde, sans faire de stigmatisation”, juge Yannick Neuder. Les organisations patronales y sont favorables.

Du côté du ministère du Travail, on reste prudent. “Il faut documenter davantage l’impact potentiel de ce type de dispositif. Les études sur le sujet sont assez divergentes”, indique-t-on au cabinet de la ministre, Astrid Panosyan-Bouvet. La proposition pose aussi question au regard de la loi. “Cette mesure me semble critiquable juridiquement en ce qu’elle contreviendrait à la liberté de contracter des employeurs et des assurances”, prévient Anna-Christina Chaves, avocate associée au sein du cabinet Addleshaw Goddard. En outre, si cette carence d’ordre public est imposée, la tentation peut être grande chez le salarié de “compenser” par une journée de télétravail plus ou moins assidue. “Un jour de paye quand on n’est pas cadre, cela peut représenter beaucoup”, note l’avocate.

L’autre piste pour soulager les finances de la Sécu consiste à réduire le plafond d’indemnisation des arrêts de travail de 1,8 à 1,4 smic. Sauf qu’ici ce sont les entreprises qui seront mises à contribution pour combler la différence. “Il n’y a pas plus lâche comme mesure. Face à une dérive comportementale sur les indemnités journalières, on nous dit qu’on va devoir payer plus”, peste Eric Chevée, à la CPME. “Tant que le système autorisera les partenaires sociaux à passer des accords de branche, la compensation sera réglée par l’entreprise. Peut-être faudrait-il que les patrons, qui sont les premiers à s’insurger, ne signent plus de tels accords”, rétorque un ancien membre du gouvernement Borne.

En commission des Affaires sociales, un amendement limitant à un jour les arrêts de travail prescrits lors d’une téléconsultation – contre trois actuellement – avait été adopté, avant d’être finalement rejeté. Le système est perméable, pourtant, aux dérives.Consultant parisien d’un grand groupe, Pierre* raconte à L’Express comment il a obtenu un arrêt de travail : allongé sur son lit, en visioconférence avec une généraliste installée en Alsace, quelques questions, pas d’auscultation. “En dix minutes, c’était plié.”

L’absentéisme coûte plus de 100 milliards d’euros par an

La chasse aux abus et à la fraude reste un sujet délicat, aussi bien dans les entreprises que chez les médecins et les assurés. “L’Assurance-maladie et le ministère de la Santé peinent à cibler les auteurs”, relève Roland Cash, médecin et consultant en économie de la santé. D’ici à la fin de l’année, la Cnam a prévu de contacter 7 000 généralistes jugés trop prescripteurs. Une initiative louable, au vu du contexte, mais qui a provoqué un tollé chez les professionnels. “C’est très compliqué pour les médecins de refuser un arrêt-maladie car ils n’ont pas le temps de s’en justifier. Il est parfois plus simple pour eux de prescrire que d’expliquer”, constate l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn. A l’en croire, les débats actuels ne devraient pas se tenir “sous le prisme budgétaire. C’est extrêmement violent pour les gens qui sont vraiment malades. Vous les pénalisez autant que ceux qui abusent”.

Des histoires d’abus, les services RH des entreprises en ont pourtant à la pelle. De cette salariée en arrêt pour un mal dos aperçue à Disneyland à cet employé arrêté le lendemain de l’annonce d’un refus de mobilité interne. Avec ce type d’arrêts de complaisance, c’est toute l’organisation de l’entreprise qui se retrouve chamboulée. “Les petites absences sont souvent imprévisibles. Or on ne peut pas effectuer les mêmes tâches dans une équipe avec subitement une ou deux personnes de moins “, rappelle Serge Volkoff, chercheur au Centre d’études de l’emploi et du travail.

Dans les activités aux process contraints, comme l’industrie, “la multiplication des absences qu’on ne peut pas anticiper, exception faite des pathologies lourdes et des arrêts connus à l’avance, a un impact très concret”, confirme Florence Naillat, du Meti. Pour un coût largement sous-estimé, selon Laurent Cappelletti, professeur au Conservatoire national des arts et métiers : “La productivité de l’entreprise diminue mécaniquement. A l’échelle de la nation, c’est une fuite gigantesque de PIB. Quand on chiffre tout ça, on arrive à un coût total de l’absentéisme en France de plus de 100 milliards d’euros par an. Les indemnités journalières représentent seulement un tiers de ce montant.” L’arbre qui cache la forêt.

* Le prénom a été modifié.




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